1) Une confusion méthodologique : nécessité conceptuelle et existence nécessaire
« Marx fit la remarque bien connue qu’avant d’écrire un brouillon de sa critique de l’économie politique, il avait parcouru la Logique de Hegel, et que cela l’avait aidé à déterminer sa méthode d’exposition. Le travail de reconstruction de la dialectique marxienne du capital par Arthur rend cette connexion explicite et démontre l’homologie structurelle entre Le Capital de Marx et la Logique de Hegel » (La contradiction en procès, la dialectique systématique du capital comme dialectique de la lutte des classes). Oui, mais pour Arthur c’est du capital (le mode de production) dont il s’agit et non comme pour Marx du Capital, le livre.
Bakounine qui avait procuré à Marx cet exemplaire de la Logique aurait mieux fait de s’abstenir.
Cependant, même dans le Livre I où Marx se rend lui-même parfois victime du « penser vrai » hégélien, aucune « dialectique systématique » n’est à l’œuvre. L’exposé purement déductif est constamment haché de pages «empiriques » sur la journée de travail avec les luttes ouvrières, les législations, les transformations sociales (familles, enfants, etc.). Victime également de la méthode du « penser vrai », le chapitre sur l’accumulation primitive relégué en conclusion du Livre I comme si la méthode d’exposition faisait que Marx ne savait quoi en faire. Marx ne peut rendre compte de l’exploitation du travail par une simple déduction à partir de la valeur et il ne le fait pas. En effet, le passage au capital, à la valeur se valorisant ne commence que par la rencontre de « l’homme aux écus » et du « travailleur libre », rencontre que l’on ne peut déduire d’aucun développement du concept et que ce développement peut encore moins produire. Sinon, comme l’écrit Marx, c’est « avec le capital que Byzance aurait achevé ou poursuivi son histoire ».
« Mais la simple existence de la richesse monétaire ou même le fait qu’elle ait pu conquérir la suprématie (souligné par nous, les autres formules sont soulignées dans le texte) ne suffit pas pour que la dissolution de ces modes de production et de comportement aboutisse au capital ; sinon la Rome antique, Byzance, etc. eussent, avec le travail libre et le capital, clos leur histoire, ou plutôt en eussent commencé une nouvelle. La dissolution des anciens rapports de propriété y fut également liée au développement de la richesse monétaire, du commerce, etc., mais au lieu de conduire à l’industrie, cette dissolution provoqua la domination de la campagne sur la ville. » (Fondements…, t.1, pp.470 – 471).
« La transformation de l’argent en capital doit être expliquée en prenant pour base les lois immanentes de la circulation des marchandises, de telle sorte que l’échange d’équivalents serve de point de départ (ici, une note de Marx : “D’après les explications qui précèdent, le lecteur comprend que cela veut tout simplement dire : la formation du capital doit être possible lors même que les prix des marchandises est égale à leur valeur.”). Notre possesseur d’argent, qui n’est encore capitaliste qu’à l’état de chrysalide, doit d’abord acheter des marchandises à leur juste valeur, puis les vendre ce qu’elles valent, et cependant, à la fin, retirer plus de valeur qu’il en avait avancé. La métamorphose de l’homme aux écus en capitaliste doit se passer dans la sphère de la circulation et en même temps doit ne point s’y passer. Telles sont les conditions du problème. Hic Rhodus, hic salta. » (Le Capital, t.1, p.168 – 169). Ainsi, dans la section consacrée à la « Transformation de l’argent en capital », s’achève le chapitre intitulé : « Les contradictions de la formule générale du capital », on en reste là. On peut invoquer tant que l’on voudra la mécanique des incomplétudes hégéliennes, le passage de l’en-soi au pour-soi et à l’en-soi-pour-soi : Hic Rhodus, hic salta . Un nouveau chapitre s’ouvre : « L’achat et la vente de la force de travail ».
« Pour pouvoir tirer une valeur échangeable de la valeur usuelle d’une marchandise, il faudrait que l’homme aux écus eût l’heureuse chance de découvrir au milieu de la circulation, sur le marché même, une marchandise dont la valeur usuelle possédât la vertu particulière d’être source de valeur échangeable, de sorte que la consommer, serait réaliser du travail et par conséquent, créer de la valeur. Et notre homme trouve effectivement sur le marché une marchandise douée de cette vertu spécifique ; elle s’appelle puissance de travail ou force de travail. (…) Pour que le possesseur d’argent trouve sur le marché la force de travail à titre de marchandise, il faut cependant que diverses conditions soient préalablement remplies (souligné par nous) » (Le Capital, t.1, pp.170 – 171)
« Cependant, l’expérience nous apprend qu’une circulation marchande relativement peu développée suffit pour faire éclore toutes ces formes (la monnaie et toutes ses fonctions, nda). Il n’en est pas ainsi du capital. Les conditions historiques de son existence ne coïncident pas avec la circulation des marchandises et de la monnaie (souligné par nous). Il ne se produit que là où le détenteur des moyens de production et de subsistance rencontre sur le marché le travailleur libre qui vient y vendre sa force de travail, et cette unique condition recèle tout un monde nouveau. » (Le Capital, t.1, p.173).
« Il est absolument évident que le pur mouvement des valeurs d’échange, tel qu’il s’effectue dans la circulation simple, ne pourra jamais produire le capital. » (Fondements…, t.1, p.200) ; « (…) il est impossible d’expliquer par la circulation elle-même la transformation de l’argent en capital, la formation d’une plus-value… » (Le Capital, t.1, p.167). La dialectique systématique ne dit pas le contraire, mais à sa façon.
« Toutefois, la forme capital de la valeur, valeur se valorisant elle-même, est incapable de devenir effective dans la sphère de la circulation où l’échange d’équivalents est la règle ; elle est poussée par cette contradiction interne à s’extérioriser elle-même dans le monde matériel de la production, où la plus-value peut être produite au travers de l’exploitation de la force de travail. » (La contradiction en procès…). Mis à part que l’on ne sache jamais, comme chez Arthur, si ce qui est exposé ici c’est la construction du Capital ou la construction du capital, cette phrase est fabuleuse dans son innocence téléologique. La forme capital de la valeur qui n’existe pas encore est néanmoins déjà là comme « incapable de devenir effective ». Jusque là pas de problème, c’est la suite qui est stupéfiante. Elle est alors le sujet du dépassement de la contradiction de la circulation, contradiction qui n’en est une que pour la forme capital qui n’existe pas.
« Dans son traitement de la transition logique de M-A-M (la monnaie comme moyen de circulation) à A-M-A’ (la monnaie comme finalité de la circulation), Marx donne un certain nombre de raisons liées entre elles. Une explication de cette transition doit être trouvée dans la tendance structurelle du circuit M-A-M de se séparer entre ses moments M-A et A-M, qui sont deux transactions séparées dans le temps et dans l’espace. Marx écrit : “Dire que ces deux procès mutuellement indépendants et antithétiques (c’est-à-dire M-A et A-M) constituent une unité interne, c’est dire en même temps que leur unité interne se transforment en antithèses étrangères. Ces deux procès n’ont pas d’indépendance interne parce qu’ils se complètent l’un l’autre. En conséquence, si l’affirmation de leur indépendance externe parvient à un certain point critique, leur unité se fait alors violemment sentir en produisant une crise.” » (La contradiction en procès…).
Justement, il n’y a pas chez Marx (pas seulement chez Marx, mais dans la réalité) de « transition logique ». A l’issue des premiers chapitres sur la valeur, Marx dégage la forme générale du capital (A-M-A’) et constate que dans la sphère de l’échange cette figure est une contradiction dans les termes, une impasse, qu’aucune construction dialectique ne surmonte. Il faut alors que « l’homme aux écus rencontre le travailleur libre » mais là ce n’est pas dans les mouvements des formes de la valeur que la transition se passe. Il y a réellement une rencontre c’est-à-dire une conjoncture historique. La seule question pertinente est de savoir si le mouvement de la valeur produit simultanément l’accumulation marchande et le travailleur libre, c’est la question générale du passage d’un mode de production à un autre : les éléments qui vont faire système sont-ils le résultat d’un unique processus où de procès divers qui lentement se développe et à un moment vont prendre (téléologie ou matérialisme) ? La première hypothèse est séduisante, c’est celle qui est défendue dans TC 1, mais ce n’est pas évident. Tout ce que dit Marx, une fois qu’il est parvenu à la contradiction du trésor (la monnaie qui s’accumule hors de la circulation), c’est qu’il faut trouver sur le marché une marchandise bien étrange. Mais cette trouvaille n’est pas inhérente au mouvement de la valeur : « sinon c’est avec le capital que Byzance aurait achevé son histoire ». Il ne faut pas confondre, comme le fait sans cesse la dialectique systématique, la déconstruction logique du capital une fois celui-ci existant où l’on dit « voilà comment cela fonctionne dans cet objet qui est là », avec une finalité inscrite dans les concepts utilisés pour effectuer cette déconstruction / reconstruction.
En outre, le passage cité de Marx ne vise pas à traiter de la « transition » mais de la possibilité générale formelle des crises dans une économie marchande, il se trouve également mot pour mot dans les Théories sur la plus-value avec exactement le même statut. On ne peut rien en tirer pour la « transition », à moins de considérer qu’une contradiction dans un concept porte de fait son dépassement comme réalité nouvelle, ce qui est une complète confusion de registre mise au placard de la métaphysique depuis Kant.
« On peut dire que la figure M-A-M expose une contradiction interne » (La contradiction en procès…). Oui et c’est tout. Une fois la monnaie devenue fin de l’échange, « la seule façon pour la valeur de se conserver elle-même comme fin de l’échange et de s’accroître elle-même ; sinon elle redeviendrait simple moyen de circulation » (idem)
La « transition » n’est prouvée que comme une nécessité dans le concept, et encore… Même de ce point de vue, cela laisse à désirer. En effet : la valeur doit devenir valeur-capital, de ce fait il doit il y avoir prédominance de la monnaie comme fin de l’échange sur la monnaie comme moyen de circulation, en conséquence, la valeur passe à la valeur-capital. Dans un texte récent (2013) se réclamant de la dialectique systématique, Abstraction, universality, money and capital : the capital-theory of value, on peut lire cette affirmation « …the capital-form of value wich itself originates from the dialectic of forms of value, arising from the sphere of exchange ». Et bien non, on peut combiner comme on voudra, on ne sortira jamais le capital du chapeau de la dialectique des formes de la valeur. Le résultat est dans la prémisse (ce qui est normal dans un système hégélien) et on fait mine d’avoir prouvé quelque chose quand on l’exhibe à la fin.
