Ce texte est la préface de la réédition augmentée de “L’ HISTOIRE CRITIQUE DE L’ULTRA GAUCHE”, à venir chez SENONEVERO, et qui comportera également un texte supplémentaire en post face: LA REVOLUTION PROLETARIENNE(1848 – 1914), histoire, contradictions et impossibilité de l’affirmation du prolétariat
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68, ANNEE THEORIQUE …, etc.
De l’ultragauche à la théorie de la communisation[1]
Nous considèrerons l’ultragauche comme une chose absolument passée. Ce livre est un bilan, bilan critique et non exhaustif, bilan cependant. Nous montrerons dans cette introduction à la seconde édition de ce livre que, pour effectuer ce bilan, il fallait qu’au travers des luttes de la « période 1968 » émerge par bribes, de façon heurtée, et par des critiques successives, un nouveau paradigme théorique de la lutte de classe et de la distinction de genre, de la révolution et du communisme que nous qualifions comme celui de la communisation[2]. Il fallait que l’on ne soit plus en situation de se référer à l’ultragauche comme à un ensemble de positions dans lesquelles nous puiserions tel élément, en rejetant tel autre. Il fallait être en mesure de définir l’ultragauche, tant théoriquement que pratiquement, comme une problématique, c’est-à-dire lui conférer un sens global. C’est l’émergence de ce nouveau paradigme au travers d’un nouveau cycle de luttes et de l’accomplissement de la restructuration du capital amorcée dans les années 1970 qui est l’objet de cette introduction. Cette restructuration du rapport d’exploitation fut une contre-révolution qui rendit absolument et définitivement caduque la problématique des Gauches construite dans la vague révolutionnaire qui suivit la première guerre mondiale.
RESTRUCTURATION ET IDENTITE OUVRIERE
La restructuration du mode de production capitaliste qui a accompagné la crise de la fin des années 1960 au début des années 1980 a été une défaite ouvrière, la défaite de l’identité ouvrière, quelles que soient les formes sociales et politiques de son existence (des Partis Communistes à l’autonomie ; de l’Etat socialiste aux Conseils ouvriers)
Toutes les caractéristiques du procès de production immédiat (travail à la chaîne, coopération, production-entretien, travailleur collectif, continuité du procès de production, sous-traitance, segmentation de la force de travail), toutes celles de la reproduction (travail, chômage, formation, welfare, famille), toutes celles qui faisaient de la classe une détermination de la reproduction du capital lui-même (service public, bouclage de l’accumulation sur une aire nationale, inflation glissante, « partage des gains de productivité »), tout ce qui posait le prolétariat en interlocuteur national socialement et politiquement, tout cela fondait une identité ouvrière, confirmée à l’intérieur même de la reproduction du mode de production capitaliste, à partir de laquelle se jouait le contrôle sur l’ensemble de la société comme gestion et hégémonie.
Cette identité ouvrière qui constituait le mouvement ouvrier et structurait la lutte des classes, y intégrant même la division de l’accumulation mondiale avec le « socialisme réel », reposait sur la contradiction entre d’une part la création et le développement d’une force de travail mise en oeuvre par le capital de façon de plus en plus collective et sociale, et d’autre part les formes apparues comme limitées de l’appropriation par le capital de cette force de travail dans le procès de production immédiat et dans le procès de reproduction. Voilà la situation conflictuelle qui se développait comme identité ouvrière, qui trouvait ses marques et ses modalités immédiates de reconnaissance (sa confirmation) dans la « grande usine », dans la dichotomie entre emploi et chômage, travail et formation, dans la soumission du procès de travail à la collection des travailleurs, dans les relations entre salaires, croissance et productivité à l’intérieur d’une aire nationale, dans les représentations institutionnelles que tout cela implique, tant dans l’usine qu’au niveau de l’Etat, et last but non least dans la légitimité et la fierté sociale et culturelle d’être ouvrier. L’identité ouvrière était le fondement du cycle de luttes s’étendant durant la première phase de la subsomption réelle du travail sous le capital, des années 1920 à la fin des années 1960. Il y avait bien autoprésupposition du capital, conformément au concept de capital, mais la contradiction entre prolétariat et capital ne pouvait se situer à ce niveau, en ce qu’il y avait production et confirmation à l’intérieur même de cette autoprésupposition d’une identité ouvrière par laquelle se structurait, comme mouvement ouvrier, la lutte de classe.
L’extraction de plus-value sous son mode relatif, aussi bien au niveau du procès de production immédiat qu’à celui de la reproduction d’ensemble, est le principe de développement et de mutation de la subsomption réelle A ces deux niveaux (production / reproduction) apparaissent, durant la première phase de la subsomption réelle, les obstacles à la poursuite de l’accumulation telle que l’extraction de plus-value sous son mode relatif avait elle-même structuré cette accumulation.
Il s’agissait de tout ce qui était devenu une entrave à la fluidité de l’auto présupposition du capital[3]. On trouve d’une part toutes les séparations, protections, spécifications qui se dressent face à la baisse de la valeur de la force de travail, en ce qu’elles empêchent que toute la classe ouvrière, mondialement, dans la continuité de son existence, de sa reproduction et de son élargissement, doive faire face en tant que telle à tout le capital. On trouve d’autre part toutes les contraintes de la circulation, de la rotation, de l’accumulation, qui entravent la transformation du surproduit en plus-value et capital additionnel.
Avec la restructuration achevée dans les années 1980, la production de plus-value et la reproduction des conditions de cette production coïncident. C’est la façon dont étaient architecturées d’une part l’intégration de la reproduction de la force de travail, d’autre part la transformation de la plus-value en capital additionnel et enfin l’accroissement de la plus-value sous son mode relatif dans le procès de production immédiat, qui étaient devenues des entraves à la valorisation sur la base de la plus-value relative.
Cette non-coïncidence entre production et reproduction était la base de la formation et confirmation dans la reproduction du capital d’une identité ouvrière ; elle était l’existence d’un hiatus entre production de plus-value et reproduction du rapport social, hiatus autorisant la concurrence entre deux hégémonies, deux gestions, deux contrôles de la reproduction. Elle était la substance même du mouvement ouvrier.
Dans ses trois déterminations définitoires (procès de travail, intégration de la reproduction de la force de travail, rapports entre les capitaux sur la base de la péréquation du taux de profit) l’extraction de plus-value sous son mode relatif implique la coïncidence entre production et reproduction et corollairement la coalescence entre la constitution et la reproduction du prolétariat comme classe d’une part et d’autre part sa contradiction avec le capital.
La contradiction entre le prolétariat et le capital a alors pour contenu essentiel son propre renouvellement, dans sa contradiction avec le capital qui le définit comme classe, le prolétariat se remet lui-même en cause. Cette restructuration comportant cette redéfinition de la contradiction entre le prolétariat et le capital signa la caducité du programmatisme et la défaite des luttes de la « période 68 ».
LE PROGRAMMATISME ET SA CADUCITE
Dans l’élan de la grève de masse de mai-juin 1968 et, tandis que l’automne chaud italien de 1969 et le soulèvement polonais de décembre 1970 succédaient au printemps français, que les conflits souvent violents et sans revendications se multipliaient aux Etats-Unis et que toutes les instances de la reproduction de la force de travail et de la nécessité du renouvellement de son rapport au capital étaient remise en cause, on pouvait penser que le réformisme ouvrier, l’emprise des partis communistes et des syndicats sur la classe, et le grand battage gauchiste n’en avaient plus pour longtemps, que toutes ces luttes encore limitées annonçaient un nouvel « assaut prolétarien » débouchant à court terme sur la lutte finale. Mais les limites des luttes de la période apparaissant à mesure qu’elles se développaient, des questions décisives durent être posées, portant à la fois sur le bilan des révolutions passées, sur l’analyse des luttes en cours, sur les perspectives de développement du mode de production capitaliste, et sur la conception générale du communisme.
De notre point de vue actuel, parce qu’a disparu, dans la restructuration qui a suivi cet assaut, toute affirmation du prolétariat, on peut aujourd’hui comprendre toute l’action historique du « vieux mouvement ouvrier » et de la « période 68 » sous le concept de programmatisme.