Mais il y a pire : une débauche de métaphysique pré-kantienne. Dans la Critique de la Raison pure, Kant envoie aux oubliettes la preuve ontologique de l’existence de Dieu. En deux mots : ce n’est pas parce que je conçois un Etre nécessaire et inconditionné ainsi que sa perfection que de là je suis autorisé à conclure à son existence nécessaire. Kant poursuit, en gros, en disant, l’Etre nécessaire est une idée, une règle de la pensée et il n’y a aucune raison suffisante pour interpréter une règle de la pensée comme une réalité existant en soi, le passage de l’être à l’existence n’a qu’une valeur purement spéculative. C’est malheureusement à cette valeur purement spéculative (et seulement en tant que telle légitime) que ce texte ne se tient pas. Ce texte passe du capital comme existence nécessaire dans le concept de valeur, c’est-à-dire d’une nécessité conceptuelle, à, de ce simple fait, son existence nécessaire. Passage d’une nécessité logique à l’existence : confusion de tous les ordres. C’est la reprise sans critique du fameux « Tout ce qui est rationnel est effectif » (Hegel). Il y a constamment confusion du procédé d’exposition revendiqué par Marx et de la réalité : de la construction du capital et de la construction du Capital.
Quand Marx que cite ce texte écrit : « C’est pourquoi l’accumulation coïncide avec sa propre conservation dans le cas de la valeur, cela est inhérent à sa nature de valeur. Elle se conserve elle-même seulement en cherchant constamment à dépasser ses limites quantitatives, qui contredisent sa forme spécifique, sa généralité interne. », il explique seulement comment le capital en tant qu’objet d’analyse fonctionne comme mouvement de la valeur, quelle est sa nécessité à partir de la valeur, mais il ne cherche pas à produire le passage au capital par les nécessités conceptuelles internes de la valeur. De plus Marx se met lui-même en garde vis-à-vis de ce type de formulation : « Ultérieurement, avant d’aborder cette question, il sera nécessaire de corriger la manière idéaliste de l’exposé qui fait croire à tort qu’il s’agit uniquement de déterminations conceptuelles et de la dialectique de ces concepts (souligné par nous). Donc surtout la formule : le produit (ou l’activité) devient marchandise ; la marchandise, valeur d’échange ; la valeur d’échange, argent » (Manuscrits de 1857 – 1858, Grundrisse, Ed. Sociales 1980, t.1, page 86). Le texte La contradiction en procès conclut quant à lui : « Dans une terminologie hégélienne, nous sommes maintenant arrivés à la valeur en-soi-et-pour-soi. : la valeur qui se prend elle-même comme sa propre fin. ».
En outre, dans toute cette construction on rencontre un autre problème dans le fait que tout cela provient d’une série de dépassements nécessaires de la forme valeur comme « formes pures » constituées dans l’échange. C’est alors la monnaie en tant que moyen d’échange qui se dépasse en but en s’appropriant le travail et les moyens de production. La monnaie en tant que médiatrice de l’échange se dépasse en tant que telle. La monnaie n’est produite que comme l’instrument le plus adéquat, le plus pratique pour la circulation des marchandises. Or, la grande avancée théorique de Marx par rapport à Ricardo sur cette question est de produire la monnaie comme inhérente à la marchandise en tant que produit d’un travail double. En revanche, la dialectique des « formes pures » parvient à la monnaie avant d’avoir trouvé le travail. C’est le travail comme travail abstrait qui contient la nécessité de l’autonomisation de la valeur d’échange et de la monnaie. La dialectique systématique qui part des formes pures pour ensuite découvrir le travail comme substance de la valeur ne peut pas rendre compte de cette avancée théorique. « Il s’agit maintenant de faire ce que l’économie bourgeoise n’a jamais essayé ; il s’agit de fournir la genèse de la forme monnaie, c’est-à-dire de développer l’expression de la valeur contenue dans le rapport de valeur des marchandises depuis son ébauche la plus simple et la moins apparente jusqu’à cette forme monnaie qui saute aux yeux de tout le monde. En même temps sera résolue et disparaîtra l’énigme de la monnaie. » (Le Capital, t.1, p.63). Ce rapport de valeur qui contient la forme monnaie n’est autre alors que la manifestation nécessaire du caractère double du travail.
Dans la dialectique systématique, cet effacement de la rencontre de l’homme aux écus et du travailleur libre produit un dommage collatéral : la question des formes de l’échange et de la monnaie dans les formes antérieures au capital.
Il est surprenant qu’une question qui selon la réponse qu’on lui donne invalide radicalement la « dialectique systématique » soit traitée dans le texte Abstraction, universality, money and capital : the capital-theory of value, quasiment comme une question annexe. La monnaie et la valeur auraient revêtues dans les formes antérieures au capital des « formes antédiluviennes ».
« Une autre façon de produire cela est de dire, comme nous l’avons fait précédemment, qu’il n’y a pas de société de production généralisée de marchandises sans exploitation capitaliste des travailleurs. La loi de la valeur n’opère que sur cette base. » (La contradiction en procès). Il est exact qu’il n’y a pas de « production généralisée de marchandises » avant le capital. Cela ne supprime pas la question : sur quel fondement échange-t-on dans les modes de production précédant le capital ? Echanges réguliers de marchandises produites pour l’échange : Athènes, Rome, Byzance, etc. Pour ce texte, comme chez Arthur, il semblerait que la théorie marginaliste de la valeur est correcte jusqu’au mode de production capitaliste. Comment expliquer que la monnaie, cet « équivalent universel », existe deux mille ans avant le mode de production capitaliste ? La dialectique systématique a du mal avec les formules de Marx du genre « pas entièrement », « non en totalité », « pas de développement complet », par rapport à la marchandise et la valeur « pré-capitaliste ». Arthur fait comme s’il n’y avait là aucun problème et ses remarques sur la régulation des échanges avant le MPC sont formellement et historiquement très superficielles et rapides. La qualification d’ « antédiluviennes » utilisée dans le texte Abstraction, universality, money and capital : the capital-theory of value à propos des formes de l’échange et de la monnaie avant le capital ne nous avance pas beaucoup. Ce n’est pas parce qu’on ne considère pas, avec raison, le « point de départ du Capital » comme une présupposition historique que l’on peut déduire automatiquement que l’échange à la valeur n’a jamais existé avant le capital. Il aurait fallu analyser ces formes « antédiluviennes » : en quoi elles sont bien des formes de la monnaie et de la valeur et en quoi elles se distinguent des formes pleinement développées dans le mode de production capitaliste.
Quand Marx utilise cet adjectif « antédiluvien », ce n’est pas à propos des formes de la valeur et de la monnaie, mais des formes du capital : le capital marchand et « son frère jumeau », le capital usuraire. Il s’agit bien de formes du capital, elles sont « antédiluviennes » seulement dans la mesure (c’est énorme) où leur développement et leur importance sont inversement proportionnelles au développement du mode de production capitaliste, elles préparent celui-ci en dissolvant les anciens modes de production, mais ni ces formes ni la dissolution qu’elles provoquent ne portent en elles le passage au capital. C’est « du caractère de l’ancien mode de production que dépend le résultat de la dissolution. » (Marx, Le Capital, t.6, p.340, « Aperçu historique sur le capital marchand »). C’est le mode de production capitaliste qui achève ces formes « antédiluviennes » en soumettant le capital marchand et le capital usuraire au capital industriel, le premier devenant capital commercial, le second crédit. En passant des formes « antédiluviennes » du capital aux formes « antédiluviennes » de la valeur, la dialectique systématique peut sauver ses postulats fondamentaux : c’est toujours de la valeur comme principe de l’évolution historique et de formations des sociétés dont il s’agit, même si l’on doit faire quelques concessions aux formes pures. En fait, les formes « antédiluviennes » de la valeur sont dépendantes des formes « antédiluviennes » du capital, pour autant qu’existe historiquement une relation entre les deux. Là où les choses se compliquent pour la dialectique systématique c’est quand les « formes antédiluviennes de la valeur » résultant de formes antédiluviennes du capital correspondent à ce qu’elle nous dit de la valeur dans le mode de production capitaliste développé là où seulement la valeur existerait. « La fortune marchande indépendante, comme forme dominante du capital, c’est le procès de circulation devenu autonome par rapport à ses extrêmes qui sont les producteurs échangistes. (…) Ici, le produit devient marchandise par le commerce (souligné par nous). C’est le commerce qui développe la forme marchandise prise par les produits ; ce n’est point la marchandise produite qui, par son mouvement, fait naître le commerce. (…) Par contre, dans la production capitaliste, (…). Le procès de production repose entièrement sur la circulation, et celle-ci est un simple élément, une phase transitoire de la production ; elle n’est que la simple réalisation du produit créé comme marchandise (souligné par nous) et le remplacement de ses éléments de production produits comme marchandises. » (ibid, pp.336 – 337). La dialectique systématique n’aborde pas les formes antédiluviennes du capital car elle y trouverait sa théorie de la valeur. Pour sa propre cohérence, la question des formes de la valeur et de la monnaie antérieures au mode de production capitaliste devient un interdit.
Mais, pourquoi, en dehors de la préservation interne de sa cohérence, la dialectique systématique ne peut pas aborder cette question, pourquoi fait-elle partie de ses interdits ? Si la valeur préexiste au mode de production capitaliste ou, dans le vocabulaire de la dialectique systématique, à sa « forme-capital », tout le mécanisme qui conduit inexorablement des formes de l’échange à l’absorption du travail s’effondre puisque la valeur et l’échange et même la production pour l’échange auraient existé avant la forme-capital. Elles ont existé, mais la dialectique systématique ne peut pas le dire, elle relègue cela en question annexe, « antédiluviennes ». Ce que la dialectique systématique refoule, c’est la coupure radicale qu’introduit la rencontre de l’homme aux écus et du travailleur libre, rencontre qu’aucune dialectique des formes ne peut, dans son propre mouvement, produire. La question devient alors : pourquoi la dialectique systématique tient-elle tant à effacer cette rencontre ? Qu’elle efface déjà et préventivement en substituant aux formes antédiluviennes du capital, les « formes antédiluviennes de la valeur ». Bien sûr, dans cette discontinuité, Hegel ne retrouve plus ses petits. Mais ce n’est pas tout.