De façon générale, on peut dire que le programmatisme repose sur une pratique et une compréhension de la lutte des classes dans laquelle une des classes, le prolétariat, trouve, dans sa situation à libérer, les fondements de l’organisation sociale future qui devient un programme à réaliser. Dans la lutte des classes entre le prolétariat et le capital, le prolétariat est l’élément positif qui fait éclater la contradiction, la révolution est alors l’affirmation du prolétariat : dictature du prolétariat, conseils ouvriers, libération du travail, période de transition, Etat dégénérescent, autogestion généralisée, « société des producteurs associés », etc. La résolution de la contradiction est donnée comme un des termes de la contradiction. Le prolétariat est alors investi d’une nature révolutionnaire qui le fait être contradictoire au capital, et qui se module selon des conditions historiques plus ou moins « mûres ». Le programmatisme n’est pas seulement une théorie, il est avant tout la pratique du prolétariat dans laquelle la montée en puissance de la classe dans le mode de production capitaliste (de la social-démocratie au Conseils ouvriers) est positivement le marchepied de la révolution et du communisme. Il est la pratique du prolétariat depuis le début du XIXe siècle, jusqu’à la fin des années 1960. Cependant, lié de façon essentielle à la période de subsomption formelle du travail sous le capital, il se « décompose » sous la forme spécifique de l’identité ouvrière dans la première phase de la subsomption réelle à partir des années 1920.
Avec la subsomption formelle dont le mode absolu d’extraction de la plus-value est le fondement, la domination du capital se résout en une contrainte au surtravail, sans que le travail lui même soit entièrement spécifié comme travail salarié. En effet la distinction entre le travail créateur de valeur et le travail créateur de plus-value ne s’effectue pas dans le procès de production, mais par le premier moment de l’échange (l’achat-vente de la force de travail). Dans le procès de production, l’extraction de plus-value sous un mode absolu implique que produire plus de plus-value c’est forcément produire plus de valeur (ce qui n’est plus le cas avec l’extraction de plus-value sous son mode relatif). De plus, en subsomption formelle du travail sous le capital, le procès de travail n’est pas un procès de travail adéquat au capital, c’est-à-dire, dans lequel l’absorption du travail vivant par le travail mort est le fait du procès de travail lui même (développement de la machinerie ) ; les forces sociales du travail (coopération, division du travail, science) ne sont pas objectivées dans le capital fixe ; la reproduction de la classe n’est pas intégrée dans la reproduction spécifique du capital (consommation, modes de vie, reproduction sociale de la force de travail). Le capital n’a pas fait sienne, dans son cycle propre, la reproduction collective et sociale des travailleurs.
Le capital, dans son rapport au travail, se pose lui même comme une puissance extérieure. La révolution est alors, pour le prolétariat, sa propre libération, son affirmation. La lutte de classe a pour contenu l’affirmation du prolétariat, son érection en classe dominante, la production d’une période de transition, la formation d’une communauté ouvrière fondée sur le travail productif. Le prolétariat est déjà, dans la contradiction qui l’oppose au capital, l’élément positif à dégager. Le prolétariat est en effet, alors, à même d’opposer au capital ce qu’il est dans le capital, c’est-à-dire de libérer de la domination capitaliste sa situation de classe des travailleurs, et de faire du travail la relation sociale entre tous les individus, leur communauté, de libérer le travail productif, de prendre en main les moyens de production, de se libérer de l’anarchie marchande capitaliste, de la propriété privée. Cela revient à vouloir faire de la valeur, dans sa substance de travail, abstrait, un mode de production. C’est tout ce contenu là, théorique et pratique, de la lutte de classe du prolétariat que nous appelons programmatisme.
Les échecs révolutionnaires en héritage
C’est d’une accumulation d’expériences toutes marquées par l’échec des révolutions prolétariennes passées qu’héritaient les communistes au début des années 1970. Ils héritaient en même temps d’un système de questions gravé dans le même programmatisme qui avait été l’âme de ces révolutions et de leur échec.
La révolution et le communisme ne sont pas des choses connues depuis l’origine du mode de production capitaliste et encore moins une tension humaine à la communauté, mais une production historique de chaque cycle de luttes ayant scandé l’histoire de ce mode de production et de la lutte des classes. Le communisme n’est pas une norme permettant de juger chaque phase révolutionnaire selon le degré où elle s’en serait approchée et expliquant son échec par le fait qu’elle ne l’aurait pas accomplie. La production du communisme comme dépassement du capital est une production historique réelle de la seule histoire qui existe, celle du mode de production capitaliste, qui n’est rien d’autre que la contradiction entre le prolétariat et le capital. Lorsqu’à partir de la restructuration du capital et de ce cycle de luttes, le communisme se présente comme communisation, il ne s’agit pas de croire qu’enfin il se présente maintenant de façon réalisable tel qu’il aurait toujours été mais irréalisable.
Si nous considérons maintenant que les mouvements révolutionnaires passés ont été battus à partir de ce qu’ils étaient, qu’en eux se trouvait leur liaison intime avec leur contre-révolution, si nous ne refaisons pas l’histoire en supposant que ces révolutions auraient pu être autres, pour autant nous ne considérons en elles aucun manque, nous ne leur attribuons pas, en creux, la conscience actuelle qui est précisément le résultat de leurs échecs et des contre-révolutions. Les prolétaires russes de 1917, allemands de 1919, espagnols de 1936, français ou italiens de 1968, ont agi en tant que tels, ils ont mené les mouvements révolutionnaires ou les révoltes qui étaient les leurs en toute conscience et dans toutes leurs contradictions. Aucune de leurs actions n’étaient pour eux contingentes, la limite de leur mouvement leur a été imposé par la contre-révolution qu’ils avaient à combattre. Elle n’était pas pour eux une limite interne a priori indépassable, mais la nature même de leur combat.
Le processus révolutionnaire d’affirmation de la classe est double. Il est d’une part la montée en puissance de la classe dans le mode de production capitaliste et, d’autre part, son affirmation en tant que classe particulière et donc la préservation de son autonomie. Dans la nécessité de ses propres médiations (partis, syndicats, coopératives, mutuelles, parlement…) la révolution comme affirmation autonome de la classe (existence particulière pour elle-même face au capital) se perd elle-même, non comme révolution en général, mais bien comme affirmation de la classe. Sa montée en puissance se confond avec le développement du capital et contredit ce qui est pourtant son achèvement visé : son affirmation autonome.
Dans cette période révolutionnaire de l’après Première Guerre, dont les Gauches, dans leur pratique et leur théorie sont l’expression substantielle, les prolétaires se trouvent pris au piège de cette situation : dans son affirmation autonome, le prolétariat affronte ce qu’il est dans le capital, ce qu’il est devenu, il affronte sa propre puissance de classe en tant que classe du mode de production capitaliste. La révolution comme affirmation de la classe affronte son propre échec car la contre-révolution lui est intrinsèquement liée dans ce qui est sa raison d’être (et non parce qu’elle serait une « erreur » ou quelque chose impossible de toute éternité capitaliste par rapport à une norme connue, à une définition de la révolution). A partir de ce moment, les partis ouvriers deviennent le contenu de la contre-révolution au plus près de la révolution.
Avec le passage du capital en période de subsomption réelle du travail sous le capital (fin XIX / début XX), la montée en puissance de la classe, dans laquelle le travail se pose comme essence du capital, se confond avec le développement même du capital. Toutes les organisations qui formalisent cette montée en puissance qui, dans le cadre du capitalisme, ne peut que se formaliser organisationnellement, à partir de la première guerre mondiale, peuvent se poser en gestionnaires du capital, elles peuvent devenir en tant que telles la forme aigüe de la contre-révolution.