Tant que l’on produit la forme-capital en continuité dialectique avec les formes de la valeur, comme un mouvement inhérent à ces formes, l’absorption du travail, l’existence de l’ouvrier, prennent place dans une problématique qui demeure celle de la valeur : la problématique de l’aliénation comme abstraction générale du travail. L’exploitation dans toute sa trivialité, le partage de la journée de travail, l’extorsion de surtravail ne sont plus l’essentiel de la contradiction à l’intérieur du mode de production capitaliste mais une détermination enveloppée dans l’abstraction du travail qui est la vraie « contradiction » (voir plus loin). Arthur évoque à peine ce partage de la journée de travail pour nous dire immédiatement que l’essentiel, « la nouvelle théorie de l’exploitation », c’est l’abstraction du travail et que face à cela le travail déborde toujours. La dialectique systématique est en dernière analyse une théorie anthropologique du travail et de l’aliénation humaine. Le texte La contradiction en procès ne pouvant totalement faire sienne cette perspective navigue à vue entre plusieurs problématiques qu’il a beaucoup de mal à concilier (nous y reviendrons dans la troisième partie et dans la conclusion).
Cette question de la valeur et de la monnaie dans les formes antérieures est cruciale et sa dénégation utile dans l’exposé et la validité de la dialectique systématique : « La dialectique systématique consiste dans l’articulation de catégories interdépendantes à l’intérieur d’un tout concret. » (La contradiction en procès…). C’est un peu rapide comme définition quand on sait ce que signifie « systématique » chez Hegel et quand il s’agit de dialectique. Concevoir le capital comme totalité systémique, au sens hégélien, cela signifie que tous les termes du système s’impliquent mutuellement. OK. Mais système signifie que la vérité de cette totalité organique réside dans le fait que du premier élément, par lequel on commence, on ne rendra raison qu’à la fin, parce que cette fin est déjà en lui. En cela le système s’oppose à la structure, c’est une « structure téléologique » si l’on peut dire, structure sans réelle différence, production de nouveau, différences de niveaux, décalages, etc.
Le mode de production capitaliste est conçu dans la dialectique systématique comme le développement, au sens hégélien d’une forme simple primitive, originaire : la valeur. A ce moment là on lit non seulement Le Capital, mais encore on comprend le mode de production comme une déduction logico-historique de toutes les catégories économiques à partir d’une catégorie originaire, la catégorie de valeur. A cette condition, la méthode d’exposition du Capital se confond avec la genèse spéculative du concept. Bien plus, cette genèse spéculative du concept est identique avec la genèse du concret réel lui-même, c’est-à-dire avec le processus de l’histoire empirique. Dans ce type de construction, il ne peut rien y avoir de nouveau, le développement ne fait que confirmer son origine. Au contraire, même lorsque Marx nous parle de la reproduction simple, c’est-à-dire une répétition à la même échelle, il souligne que « cette répétition ou continuité lui imprime certains caractères nouveaux » (Le Capital, t.3, p.10) et que les faits changent d’aspect « si l’on envisage non le capitaliste et l’ouvrier individuels, mais la classe capitaliste et la classe ouvrière, non des actes de production isolés, mais la production capitaliste dans l’ensemble de sa rénovation continuelle et dans son caractère social » (idem, pp.14 – 15). Le mouvement du capital social n’est pas la somme des mouvements des capitaux individuels, mais un mouvement propre complexe. Si l’on considère la reproduction, elle apparaît non seulement comme une suite de la production mais encore comme un supplément à l’analyse de la production, une vraie production de concepts nouveaux qui ne sont pas le simple déroulement d’un concept originaire.
En cela également, dans la dialectique systématique, l’ordre d’exposition est miné par la méthode même d’exposition du « penser vrai » : « Nous ne présentons pas ici une configuration complète de la dialectique systématique du capital – un projet que de toute façon Marx n’a jamais achevé. Les trois Livres publiés du Capital de Marx traitent du capital en général, respectivement au niveau de l’universalité, de la particularité et de la singularité – c’est-à-dire en allant progressivement vers des niveaux plus concrets d’abstraction, ou des niveaux plus complexes de médiation. » (La contradiction en procès). Dans ses premiers plans, Marx utilisait de telles articulations : la tripartition Universel (Livre I), Particulier (Livre II), Singulier (Livre III). L’Académie des Sciences de l’URSS a proposé, en 1971, l’ordre inverse : Singulier pour le Livre I, Particulier pour le Livre II, Universel pour le Livre III… Why not, puisque tout est dans tout?
Un mode de production peut s’exposer par une déduction / reconstruction abstraite de ses éléments, mais on ne peut déduire, expliquer, son existence d’un mouvement logique.
« Certes, le procédé d’exposition doit se distinguer formellement du procédé d’investigation. A l’investigation de faire la matière sienne dans tous ces détails, d’en analyser les diverses formes de développement et d’en découvrir leur lien intime. Une fois cette tâche accomplie, mais seulement alors, le mouvement réel peut être exposé dans son ensemble. Si l’on y réussit, de sorte que la matière se réfléchisse dans sa reproduction idéale, ce mirage (c’est nous qui soulignons) peut faire croire à une construction a priori. » (Marx, Postface à la deuxième édition allemande du Capital). Si la « dialectique systématique » est incapable de rendre compte du capital (le mode de production), elle n’est pas plus efficace pour rendre compte du Capital (le livre). Marx précise que le mode d’exposition est un « mirage ». Le concept, le « concret de pensée » n’est pas le réel. Avec Arthur, la théorie est folle d’elle-même dans le miroir métaphysique que lui tend le capital (pp. 26 – 27).
Le concept n’est pas la réalité ; la distinction est toujours très floue et vacillante chez Arthur, la logique hégélienne est peut-être un instrument d’analyse du capital – le spectre – on est dans la question des « formes d’apparition » sans lesquelles la réalité n’est pas mais qui ne sont pas la réalité. Que penser d’un astronome qui utiliserait le système de Ptolémée parce que le soleil lui-même paraît tourner autour de la Terre.
« Dans la mesure où le rapport d’exploitation entre le capital et le prolétariat se reproduit lui-même, on peut dire que la dialectique systématique du capital est totalisante et close dans sa circularité. » (La contradiction en procès…).
Le texte La contradiction en procès, comme le livre d’Arthur, confond la déconstruction / reconstruction de ce qui est et la construction de ce qui doit être, il fait du procès logique d’exposition de ce qui est, un devoir-être. Or, l’objet du Capital c’est le capital, ce n’est pas la valeur. Il faut en finir avec ces concepts qui se fondent rétroactivement dans leur achèvement qui était déjà là dans leur forme initiale. Il y a un point qu’une telle approche est incapable de formaliser et d’appréhender c’est la relation, entre le système et ses tendances d’évolution, son développement. Le développement n’est que quantitatif, une perpétuelle et linéaire fuite en avant. Si l’histoire du mode de production est réellement qualitative, alors nous n’avons pas toujours déjà tout dans tout. Le mode de production est une structure, c’est-à-dire une totalité où les parties ne sont pas pour elles-mêmes, mais par le tout et dans le tout, mais l’unité de ce tout est l’unité d’un tout structuré, hiérarchisé, comportant des niveaux distincts qui coexistent et s’articulent selon des modes de déterminations spécifiques, c’est là que la structure n’exclut pas ses propres tendances et son histoire, contrairement au système, car il n’y a pas de circularité et de rétroactivité Au contraire, la définition circulaire dans le système avec rétroaction de la définition des concepts exclut son histoire et les modifications qualitatives internes. Dans le système, les concepts fondamentaux, celui de valeur essentiellement, contiennent tout le développement dès le début, aucune nouveauté et aucun concept nouveau ne peuvent apparaître. C’est le système (dans le sens hégélien revendiqué et mis en œuvre), à la différence d’une structure, qui s’engendre continuellement.
Un concept comme celui de restructuration peut être difficilement intégré dans la dialectique systématique. Les tendances de long terme évoquées parfois dans le texte sont purement linéaires, sans rupture. D’une part, l’introduction du texte La contradiction en procès qui reprend certains thèmes de TC et, d’autre part, l’exposé de la dialectique systématique sont difficilement compatibles, les problématiques sont hétérogènes.
On peut, comme Arthur le fait, exposer l’analyse du capital comme une « dialectique conceptuelle » : le capital est un « être métaphysique » (inversion, transposition : justification dans l’objet de la méthode hégélienne). Le capital en tant qu’abstraction réelle justifie que l’on en rende compte avec la logique hégélienne, c’est-à-dire que la déconstruction du capital selon la logique hégélienne (dialectique systématique) est simultanément sa critique. Mais, même ce qui pourrait être intéressant chez Arthur est dénaturé par sa confusion réalité / concept et sa non-compréhension de la spécificité de la valeur comme capital. Sa théorie bute sur deux points obscurs qui ne sont pas des points de détail, deux trous noirs dans lesquels elle s’effondre : l’absorption du travail qu’il ne comprend pas parce qu’elle est incompréhensible dans son système et, c’est lié, la contradiction entre le prolétariat et le capital comme étant la totalité (le mode de production) comme contradiction pour elle-même dans la contradiction de ses termes. Bref, la dialectique systématique d’Arthur est incapable de rendre compte de l’exploitation … c’est gênant.
2) Une critique formelle
« La déduction commence à partir de la surface de la société capitaliste – c’est-à-dire de la sphère de la circulation et de l’échange des marchandises. » (La contradiction en procès…)
« A partir de l’échange généralisé de marchandises, une dialectique de la valeur, la richesse abstraite, se déploie en faisant abstraction du contenu ou de la substance de la valeur – c’est-à-dire en faisant abstraction du travail. » (La contradiction en procès)
D’emblée se trouve exposés tous les embarras de la dialectique systématique avec la production et le travail. Les « formes pures » ne savent quoi faire de leur substance. Chez Marx, les marchandises sont supposées produites comme marchandises : producteur privé, division du travail. Que cette production marchande ne renvoie pas à une réalité historique comme le fait remarquer Arthur est exact, mais nous sommes théoriquement d’entrée dans une production. Dès les premières pages du Livre I, l’introduction du travail abstrait et du travail concret n’est pas simplement une allusion précipitée au résultat « politique » à atteindre, mais une détermination nécessaire à la construction des concepts de marchandise et de valeur. Et Marx s’en félicite : « Ce qu’il y a de meilleur dans mon livre c’est : 1 (et c’est sur cela que repose la compréhension des faits) la mise en relief, dès le premier chapitre (souligné par nous), du caractère double du travail, selon qu’il s’exprime en valeur d’usage ou en valeur d’échange … » (Marx, lettre à Engels, 24 août 1867)
Dans le chapitre « Labour » (pp.156 – 157-158) de son livre, Arthur explique que Marx ne serait pas parvenu dans le premier chapitre du Capital à démontrer la théorie de la valeur travail, il ne ferait que présupposer comme acquis que la valeur se rapporte à l’échange de produits du travail et que les autres choses échangeables ont un prix mais pas de valeur. Marx poserait un « début dogmatique » dans la mesure où il présuppose dès le début que les éléments échangés sont des produits du travail.
La remarque d’Arthur est parfaitement exacte, mais ce n’est pas une critique ou alors il faut critiquer la question même que Marx se pose : le rapport des producteurs entre eux. Si l’on veut donner (avec raison) toute son importance au chapitre sur le caractère fétiche de la marchandise, il faut admettre que la question et l’analyse de la valeur portent sur la nature du rapport des producteurs entre eux. Dès la première phrase du Capital, Marx donne son objet, le mode de production capitaliste « qui apparaît comme immense accumulation de marchandises ».
Le travail comme substance de la valeur n’est pas plus une qualité naturelle du travail qu’une détermination des « formes pures » cherchant et produisant leur contenu adéquat. Ce caractère double n’est pas « naturel », il est la caractérisation du travail dans une société de producteurs indépendants dans laquelle leur indépendance est précisément leur connexion sociale. « Il faut que la production marchande se soit complètement développée avant que de l’expérience même se dégage cette vérité scientifique : que les travaux privés exécutés indépendamment les uns des autres, bien qu’ils s’entrelacent comme ramification du système social et spontané de la division du travail, sont constamment ramenés à leur mesure sociale proportionnelle (souligné par nous) » (Le Capital, t.1, p.87).
« A l’ensemble des valeurs d’usage de toutes sortes correspond un ensemble de travaux utiles également variés, distincts de genre, d’espèce, de familles – une division sociale du travail. Sans elle, pas de production de marchandises, bien que la production des marchandises ne soit point réciproquement indispensable à la division sociale du travail. (…) Il n’y a que les produits de travaux privés et indépendants les uns des autres qui se présentent comme marchandises réciproquement échangeables. (…) Dans une société dont les produits prennent en général la forme marchandise, c’est-à-dire dans une société où tout producteur doit être marchand, la différence entre les genres divers des travaux utiles qui s’exécutent indépendamment les uns des autres pour le compte privé de producteurs libres, se développe en un système fortement ramifié, en une division sociale du travail. » (Le Capital, t.1, p.57 – 58).
Marx peut donner presqu’immédiatement dans son développement le contenu de la valeur (dès la troisième page du Capital) tout en considérant que « this form is an alien imposition on labour » et que bien loin de traiter la valeur comme simplement la forme sociale d’apparition du travail, il faut montrer que la valeur est une forme non-naturelle (artificielle) qui s’accroche au travail comme un vampire et s’en nourrit (Arthur). Même si on admettait, comme dit Arthur, que c’est par l’échange que l’abstraction se transmet elle-même au travail, en faisant du travail abstrait, il faudrait bien que l’on ait quelque chose à échanger, c’est-à-dire des produits de la diversité des activités humaines dans une société de producteurs indépendants pour lesquels leur produit n’a pas de valeur d’usage. En quoi, le travail consacré à leur production peut être rapporté à lui-même comme travail indifférencié, fraction d’une seule force de travail sociale qui aura à prouver sa validité comme telle dans l’échange. Que la substance de la valeur, le travail abstrait, ne se manifeste que dans et par l’échange, ne signifie pas que l’on travaille deux fois. « Il résulte de ce qui précède que s’il n’y a pas à proprement parler, deux sortes de travail dans la marchandise, cependant le même travail y est opposé à lui-même, suivant qu’on le rapporte à la valeur d’usage de la marchandise comme à son produit, ou à la valeur de cette marchandise comme à sa pure expression objective. Tout travail est d’un côté dépense, dans le sens physiologique, de force humaine, et, à ce titre de travail humain égal, il forme la valeur des marchandises. De l’autre côté, tout travail est dépense de la force humaine sous telle ou telle forme productive, déterminée par un but particulier, et à ce titre travail concret et utile, il produit des valeurs d’usage ou utilités. » (Le Capital, t.1, p.61)
Le point de départ de Marx ce n’est pas la valeur, c’est la marchandise (un produit dans un certain type de société) comme il le rappelle dans les Notes sur Wagner. Le travail abstrait n’est pas une qualité cachée du travail ne demandant qu’à se révéler dans la forme valeur, puisqu’il implique cette forme, sa forme : « Il ressort de notre analyse que c’est de la nature de la valeur des marchandises que provient sa forme (c’est nous qui soulignons), et que ce n’est pas au contraire de la manière de les exprimer par un rapport d’échange que découlent la valeur et sa grandeur » (Le Capital, t.1, p. 74). Quand Arthur écrit : « As soon as we reach that conclusion, however, through reflecting the commodity into itself, we thereby posit a realm of “values”, wherein is distinguished the essence, value, from its forms of appearance, exchange values. Thus value must now reflect back on exchange value that is to say, make of it its appearance. » (p.96), nous sommes proche d’une confusion entre le couple valeur / valeur d’échange avec le couple travail abstrait / valeur d’échange. La valeur est substance et forme : travail abstrait / valeur d’échange. La valeur n’est pas l’essence dont la forme serait la valeur d’échange. L’essence c’est le travail abstrait. Dans ce décalage, Arthur élimine le travail abstrait et met la valeur à la place, alors que la valeur est substance et forme (96−98). Dans tout ce passage, Arthur remplace le travail abstrait comme substance de la valeur en relation avec la valeur d’échange comme forme par la valeur comme substance. Ce subterfuge permet d’éliminer le travail.
Arthur réplique que beaucoup de « non-produits » s’inscrivent adéquatement dans cette forme. Ce n’est pas sérieux. Ces non-produits ne sont pas si nombreux que cela : la terre vierge, les prairies naturelles et puis l’amour, l’honneur, la réputation, etc. Mais l’objet de Marx ce sont les relations entre producteurs, c’est cela qu’il s’agit d’expliquer. Quand tous les produits sont objets d’échange et que la valeur prend comme monnaie une existence nécessairement (à partir de ce qu’est la relation de valeur) indépendante d’eux (autonome) et qu’elle devient prix, son indépendance d’équivalent général s’impose à tout ce qui constitue la vie commune d’individus séparés les uns des autres ou qui est utile à leur vie commune : l’honneur, la beauté ou la terre. En outre, en ce qui concerne la terre, tout cela est parfaitement élucidé dans la théorie de la capitalisation à propos de la rente foncière.
Par la suite, avec le chapitre « The Ontology of Value », Arthur a si bien développé les « formes pures » qu’il a tout le mal du monde à retrouver le travail comme contenu de la forme valeur dans une série de démonstrations dialectiques qui reprennent le début de la Logique avec les passages néant, être, être-là…, extrêmement difficiles à suivre. Contraint par ses « formes pures » à commencer par le néant, Arthur s’embrouille et nous embrouille parce qu’il ne peut que dire (mais ne peut pas le dire) que si la forme de l’échange impose la substance comme travail abstrait, c’est parce que les produits échangés sont des produits du travail et que la forme de l’échange n’est objet d’analyse que comme et parce que rapports entre des producteurs. Que les éléments échangés sont des produits du travail est donné dans la question elle-même. Cela ne réduit en aucune façon la forme à l’expression naturelle d’un contenu déterminé (p.196). De même la forme capital ne plonge pas (sinking, comme le dit souvent Arthur) dans la production comme si elle était constitué en tant que telle avant cette plongée, d’où les problèmes d’Arthur lorsqu’il est confronté aux réalités capitalistes qui alors ne peuvent être « capitalistes » qu’en se conformant parfaitement au concept (voir plus loin à propos de l’URSS).
« Bien sûr, c’est une évidence de dire qu’il n’y a pas d’échange sans production préalable ; on ne peut pas dire pour autant que le travail est constitutif de la dialectique des formes pures de la valeur. » (La contradiction en procès). On ne peut pas le dire et c’est bien là un des problèmes de la « dialectique systématique ».
Avec raison, la dialectique systématique part en guerre contre l’idée du travail qui deviendrait « naturellement », « de fait », valeur, c’est-à-dire la critique de tout naturalisme, mais elle le fait pour deux mauvaises raisons. Premièrement, parce que le dédoublement du même travail est refusé comme point de départ au nom de la critique du naturalisme ; deuxièmement, parce qu’il lui faut, paradoxalement, conserver une dimension anthropologique du travail excédant toujours sa vampirisation (voir chapitre suivant). Pour préserver cet humanisme benêt qui est le fond de sa pensée, Arthur soutient que c’est la forme (la valeur) qui va elle-même s’appliquer au contenu (le travail) et non le contenu qui cherche sa forme : une variante de la question de la poule et de l’œuf. Pour Arthur, le contenu de la valeur comme travail doit être déduit de la forme valeur et non pas considérer le travail comme se dirigeant de lui-même vers son objectivation comme valeur. Arthur veut la construction formelle totale de la valeur et ensuite le travail (p.101). Très bien, sauf qu’Arthur a tout le mal du monde pour retrouver le travail à partir (et non dans) la forme valeur (pp.81– 86).
Dans cette présentation des rapports entre valeur et travail nous retrouvons ce que nous avons vu précédemment à propos du passage de la valeur au capital. La façon dont Arthur parvient à la valeur développée par la nécessité de s’emparer des marchandises a pour objet de faire disparaître l’originalité de la valeur en procès, c’est-à-dire du capital, car la valeur n’est valeur en procès qu’en passant par le travail. Arthur remplace ce passage par le travail par l’appropriation et la détermination des produits (p.101), il découvre alors (logiquement) qu’il n’y a et qu’il ne peut y avoir appropriation des produits que par l’appropriation antérieure (logiquement) du travail.