La révolution, dans les années qui suivent 1917, est toujours affirmation de la classe, Le prolétariat cherche à libérer contre le capital sa puissance sociale existante dans le capital et sur laquelle il calque son organisation et fonde sa pratique révolutionnaire. Ce qui lui confère sa capacité à promouvoir cette large affirmation qui définit « l’élan révolutionnaire » de cette période de l’après Guerre devient sa limite. La spécificité de cette période par rapport au programmatisme classique représenté par la social-démocratie d’avant 1914 dans toutes ses tendances (mais aussi l’anarchisme et le syndicalisme révolutionnaire) réside dans le fait que l’affirmation autonome de la classe contre le capital entre en contradiction avec sa montée en puissance à l’intérieur du capital, parce que cette montée en puissance est totalement intégrée dans la reproduction du capital. Tragiquement, cette affirmation trouve sa raison d’être, son fondement dans cette intégration. Ce qu’est la classe dans le mode de production capitaliste est la négation de son autonomie tout en étant la raison d’être et la force de cette même volonté d’affirmation autonome. Les contre-révolutions sont prises en charge par les organisations ouvrières. L’histoire impétueuse de l’entre-deux-guerres, de la révolution russe à la guerre d´Espagne, est celle de la liquidation de cette question.
Que le prolétariat ne puisse et ne veuille plus rester ce qu’il est n’est pas une contradiction interne de sa nature, un donné de son être, mais le fait de son rapport contradictoire au capital dans un mode de production toujours historiquement spécifique. C’est le rapport de cette marchandise particulière qu’est la force de travail au capital, en tant que rapport d’exploitation, qui est le rapport révolutionnaire. Posé ainsi, il est forcément une histoire, celle de cette contradiction. Chaque cycle de luttes est historiquement défini, aucun n’est le mouvement du communisme en général (même dans des conditions particulières) qui ne fut pas poussé à terme pour des raisons que l’on serait toujours incapable de produire. Dans tous les cycles de luttes jusqu’à la période actuelle, c’est à la révolution telle qu’elle existait réellement que nous avions affaire. C’est-à-dire comme affirmation du prolétariat puisant la force et le contenu de son autonomie dans sa condition même à l’intérieur du mode de production capitaliste. Les échecs apparaissent alors pour ce qu’ils sont, des limites inhérentes, dans la mesure même où la révolution implique sa contre-révolution.
La fin d’un cycle de luttes
Ce que nous pouvons dire maintenant de ces mouvements, nous le disons maintenant, et si nous disons pourquoi ces mouvements ont été battus nous le devons aux combats tels qu’ils ont été menés et à la contre-révolution qui les a écrasés (les contre-révolutions sont aussi et surtout notre rapport aux révolutions passées). Notre analyse est un résultat, le résultat ne préexistait pas dans la chose. Pour nous, maintenant, toute l’importance de ces révolutions réside dans ce qui nous apparaît comme leurs contradictions internes, dans leur impossibilité telle que produite dans les termes mêmes où ces luttes existaient et étaient vécues. C’est par tout ce qui pratiquement et théoriquement est pour nous maintenant l’impossibilité de la révolution programmatique que nous nous relions à l’histoire des luttes passées et à la continuité de la production théorique. C’est pour cela que nous privilégions ce qui fut souvent des courants marginaux ou des opinions « hérétiques », car en eux c’était la critique sur ses propres bases, inclue en elle, de la révolution comme affirmation du prolétariat et libération du travail qui existait et non l’existence potentielle ou embryonnaire de la révolution telle que maintenant elle se présente. C’est ce qui nous relie à ces mouvements, ce qui en fait notre héritage vivant. Nous ne cherchons ni des leçons, ni des ancêtres.
Notre point d’observation actuel n’est pas un absolu, mais c’est le nôtre aujourd’hui, et c’est le seul que nous avons. Nous ne visons pas à une appréhension éternelle du communisme parce que celle-ci n’existe pas. Bien sûr, nous n’avons pas de point de vue autre que la lutte des classes de notre époque. La production théorique n’est pas un piédestal pour observer le monde ; elle est tout au plus la critique de son époque en elle et une recomposition présente de son passé. Bien sûr que si dans cinquante ans la révolution n’a pas eu lieu, d’autres analyseront les limites de notre vision actuelle et reprendront une analyse globale des cycles luttes passés à partir de celui qui sera alors le leur.