« The activity of production is an activity of labour. Hence, capital must set itself to make that activity its own activity » ( 105). Pour en arriver là, Arthur ne passe pas dans son raisonnement formel par la marchandise particulière qu’est la force de travail pour « self-grounded the value » mais déduit le travail à partir de ce « self-grounded » en tant que rapport entre des marchandises. Toutes les marchandises doivent être produites comme valeur pour finalement que la valeur existe dans la mesure où elle n’existe que « self-grounded », d’où, presque comme une constatation empirique : « the activity of production is an activity of labour », il faut donc que le capital s’occupe du travail.
Dans tout cela Arthur, malgré quelques hésitations ne parvient pas à se débarrasser d’une dialectique du concept comme mouvement historique (confusion des deux). Même chose page 148 : « the forms cannot realise their logical potential unless materially supported (there is no surplus value without the exploitation of labour). However the form-determination of capital as inherently self-expanding makes capitalism utterly different from any other mode of production… » (pp.142 à 145). Comme si l’exploitation of labour n’était finalement qu’une nécessité extérieure au concept, une contrainte matérielle par laquelle il faudrait passer. Le concept doit prendre des formes historiques, on serait presque tenté d’y voir une « aliénation » … pour se réaliser, mais une aliénation tout de même (comme toutes les aliénations).
« Nous avons vu comment la dialectique des formes de la valeur, s’élevant à partir de l’échange généralisé de marchandises, engendre une contrainte logique immanente conduisant constamment à un mouvement d’auto-reproduction de l’auto-valorisation de la valeur. Cette dialectique des formes pures se développe abstraitement à partir du procès immédiat de production et abstraitement à partir de la question de la substance de la valeur. Toutefois, les formes pures sont à la recherche d’un contenu, car la logique abstraite de l’accumulation du capital doit devenir effective. » (La contradiction en procès). On sent que ça coince dans la dialectique. On retrouve le processus précédent des « nécessités dialectiques » avec leurs « recherche d’un contenu » et leur « devoir-être effectif ».
Présentée de cette façon, l’auto-valorisation de la valeur ne place pas en son centre l’achat-vente de la force de travail et l’exploitation du travail. .« Thus to gain control of its conditions of existence capital must produce these commodities. The activity of productive labour as form-determined by capital is thus the next domain to be investigated. » (p.107). Non, il doit s’emparer de l’activité productrice de valeur. Pour Arthur, l’expansion (accumulation) est inhérente à la forme valeur et c’est pour cela qu’elle doit commander la production des produits dont elle est la forme et ensuite logiquement s’emparer du travail. A-A’ est posée comme une nécessité formelle qui explique que la valeur s’empare du travail : s’emparer du travail devient une conséquence (nécessité) formelle de la forme valeur (mais comme on l’a vu au chapitre précédent, cela ne marche pas). Le biais de l’argumentation d’Arthur est là. C’est ce biais qui lui permet de reléguer le travail à la fin de son exposé et de poser une forme valeur sans contenu. « The demand of valorisation flowing from the form » : elle n’est donc pas définitoire de la forme mais seulement nécessité par elle, on pourrait donc définir la « forme » préalablement (idem pour la valeur dans son rapport au travail). Le problème d’Arthur est qu’il considère que ce qui est juste dans la « méthode d’exposition » est aussi la réalité, ce qui devient encore plus grave quand c’est faux.
On peut même dire que c’est le point final, c’est-à-dire sa compréhension du capital qui contient l’erreur de sa démarche. Quand on définit le capital comme valeur se valorisant, on ne peut que déjà avoir l’échange avec le travail.
L’exploitation ne serait qu’un moment de la dialectique immanente de la forme valeur. Dans le texte La contradiction en procès, cette exploitation doit nécessairement advenir de par cette forme, ainsi le mode de production capitaliste n’est que la valeur sous un autre nom, la valeur totalement développée. Dans un certain sens, c’est exact, mais cela ne tient pas à une dialectique immanente de la valeur mais au fait qu’il est le mode de production fondé sur l’achat-vente de la force de travail, c’est ainsi qu’il devient la forme développée (totale si on veut) de la valeur, et non l’inverse. Même si le terme est utilisé de temps à autre, le concept de mode de production a disparu de ce texte, remplacé par la valeur comme forme-capital.
Quand la valeur devient capital et existerait alors « réellement » comme valeur (valeur accomplie), elle existe selon les catégories spécifiques du capital, ce dernier point est gravement absent chez Arthur. Il faut non seulement considérer le capital comme la valeur entièrement développée (donc existante), mais aussi et en conséquence que la valeur devenue capital ce sont les catégories propres et les contradictions du capital : le travail productif, les déterminations de l’échange, l’exploitation du travail, la baisse du taux de profit, le partage de la journée de travail en travail nécessaire et surtravail, etc. La valeur est bien une organisation sociale mais si on ne l’a pas spécifiée comme capital mais qu’on a procédé à la réduction inverse, il s’ensuit que tout travail devient valeur et en tant que tel capital (la valeur n’existant pas si elle n’est pas capital). On a alors une question qu’Arthur ne peut aborder, celle du travail productif. La valeur entièrement développée (et n’existant pas dans la dialectique systématique en dehors de son entier développement), c’est le capital en tant que tel, en tant que capital (et non simplement forme ultime de la valeur dans une construction spéculative et téléologique) donc ne reconnaissant comme travail productif que le travail qui le valorise. Le capital c’est la valeur, cela signifie que la valeur c’est le capital. Alors, contrairement aux niaiseries finales d’Arthur sur la « révolution » que nous verrons plus loin, l’analyse du travail abstrait, en tant que tel, ne nous donne pas l’exploitation, même si l’on appelle cela « nouveau concept d’exploitation » (p.46). Il y a, comme on le verra plus loin, une relation nécessaire entre cette « erreur » et les remarques sur le dépassement du capital et la révolution qui parsèment les textes d’Arthur.
Une fois que l’on a dit que la valeur se développe nécessairement en capital, n’existe (existence accomplie) que comme capital, c’est alors comme capital qu’il faut la traiter et non ramener le capital à la valeur (l’exploitation comme aliénation) comme si le fait que la valeur n’existe que comme capital n’apportait rien, ne changeait rien. Faire comme si le capital n’était en fin de compte qu’un avatar de la valeur, la valeur demeurant comme quelque chose de plus profond (p.47). The « foundation » du capital n’est pas la valeur, mais l’exploitation. Le capital est valeur en procès, s’il est exact que logiquement la valeur devient valeur en procès, capital, c’est alors en tant que capital que la valeur est développée, existe comme développée. La « foundation » de la valeur développée c’est l’exploitation. Au contraire, Arthur cherche à faire l’impossible : déduire l’exploitation de la forme valeur. On trouve la même erreur chez Jappe (Les aventures de la marchandise). Si le capital est valeur développée, c’est comme capital qu’il faut considérer la valeur développée.
Arthur conserve la dialectique de la valeur dans le capital non en tant que dialectique du capital, d’où son retour et sa référence au travail anthropologique de l’ouvrier comme résistance au capital, comme on le verra au chapitre suivant. Il ne passe pas à une contradiction interne au capital ou plutôt à une contradiction interne au capital sur la base de la valeur devenue capital. Pour Arthur la valeur n’existant que comme capital signifie que le capital n’existe pas, la valeur est son vrai nom (d’où de grandes difficultés théoriques à rendre compte, dans le cadre de sa théorie, de l’exploitation capitaliste – surtravail – cf. le chapitre : The new concept of exploitation). Par exemple, contrairement à ce que dit Arthur page 103, c’est le mouvement du capital qui est le constant passage d’une forme de la valeur à l’autre et non le mouvement de la valeur, en outre c’est du rapport du profit dont il s’agit ici, c’est-à-dire d’une forme déjà très médiatisée.
Les âneries d’Arthur sur l’URSS (A clock without a spring : Epitaph for the USSR) sont la conséquence logique de tout le formalisme de la dialectique systématique.
« As far as social form is concerned capitalism was destroyed in the USSR. It is not meaningful to speak of the system as having had value, surplus value, or capital accumulation… » (p.207). Il n’y avait pas de valeur parce que c’était un « système administré » (p.208). La dialectique systématique (dans ce qu’elle a de plus intéressant et de plus important : le capital comme système où chaque fonction est fonction du tout en tant que forme sociale) est bien loin. Maintenant Arthur nous dit : pas de capitalisme parce que personne en URSS ne poursuit his own interest (p.211). Ici, la structure économique dépend de la volonté de ceux qui la « dirigent » : « What a bureaucrat wants is above all a quiet life » (p.211). Premièrement la loi de la valeur peut très bien passer par le plan ; deuxièmement, le plan est par nature toujours en retard et retouché pour suivre les échanges réels (ce que dit aussi Arthur). Que l’ouvrier soviétique ait été « très mal exploité » ne l’empêchât pas d’être exploité. Que le capitalisme soviétique ait été peu efficace ne l’empêchât pas d’être capitaliste. Le concept de capital permet de comprendre comme capitaliste la société soviétique dans la mesure où aucun capitalisme réellement existant n’est une réalisation du concept de capital plongeant (to sink) sur ou dans la production. Il faut être un trotskiste impénitent pour croire à la contradiction et à l’exclusion logique entre échange, valeur et plan. Quant à « l’attachement du travailleurs à ses conditions de travail », il faut d’abord signaler qu’il n’est pas présupposé par l’appartenance à la communauté dans la mesure où il y a monnaie et rapport salarial, ce n’est donc pas une « unité avec les conditions de travail » comme dit Arthur, mais une mobilisation de la force de travail nécessaire à l’accumulation dans les conditions de composition organique du capitalisme soviétique dans les années 1930 qui se révèle un obstacle que, dès les années 50, le capitalisme soviétique s’emploie à contourner.
Le texte sur l’URSS n’est pas innocent par rapport à ce que la démarche d’Artur a de plus faible : une démarche formelle inaboutie devenant formaliste (c’est-à-dire ne considérant pas et ne produisant pas la forme comme le contenu comme forme ; la confusion de la logique du concept et de la réalité, du Capital – le livre – et du MPC, de la logique et de l’ontologie, même si cette dernière confusion se justifie comme moment dans l’être du capital). Quand Marx parle de la « métaphysique » du capital, Arthur fait justement remarquer que c’est toujours sur le mode de l’ironie (p.244), mais il n’explique jamais cette ironie, si ce n’est en référence à quelque chose qui, dans le travail excède son rapport au capital. Le capital est un être tout à fait métaphysique mais par rapport à lui-même, pas par rapport à la vraie richesse du travail social vis-à-vis duquel il ne serait qu’une enveloppe (p.244). Le passage du capital à la production, tout comme celui de la valeur (forme) au travail n’est pas chez Arthur un mouvement de définition mais une simple déduction : le capital ou la valeur doivent faire ceci ou cela (production, travail), mais en disant cela le capital ou la valeur sont déjà constitués. Quand la forme sociale peut être définie sans aucune « matérialité », cette dernière étant déduite de la forme, il ne peut y avoir de matérialité de cette forme sociale que lui correspondant absolument – confusion du réel et du concept au sens où le réel se doit d’être parfaitement le concept sous peine d’être déclarée nul et non avenu. Entre autres, cela peut avoir des conséquences graves : le passage au travail est aliénation ou domination, les conneries sur l’URSS.
Centralement, ce qu’Arthur reproche à Marx, c’est de ne pas avoir englobé l’exploitation dans l’aliénation, de ne pas avoir déduit l’exploitation de l’aliénation (p.87). Arthur dans sa démarche ne peut arriver qu’à l’aliénation, l’exploitation (dans son sens le plus immédiat, le plus strict et le plus trivial : partage de la journée de travail) n’est même pas une dérivée de l’aliénation mais, chez Arthur, un phénomène annexe (cf. le chapitre sur le nouveau concept d’exploitation). C’est, à l’inverse de la démarche d’Arthur, l’achat-vente de la force de travail donc la différence entre la valeur d’échange et la valeur d’usage de la force de travail qui explique que l’extorsion de surtravail est le fait de l’ensemble du procès de travail, se confond avec le procès de travail (différence d’avec les modes de production antérieur). Tout le travail est alors étranger à l’ouvrier, mais pour Arthur c’est alors tout le travail devenant abstraction qui fait « l’exploitation », c’est-à-dire qu’il n’y a plus exploitation mais une vaste aliénation, perte de soi. Pour parler d’exploitation, il faut avoir considérer la réalité du capital en tant que tel et non comme le nom le plus adéquat de la valeur. Il est évident que dans les congrès philosophiques cela parle beaucoup plus aux séminaristes.
3) Quelle « contradiction » et quel « dépassement » dans la « dialectique systématique » ?
L’abstraction comme contradiction
« Si le capital est la forme réifiée de l’activité du prolétariat qui l’affronte dans le rapport d’exploitation – sa propre activité qui lui est rendue étrangère en tant qu’abstraction, appropriée comme capital et subsumée sous la forme de la valeur en procès – alors même le niveau le plus concret du rapport de classe est sous l’emprise de l’abstraction. » (La contradiction en procès). Il faut souligner ce « en tant qu’abstraction », car pour Arthur et généralement pour la dialectique systématique la contradiction que l’on veut contradiction entre le prolétariat et le capital est là : dans le processus d’abstraction qu’est la forme valeur. Arthur avec sa conception de l’exploitation / aliénation ne parvient pas à dire clairement si tout le temps de travail est du « surtravail » ou seulement une partie. Cette imprécision sur l’exploitation est grave car elle laisse dans l’ombre en quoi, spécifiquement en tant que capital, le capital est une contradiction en procès (p.57). Que le travail soit absorbé dans le mouvement de la valeur en procès et que toute sa production s’éloigne de lui comme valeur en tant que propriété du capital est une détermination de l’exploitation et non l’inverse. Il n’y a pas exploitation pour qu’enfin la valeur devienne ce qu’elle doit être.
Cette « abstraction » comme valeur de la totalité de la production se dressant face au travail résulte de la valeur d’usage de cette marchandise étrange qu’est la force de travail : être créatrice de valeur. Cette marchandise une fois achetée, sa valeur d’usage appartient à celui qui l’a achetée et son ancien propriétaire doit la livrer, c’est-à-dire se faire tanner. Sa valeur d’échange a été payée et sa valeur d’usage livrée. Dans le rapport salarial, rien n’indique alors au cours du procès de travail quand s’achève le temps de travail nécessaire et quand commence le temps de surtravail : la force de travail a été achetée pour que sa valeur d’usage soit consommée un certain temps. Il est dans la nature du rapport d’exploitation, au sens le plus strict de partage de la journée de travail, d’effacer la distinction entre travail nécessaire et surtravail, que toute la production comme valeur se dresse face au travail, mais là n’est pas la contradiction. A moins de considérer le salaire comme prix du travail non comme une forme de manifestation nécessaire du salaire comme rapport de production (valeur de la force de travail) mais comme le rapport réel.
L’exploitation pour Arthur n’est pas un rapport entre surtravail et travail nécessaire. Pour Arthur, c’est la transformation (transposition) du travail vivant en valeur : inversion du caractère productif du travail (« travail extorqué » dit-il dans une formule très ambigüe). Le processus est exact, mais insuffisant à produire théoriquement et décrire l’exploitation. L’exploitation ne peut exister que dans un tel procès, mais ce procès n’en rend pas compte exhaustivement. On retrouve le problème fondamental de la dialectique systématique : la valeur n’est qu’en tant que capital ne signifie rien d’autre, pour la dialectique systématique, que le capital c’est la valeur, en tant que capital n’apporte rien. Quand on lit : « Les formes marchandise, argent et capital de la valeur sont des formes qui médiatisent les rapports sociaux capitalistes, leur critique est une critique de la forme sociale. » (La contradiction en procès), « critique de la forme sociale » se suffit pour désigner un processus d’exploitation saisi comme domination d’une abstraction. Renvoyer la totalité des rapports sociaux capitalistes à la valeur de la marchandise, c’est subsumer la contradiction de classe sous les contradictions de la marchandise, c’est faire de l’échange et de ses abstractions, même développé comme « exploitation », le contenu de la contradiction entre prolétariat et capital. Arthur mélange tout : le travail « non valeur », c’est le travail base de la valorisation ; le travail n’est pas ensuite exproprié, il crée la valeur parce qu’exproprié (cf. p.54) ; la forme valeur inclut la contrainte à l’exploitation (cf. p.55). La contradiction de classe baigne alors dans cet éther des contradictions marchandes. On est assez proche de l’intérêt et des limites de l’I.S.
Arthur est un théoricien de l’impossibilité du programmatisme mais il n’est que cela et il ne le sait pas. Il refonde politiquement une vague théorie humano-prolétarienne appuyée sur un vague concept de travail vivant excédant toujours (activité humaine) son appropriation par le capital, justifiant une vague perspective révolutionnaire vaguement gauchiste, un peu autogestionnaire et beaucoup démocratique.
La perversion
« Avec la subsomption du travail sous le capital, le procès de travail est spécifié dans sa forme comme le procès de production du capital. La logique du capital s’impose elle-même sur la production pour les besoins humains. Le capital est l’alpha et l’oméga de ce procès. C’est l’imposition perverse de la logique de son être qui prime sur l’activité productive, de telle sorte que les producteurs ne sont pas reproduits (ou ne sont pas à même de se reproduire eux-mêmes) comme étant fin en eux-mêmes. » (La contradiction en procès). Pour compléter ce paragraphe, on trouve la note suivante : « Dans les rapports sociaux capitalistes les formes logiques (c’est-à-dire les formes de la valeur) ont un statut ontologique en tant qu’abstractions réelles. A travers la subsomption du travail sous lui, le capital affirme la primauté de sa logique, dont on peut dire qu’elle a une existence réelle. Par là, le capital affirme sa primauté logique ou ontologique, sur le mouvement de la vie sociale. ».
Avec ce paragraphe et cette note de bas de page, nous voilà avec des relations sociales entre individus « perverties ». Il faut donc que ces individus soient autre chose que ce qu’ils sont. S’ils sont des prolétaires et des capitalistes, il n’y a aucune « perversion ». Tout le raisonnement implique ce non-dit. Le texte n’est cohérent et ne peut concevoir un dépassement révolutionnaire du capital que par ce non-dit. La contradiction entre le prolétariat et le capital totalement absorbée comme auto-détermination de la valeur est soumise quant à son dépassement à l’opposition de la valeur et de ce qu’elle pervertie. Dans le texte La contradiction en procès tous les éléments sont là mais la conclusion n’est pas franchement exprimée, en revanche c’est dit de façon explicite et naïve par Chris Arthur pour qui l’absorption / aliénation / exploitation / abstraction du travail est une perversion qui par là même, en tant que perversion, est constamment à la merci de l’excès, du débordement, de ce qu’elle pervertit. La valeur chevauche le tigre. Quand le texte La contradiction en procès se poursuit sur le thème de « l’inversion entre fin et moyens », il faudrait supposer que le mode de production capitaliste est l’inversion de la véritable fin des sociétés humaines qui est la satisfaction des besoins et cela bizarrement au travers de l’échange de marchandises que le capital pervertit : « Bien sûr, le capital comme objectivité aliénée qui suppose une subjectivité dans le procès de sa propre auto-valorisation, n’est rien d’autre qu’une forme perverse des relations sociales entre individus. » (La contradiction en procès). Partout nous rencontrons ces « rapports de la vie sociale », cette « pratique sociale » qui est soumise, finalisée, qui « doit se fondre » dans la logique du capital, toujours ce substrat indéterminé sous (ou dans) les rapports sociaux existants.