Mais, tant que le combat a lieu, ce point de vue et ces luttes sont ce que nous sommes, c’est-à-dire notre force qui deviendra peut-être notre limite. Nous savons que si, dans le cycle de luttes actuel, c’est agir en tant que classe qui est la limite même de l’activité de classe du prolétariat, rien n’est joué d’avance et que la contradiction sera rude à dépasser, mais nous savons aussi que, pour nous, maintenant, le communisme est l’abolition de toutes les classes et que là se trouve le dépassement de ce que nous pouvons comprendre comme les limites antérieures des luttes de classes.
Quelles conditions faisaient défaut en 1917 en Russie, en 1918 en Allemagne, en 1936 en Espagne : les objectives ou les subjectives ? Le capitalisme avait-il trouvé après 1945 la voie d’une accumulation sans crises, avait-il « échappé » aux contradictions de sa valorisation, ou était-il entré en « décadence », c’est-à-dire dans une crise finale prolongée déterminée par son incapacité à développer les forces productives et posant l’alternative révolution prolétarienne mondiale ou destruction finale de l’humanité ? En quoi consistait enfin la nouvelle production socialiste et par quelles phases devait passer le fameux « dépérissement » de la valeur durant la transition au communisme ?
La montée en puissance, et surtout le changement de contenu des luttes de classes à la fin des années 1960, ferma le cycle ouvert en 1918 – 1919 par la victoire de la contre-révolution en Russie et en Allemagne. Ce cours nouveau des luttes mit du même coup en crise la théorie-programme du prolétariat et toute sa problématique. Il ne s’agissait plus de savoir si la révolution était l’affaire des Conseils ou du Parti. Avec la multiplication des émeutes de ghetto et des grèves sauvages, avec la révolte contre le travail et la marchandise, le retour du prolétariat sur le devant de la scène historique marquait paradoxalement la fin de son affirmation. À l’Ouest, il n’avait plus l’air aussi définitivement intégré que l’avaient soutenu les intellectuels modernistes. À l’Est, il luttait de nouveau vigoureusement contre l’exploitation bureaucratique. Mais ni à l’Ouest, ni à l’Est, les prolétaires ne tendaient à construire le pouvoir des Conseils, qui avait été cinquante ans plus tôt la forme la plus radicale et basiste de cette affirmation. La grève générale sauvage de Mai 1968 en France n’avait pas produit d’organes spécifiques de gestion ouvrière. Durant le long « Mai rampant » italien, les conseils d’usine et de zone, s’ils manifestaient l’auto-organisation de la classe sur ses objectifs propres — tels que la limitation des cadences, la réduction des écarts catégoriels de salaire, ou l’échelle mobile — ne tendaient pas du tout à s’emparer de l’appareil productif que les jeunes prolétaires immigrés du Sud ne songeaient qu’à fuir. Et même la grève insurrectionnelle polonaise de décembre 1970 n’avait pas une tendance gestionnaire bien nette, à la différence de ce qui s’était produit en 1956 en Hongrie.
Le prolétariat multipliait les grèves, les sabotages, les pillages, voire fuyait les villes et le travail salarié dans la « vraie vie » des communautés ; il donnait ainsi à sa révolte la forme d’un « communisme utopique ». Ce qui n’avait rien de révolutionnaire et tout de l’alternative, mais excluait en tout cas toute affirmation dictatoriale de la classe et toute transition au communisme, que ce soit sous la forme conseilliste ou sous la forme léniniste.
Enfin, on ne pouvait plus penser le dépassement du capital dans les termes d’un quelconque dépérissement de la valeur, des classes, et de l’État. Des masses de gens comprenaient intuitivement que le communisme n’était ni une nouvelle organisation sociale ni un nouveau mode de production, mais la production de l’immédiateté des rapports entre individus singuliers, l’abolition sans transition du capital et de toutes ses classes, prolétariat inclus. Pourtant la pratique nouvelle du prolétariat dut achever de bloquer le système des questions du programmatisme avant qu’une véritable rupture intervienne dans la théorie. Le dépassement du programme passa donc d’abord par la réaffirmation de sa version radicale originelle contre les limites des révolutions prolétariennes vaincues, fixées par la contre-révolution victorieuse sous les formes du bolchevisme et du réformisme social-démocrate. L’Ultragauche connut une seconde jeunesse.