Il est inhérent à une théorie des formes sociales se cherchant un contenu de ne pouvoir concevoir ce contenu quand la forme le rencontre ou le produit que comme une perversion de ce qu’il pourrait être : « Pour se rendre elle-même effective et être fondée en réalité, cette forme totalisante doit prendre un contenu, ce qu’elle fait par la subsomption du travail sous le capital et la détermination-de-forme du procès de la vie sociale en tant que procès de production du capital. En effet, comme nous l’avons vu, le capital n’est rien d’autre qu’une forme travestie (perverted : travestie, perverse, dépravée, détournée, faussée, dénaturée… ndt) des rapports sociaux humains (souligné par nous). » (La contradiction en procès). Qu’est-ce qu’une forme qui va prendre un contenu ? Qui n’est pas toujours déjà un contenu ? Ce n’est rien. Ou alors, c’est une mise en forme d’activités et de relations sociales existant quelque part et que la forme va moduler à sa convenance, va « pervertir », mais jamais tout à fait : « Sans des pratiques et des relations humaines qui subsistent sous le mode “d’étant déniées” au travers de la perversion et du fétichisme des catégories de l’économie, il ne pourrait exister de catégories économiques : pas de valeur, pas de marchandises, de monnaie et de capital. » (La contradiction en procès). Il est vrai que s’il n’y avait pas d’hommes il n’y aurait pas d’économie ni de société, le problème est de nous les présenter sous la forme de « subsistant » (ou ? comment ? chez qui ?), mais de subsistant comme « déniées » : « subsistants » ne subsistant pas.
De la perversion à la « révolution »
« Déniées », mais heureusement, jamais tout à fait : « its (du capital) subsomption of labour can never be perfected ; labour is always in and against capital » (Arthur, p.52)
Arthur semble supposer pour écrire une telle phrase que la subsomption (« in ») impliquerait la disparition de la contradiction (« against »). Mais « dans » et « contre » n’ont jamais été exclusifs l’un de l’autre (on peut même dire qu’il n’y a pas de « contre » sans « dans »). Si cela est problématique dans le formalisme d’Arthur, c’est parce que Arthur ne parvient pas à saisir dans le formalisme son dépassement, il a peur d’avoir trop raison. La « dialectique systématique » a peur de son contenu et de ses conséquences, Arthur veut se conserver un quelque chose en soi contre le capital : un travail essentiel. Il est préventivement effrayé par la conclusion de ses théories, alors il sent bien qu’il ne faut pas aller jusqu’à elles (quelle que soit leur validité) et qu’il faut limiter son originalité à ses relations avec ses collègues universitaires, originalité qui n’engage à rien : une remise en cause de bon ton « l’orthodoxie » sans conclusion politique autre que quelques considérations sans importance. Ce qui nous donne cette formidable conclusion politique : « Of course a more or less long period of transition to socialism is inevitable, but it can be argued that things would be very different if a transition were to occur with an educated work-force and a democratic tradition ; then self-management and political progress could be a real possibility » (224). No comment, le ridicule le dispute à la bêtise et au mépris de classe.
Tout à coup Arthur a peur de son propre hégélianisme qui, poussé à bout, détruirait sa perspective « révolutionnaire » fondée sur l’excès du travail vivant par rapport à son absorption capitaliste : « no genuine unity in difference is achieved » (pp.107 – 108). Le prolétariat doit in extremis demeurer un extérieur, conserver quelque chose d’extérieur. Sa démarche « politique » s’enferme dans un bizarre hegeliano-programmatisme : « …. liberating an interior moment within the capitalist totality » (p. 122). Comment un moment interne de la totalité du capital peut-il être libéré ? En fait, ce petit « can never be perfected » fout en l’air en quatre mots tout son travail théorique : quand on a le « tout » on n’a plus la « contradiction », quand on a la « contradiction » on n’a plus le « tout ». L’élément contradictoire a toujours un pied en dehors du tout.
Arthur en arrive (p. 53) à des banalités extrêmes. Il formalise une contradiction interne du mode de production capitaliste : la transformation du travail en valeur dans la lutte des classes (l’idée est intéressante), mais il donne à un pôle de la contradiction interne une positivité de dépassement : le travail. Banalement, l’aliénation est alors le concept qui lui permet de transformer une telle « contradiction interne » en dépassement (pp.52 – 53). Il reste enfermé dans le dilemme : soit en rester au syndicalisme, soit si l’on veut du dépassement, faire du travail une activité humaine difficilement appropriée par le capital (p.53). On en revient à une « contradiction » avec un pôle positif : « the increasing socialisation of labour ». Ici (p.130), tout simplement on se retrouve avec le caractère de plus en plus social des forces productives faisant exploser l’enveloppe (the integument ) de la propriété privée : « The liberation of the content… » (p.149). De toute évidence, Arthur ne sait comment articuler le développement du capital et la révolution. Quelle est alors la relation de ce mouvement objectif avec la lutte de classe, c’est-à-dire avec la situation du prolétariat ? Chez Arthur, le prolétariat est souffrant et cette relation est à chercher dans le caractère humain du travail (p.129) que pourtant tout le livre nous avait montré comme le contenu adéquat enfin trouvé de la dialectique des formes de la valeur. C’est vrai qu’il ne s’agissait que de « formes » cherchant un contenu.
Un peu effrayé par ses innocentes audaces et ce qui doit en résulter, Arthur, après avoir conservé un petit extérieur à la contradiction, soudain s’avise, un peu tard, que la nécessité logique n’est pas la nécessité empirique. Pour se sortir de la nasse, comme n’importe quel gauchiste, il fait appel, sous la forme d’un deus ex machina, à la « conscience de classe ». Si l’on veut parler de « nécessité logique », il faut la considérer comme une nécessité présente du communisme et non pas comme rapport à un futur, en cela elle est une pratique toujours actuelle produisant son propre développement (empirique si l’on veut et non pas « guaranteed »). Il faut tout de même un peu fonder la possibilité de cette « conscience de classe » : « …the social relations are nothing but their relations and alterable by them according to determinates possibilities… » (p.177). Ceci n’a pas à voir directement avec le sujet principal, mais c’est dans ce genre de remarque en apparence banale qu’il faut aller chercher la « politique » d’Arthur. C’est une variante de la formule qui passe pour révolutionnaire : « ce que les hommes ont construit ils peuvent le défaire ». Ce qui est socialement construit apparaît comme fragile, on pourrait facilement s’en défaire, comme si cela était surajouté. Sous les structures sociales existerait l’activité d’un sujet, mais ce sujet doit tenir compte des determinates possibilities, comme s’il était autre chose que ces determinates possibilities. Ce sont les contradictions internes d’un système qui sont les activités qui peuvent détruire ce système. En fait, chez Arthur, une telle formule d’apparence banale renvoie au travail vivant excédant toujours son absorption capitaliste et à la résistance ouvrière quasiment anthropologique qui y serait liée. Dès qu’il est question de révolution et de dépassement du capital, Arthur accumule toutes les impasses du programmatisme : le « potentiel révolutionnaire » du prolétariat (p.235) ; la forme sociale capitaliste qui ne parvient pas à contenir la socialisation du travail ; le prolétariat profitant de la dialectique of capital’s own development qui implicitly puts socialism on the agenda (p.235). Il n’est pas lui-même un terme de ce développement contradictoire. Comment articuler les intérêts à court et long terme du prolétariat ? (p.237). C’est-à-dire que chaque fois qu’il s’agit de la révolution (telle qu’il l’entend) Arthur avoue que son analyse du capital est inutile.
En bref, Arthur présente le dépassement du capital comme relevant de deux points : d’abord, négativement le capital force le prolétariat à la révolte, ensuite positivement il pose les bases d’une négation déterminée de lui-même (le développement du travail social qu’il ne peut plus contenir). Le dépassement du capital est unifié en tant que développement du capital, histoire, lutte des classes et activité d’un pôle de la contradiction quand on considère le prolétariat comme négation des conditions existantes sur la base des conditions existantes. Il n’y a plus besoin de faire référence à un hypothétique « bequest » (bas de la page 123) dont le prolétariat profite une fois qu’il est poussé à la révolte. Nous avons, chez Arthur, une vision d’une platitude extrême de la contradiction entre prolétariat et capital en tant que productrice du dépassement du capital, c’est-à-dire de son propre dépassement. Il est toujours surprenant de voir coexister une débauche de finesses théoriques sans enjeux explicites avec des considérations d’une banalité totale quand les enjeux sont là.
Une impasse systémique
Le fond du problème c’est que la dialectique systématique ne peut parvenir aux contradictions propres du capital. « Plus encore, comme nous l’avons vu, la totalité même constituée par la dialectique systématique du capital – la pratique sociale spécifiée en tant que forme comme pratique ayant pour fin le procès de valorisation du capital – est intrinsèquement contradictoire. Ce sont ces contradictions internes – leur développement historique – qui menacent de dissolution la totalité capitaliste par l’activité révolutionnaire du prolétariat. » (La contradiction en procès). Pourquoi ? puisque la contradiction prolétariat capital n’est pas montrée comme contradictoire à ce dont elle est, comme contradiction, la dynamique. La dialectique systématique ne peut parvenir aux contradictions propres du mode de production capitaliste. Le capital n’est que l’achèvement de la forme valeur, il est un avatar, un ectoplasme.
« En effet, dans la mesure où il existe des tendances de long terme inhérentes à l’accumulation du capital qui travaillent à saper sa propre base et dans la mesure où la dialectique systématique du capital – en tant que dialectique de la lutte de classe – produit un prolétariat révolutionnaire, on ne peut pas dire que la dialectique est close, elle est seulement grandement limitée et déterminée quant à son ouverture (open-endedness : « une finalité ouverte » ? ndt). » (La contradiction en procès)
La dialectique systématique est close c’est même définitoire, sinon il n’y a pas de système, sinon tout fout le camp. En conclusion, c’est-à-dire quand il s’agit de parler de la révolution (ce qui n’est pas un détail) ce texte se trouve confronté à une question : l’auto-détermination de l’Un (pour parler le même langage que le texte) qui est l’âme même du système, de tout système. Cet Un ici c’est la valeur. Les particularités en lesquelles l’Un s’autodétermine sont le capital et le prolétariat, mais en tant que particularités de l’auto-détermination de l’Un elles n’ont, dans ce texte, aucune réalité subsistant par elles-mêmes. En fait, pour être plus simple, l’implication réciproque entre prolétariat et capital ne met pas en jeu des éléments ayant en eux-mêmes leur réalité, leur existence, et ayant entre eux une relation d’implication réciproque faisant de chaque élément pour l’autre, Son autre et faisant du tout une relation. Ici, dans ce texte, le tout est l’Un et c’est de son mouvement que naissent les particuliers qui finalement ne sont que ses ombres.
Ensuite, quand il faut parler de révolution, on est dans l’impasse : le prolétariat n’a aucune existence réelle autre que moment de l’Un. Pour que cette totalité produise son dépassement il faut qu’en elle-même elle soit une opposition qui soit à la fois interne et qui l’excède, ce sont « les relations sociales de la vie humaine ».
Dans la manière de TC, il y a bien l’idée de l’exploitation comme contradiction qui est contradictoire à ce dont elle est la dynamique, une contradiction pour les rapports sociaux de production dont elle est le mouvement, donc « un jeu qui peut abolir sa règle », cette thématique est en partie reprise dans le texte La contradiction en procès. Mais il y a dans le traitement total de cette thématique une différence essentielle entre la manière de TC et ce texte. Dans la manière de TC, le prolétariat est en contradiction avec sa propre existence dans l’implication réciproque, c’est fondamental, et c’est ce qui est absent de ce texte qui s’arrête à l’implication réciproque et à des intérêts opposés. Cela signifie, pour TC, que le mode de production capitaliste est en contradiction avec lui-même, comme totalité, dans la contradiction de ses éléments. Dans la manière de TC, dire que le prolétariat est constamment en contradiction avec sa propre définition comme classe car la nécessité de sa reproduction est quelque chose qu’il trouve face à lui représentée par le capital, c’est dire qu’il ne trouve jamais sa confirmation dans la reproduction du rapport social dont il est pourtant un pôle nécessaire, c’est aussi et surtout dire que, quand on définit l’exploitation comme une contradiction pour elle-même (baisse tendancielle du taux de profit), on définit la situation et l’activité révolutionnaires du prolétariat. C’est dans la situation et l’activité d’un de ses pôles que la contradiction est contradictoire pour elle-même. La dialectique n’est alors ni close, ni close et un peu ouverte parce qu’on n’a pas créé de système. C’est-à-dire que les éléments qui forment le Tout ne sont pas des auto-déterminations du Tout. Nous ne sommes pas dans une dialectique systématique de l’Un, la contradiction est alors « ouverte ».
La dialectique systématique échoue à passer au dépassement de son objet dans le propre mouvement de celui-ci, et même à seulement poser la question dans les termes propres de cet objet. Elle nous donne une analyse du mode de production capitaliste qui, au moment crucial (hic Rhodus, hic Salta), avoue qu’elle n’est plus compétente. Il faut que les termes même de la contradiction mènent ce dont ils sont la dynamique à la contradiction avec lui-même. Pour cela, il aurait fallu que le capital dans sa spécificité entre dans le mouvement : surtravail / travail nécessaire ; baisse tendancielle du taux de profit ; travail productif et accumulation du capital ; valorisation et travail immédiat / general intellect ; le capital comme contradiction en procès. Pour tout cela, il aurait fallu considérer la « valeur accomplie » réellement comme capital.
4) En conclusion
Le problème général de la dialectique systématique c’est de faire disparaître le concept de mode de production sous celui de valeur, de ne faire du mode de production capitaliste qu’une extension logique de la valeur. Outre les objections méthodologiques que l’on peut faire à ce procédé (systématisme hégélien, rétroaction, téléologie, métaphysique du passage de la nécessité logique à l’existence nécessaire…), plus directement, en ce qui concerne la conception de la lutte des classes, en faisant disparaître le concept de mode de production sous celui de valeur, le mode de production n’est plus qu’une rencontre d’échangistes. « L’échange » de la force de travail est réduit à un échange, certes très particulier, mais échange tout de même. Si bien que l’ensemble de la contradiction entre des classes qu’est l’exploitation peut être subsumé en tant que contradiction sous les catégories qui font, avec la valeur, de l’échange de la force de travail, une aliénation marchande. L’aliénation marchande résumerait ce qu’est l’exploitation comme contradiction.
On ne passe pas, par simple voie dialectique, de l’échange généralisé de marchandises au rapport de classes qu’est l’échange de la force de travail, il y a hétéronomie entre les éléments en jeu. Le problème n’est pas que la dialectique systématique ne parle pas ou peu de mode de production, mais qu’elle parle de mode de production comme développement de la valeur, de même qu’elle parle dans le même registre d’exploitation et de classes. Le processus dialectique s’arrête à la monnaie et à la « contradiction du trésor », de la monnaie on ne passe pas par le même jeu des incomplétudes hégéliennes au capital. Le problème posé par cette dialectique n’est pas qu’elle laisserait de côté l’exploitation mais qu’elle la traite sous le registre du « développement de la valeur », c’est-à-dire finalement qu’elle ne traite l’exploitation que comme une forme générale, développée, de l’aliénation marchande, et là on ne peut aller plus loin que la critique d’une forme « pervertie » des « relations sociales humaines ». Le prolétaire n’est alors qu’un échangiste qui se fait particulièrement grugé. Où sont les classes ? La lutte de classe est privée de sa force primordiale qui est sa trivialité, sa matérialité sordide. En effaçant, dans l’aliénation et l’abstraction, la trivialité de l’exploitation, la dialectique systématique devient théorie universitaire
On peut faire un rapprochement avec les « 28 thèses » de Kosmoprolet. Globalement les thèses de Kosmoprolet sont incohérentes. Elles font appel à deux registres, deux problématiques différentes et anachroniques. Tout est dans le titre : « Société de classes sans classes ». Société de classe est une constatation incontournable de la situation actuelle, « sans classe » se réfère au programmatisme ou tout du moins à l’ « identité ouvrière » comme disparus. Kosmoprolet affronte les problèmes de la définition de la phase actuelle du mode de production capitaliste, capitalisme restructuré pour aller vite, problème de sa description, de ses contradictions, et problèmes du cours de la lutte de classe dans cette période en postulant que l’action de classe, dans cette période doit avoir la forme canonique de la généralité de la classe existant pour soi et agissant en tant que telle. Comme on ne trouve pas une telle chose, la « société de classes » est « sans classe ». A la différence de Kosmoprolet, Endnotes a fait son deuil de la « belle classe ouvrière », mais la lutte de classe n’est plus qu’une autodétermination de la totalité du capital comme contradiction en procès ramené à une déduction logique de la forme-valeur. Le deuil a été si bien mené que la lutte de classe n’est plus une contradiction dans ses propres termes mais la représentation de contradictions exprimées dans les termes de la valeur.
L’enjeu du texte La contradiction en procès, jamais explicitement exprimé, est de répondre à la question : comment parler de révolution comme lutte de classe en l’absence de cette « belle classe ouvrière », ou dit plus sérieusement après la disparition de toute forme de programmatisme, y compris l’autonomie ouvrière. La réponse serait dans le mouvement du système. La lutte de classe n’est plus qu’un moment de l’auto-détermination de la valeur comme tout ou Un, elle est révolutionnaire dans la mesure où le mouvement de la totalité en tant que telle est contradictoire à lui-même. Le problème c’est que cette contradiction de la totalité à elle-même n’est pas comprise comme la contradiction interne de cette totalité entre ses éléments : « C’est l’objet comme totalité, le mode de production capitaliste, qui est en contradiction avec lui-même dans la contradiction de ses éléments parce que cette contradiction à l’autre est pour chaque élément une contradiction à soi même, dans la mesure où l’autre est son autre. « (TC 22) ; ou alors : « quand on définit l’exploitation comme une contradiction pour elle-même (baisse tendancielle du taux de profit) on définit la situation et l’activité révolutionnaires du prolétariat » (Le moment actuel, Sic 1). Il faut voir la différence avec la formulation avancée dans le texte : « La dialectique systématique du capital ne s’accomplit elle-même que comme un procès se fondant lui-même (en tant que contradictoire de façon inhérente, et finalement sapant ses propres bases) quand le capital pose ses propres présuppositions dans les formes de sa propre dynamique. En intégrant la critique immanente des rapports sociaux capitalistes, la reproduction – la reproduction du rapport de classe qui est, en lui-même, lutte — s’affirme comme une catégorie centrale. La lutte de classe est à la fois condition et résultat de la dialectique systématique. »
Dans ce texte, la lutte de classe n’est pas réellement la contradiction, mais là où elle se manifeste, elle est en quelque sorte le porteur de cette contradiction, mais cela ne suffit pas à nous donner un dépassement possible. Pour cela, il faut que cette contradiction de la totalité à elle-même soit une pure contradiction de la totalité en tant que telle : en tant que telle elle est « perversion ». La lute de classe est alors non seulement le porteur de la contradiction de la totalité avec elle-même mais encore elle n’est cela que dans le mouvement de cette « pure contradiction ». Il faut que la totalité s’oppose à l’intérieur d’elle-même à quelque chose qui ne soit pas elle, qui la relativise. Sinon, les choses sont si bien agencées systématiquement, que même la contradiction à elle-même ne comporte pas son dépassement car la lutte de classe n’est que l’auto-détermination de cette contradiction à soi et non son existence même.
La contradiction en procès est bien un texte actuel (en cela il se différencie du livre de Chris Arthur), son enjeu est la compréhension de la révolution et du communisme dans les contradictions du capitalisme restructuré ; la révolution de l’après programmatisme. Nous sommes avec ce texte de plain pied avec les questions de la révolution comme communisation. Même ce vis-à-vis de quoi on peut être le plus critique, c’est-à-dire l’absorption de la lutte de classe et de la contradiction entre prolétariat et capital dans la contradiction de la forme valeur et finalement de la marchandise, affronte un point non éclairci de la théorie de la révolution comme communisation et apporte des pistes (à travailler et intégrer dans une autre problématique) pour affronter ce point obscur :
Aborder la communisation comme création de rapports entre les individus comme individus singuliers conduit à une considération problématique. Le prolétariat agit comme classe du mode de production capitaliste, c’est celui-ci qu’il abolit et par là s’abolit lui-même, mais si nous considérons les mesures communisatrices nous nous apercevons que, dans leur contenu positif, c’est avec les catégories définissant la valeur qu’elles sont en rapport. Le prolétariat abolit le mode de production capitaliste en abolissant les déterminations de la valeur. Il apparaît que la question de la communisation doit être prise à partir de la valeur, c’est-à-dire du faire valoir social de l’activité individuelle. Nous sommes là face à un problème théorique : l’abolition du capital est le dépassement positif des déterminations de la valeur, or, dans le mode de production capitaliste, la valeur n’existe que comme capital, mais c’est comme valeur que nous pratiquons l’abolition du capital. Attention, nous ne sommes pas là comme dans Le Capital dans le domaine du « concret de pensée », mais dans les mesures empiriques de la communisation. Pour l’instant, nous en resterons là.