L’ULTRAGAUCHE ET SA CONTRADICTION
On peut appeler ultragauche, toute pratique, organisation, théorie, qui définissent la révolution comme affirmation du prolétariat et simultanément critiquent et rejettent toutes les médiations qui sont la montée en puissance de la classe à l’intérieur du mode de production capitaliste (organisations politiques, syndicalisme, parlementarisme…) par laquelle seulement peut exister cette affirmation. En cela, l’ultragauche est une contradiction en procès. Cette contradiction constitue toute la richesse et l’intérêt de l’ultragauche. En poursuivant un but dont elle supprime tous les moyens rationnels et pratiques de réalisation, elle est constamment un problème pour elle-même. La limite sur laquelle butent sans cesse ses théoriciens est de conserver un être révolutionnaire du prolétariat, être véritable qui doit se révéler, en le séparant de la classe telle qu’elle existe dans le mode de production capitaliste. D’où la mystique de l’autonomie / auto-organisation qui doit être la révélation de l’être véritable et toujours là de la classe qui va faire exploser, dépasser, la façon dont elle existe comme classe de ce mode de production[4].
L’ultragauche est l’expression d’une contradiction bien réelle. Ce qu’est la classe dans le mode de production capitaliste est devenu la négation de son autonomie tout en étant la raison d’être et la force de cette même volonté d’affirmation autonome. L’affirmation de la classe se heurte, dans cette phase de la subsomption réelle, à sa limite intrinsèque : la montée en puissance de la classe, que l’affirmation implique et qui seule l’autorise. La révolution comme affirmation de la classe se trouve prise dans cette contradiction qu’elle ne peut dépasser. C’est dans ce qui constitue la révolution elle-même, que la contre-révolution trouve sa force, et la capacité de l’abattre.
La pratique révolutionnaire et sa théorie persistent à concevoir la révolution comme affirmation de la classe, mais ne peuvent plus se reconnaître dans aucune manifestation ou aucun mode d’existence immédiat de la classe. C’est ce que par une formule fétiche, « les prolétaires eux-mêmes », cherche à conjurer l’ultragauche. L’ultragauche développe un programmatisme épuré de tout ce qui a trait à la montée en puissance de la classe. Elle se réfère à une classe telle qu’elle existerait en rupture avec son existence dans la reproduction du capital, et suppose que cette classe est toujours celle qui existe sous toutes les « mystifications » (démocratie, partis, syndicats, et toutes les formes de « substitutionnisme ») ; il lui faut une nature révolutionnaire de la classe. En tant qu’il serait le mode de révélation de cette « nature », d’un être caché de la classe, le spontanéisme s’impose comme un concept central de cette théorie.
Le prolétariat doit se nier comme classe du capital, acquérir son autonomie, pour réaliser ce qu’il est vraiment : la classe du travail social et son organisation. C’est là que s’enracinent toutes les perspectives de l’ultragauche. Mais, chaque fois qu’un tel mouvement semble se dessiner, la réalité impose de voir que ce que le prolétariat « est vraiment » est ce qui permet d’exister à ce que l’ultragauche ne comprend que comme des médiations, des mystifications et des détournements. Cette réalité s’est constamment imposée à l’ultragauche, mais sa propre problématique lui interdisait de la théoriser et de la comprendre, mais non d’intérieurement la subir et de la traduire dans les termes de sa problématique.
L’autonégation du prolétariat : une sortie illusoire de la contradiction
Cette critique des modes d’existence de la classe ouvrière dans le mode de production capitaliste (en tant que force de travail et sous les formes de partis et syndicats) ne peut pas laisser indemne cet être même comme nature révolutionnaire qui doit se libérer. Toute théorie de la révolution comme affirmation du prolétariat doit posséder en son fondement une nature révolutionnaire de la classe, inversement, toute nature révolutionnaire n’existe que pour se libérer Cependant, en effectuant la critique des moyens de la montée en puissance de la classe à l’intérieur du mode de production capitaliste, l’ultragauche supprime toute effectuation possible de cette affirmation, si ce n’est dans une mystique de l’autonomie enfin pure, mystique constamment contredite par la réalité historique et l’évolution même de l’auto-organisation et des conseils. Prise dans cette contradiction, sans sortir de sa problématique, l’ultragauche en arrive à concevoir le prolétariat comme faisant la révolution, portant le communisme, en étant en contradiction avec et en détruisant tout ce qui fait son existence immédiate dans cette société et toutes les formes organisationnelles et toutes les pratiques qui peuvent l’exprimer. Sans sortir de sa problématique et de ses impasses, l’ultragauche trouve, comme on le verra, dans l’autonégation du prolétariat, sa forme théorique ultime. Cette théorie de l’autonégation se généralise dans les milieux ultragauches au début des années 1970 avant de se révéler a posteriori comme la dernière étape avant un dépassement global de la problématique. Ce fut dans ce bref espace de temps que l’Internationale Situationniste (I.S) apparut comme le nec plus ultra de la production théorique.
Redéfinir cet être révolutionnaire du prolétariat fut l’objet même du travail théorique de l’IS. Pour l’IS, il s’agissait toujours de produire l’abolition du capital comme le mouvement, l’affirmation d’un être révolutionnaire du prolétariat, mais d’un être qui maintenant aurait eu pour contenu sa propre négation. Dans la dialectique du capital, c’est-à-dire le mouvement dans lequel il se reproduit dans sa contradiction avec le prolétariat, celui-ci est pour l’IS « le travail du négatif », le négatif à l’œuvre. C’est ainsi que l’I.S remit en cause toutes les catégories du programmatisme, sans sortir de sa problématique (cf. dans ce livre l’exposé consacré à l’IS).
« La révolution n’est pas l’affirmation de la classe telle qu’elle existe » répète l’ultragauche qui, dans sa contradiction constitutive, nous mène au point où on peut la quitter et faire autre chose. A vouloir tenir l’identité entre l’être de la classe dans le capital et son être communiste (sans médiations), l’ultragauche nous conduit au bord du dépassement de sa problématique. Il n’y a plus de médiation entre le prolétariat et le communisme, mais l’ultragauche pensait cela programmatiquement, c’est-à-dire en n’effectuant pas le saut pratique et théorique que cette proposition contient en elle-même : la négation de la classe par elle-même dans la révolution, dans l’abolition du capital. Mais il fallait un nouveau cycle de luttes pour que cela apparaisse comme une situation, comme un rapport du prolétariat au capital, et non comme l’ultime avatar d’une nature révolutionnaire.
C’est l’affirmation de la classe en elle-même, qui constituait la limite de ce cycle, et non quelques modalités de sa réalisation, ou des conditions historiques immatures. En considérant l’ultragauche comme une problématique, c’est-à-dire comme une totalité, on s’interdit de considérer ses formes théoriques ou pratique « les plus avancées », c’est-à-dire celles qui déstabilisent intérieurement sa problématique, comme le modèle absolu de la lutte de classe, comme les tenants de la « vraie auto-organisation » ou du communisme invariant et plus ou moins humain, continuent à le faire.
La persistance du programmatisme et sa critique en actes
En confirmant à l’intérieur de lui même une identité ouvrière, en intégrant la reproduction du prolétariat dans son propre cycle, en subsumant sa contradiction avec le prolétariat comme sa dynamique même, le capital fait du travail son propre rival à l’intérieur de lui-même : rapport conflictuel tout à fait différent, il est vrai, de celui du programmatisme de l’époque classique de la fin du XIXe siècle (cf. le texte La révolution prolétarienne ajouté à cette seconde édition). Cette rivalité est même pour le capital la grande faiblesse intrinsèque de cette première phase de la subsomption réelle (allant jusqu’à la scission du cycle mondial de l’accumulation en deux aires rivales), qui éclatera dans la crise de la fin des années 60 / début des années 70, sous diverses formes plus ou moins radicales, et que la restructuration qui s’ensuivit a eu pour contenu essentiel d’éliminer.
C’est là le fondement de la dynamique persistante du programmatisme dans cette première phase de la subsomption réelle. La relation programmatique classique entre la montée en puissance de la classe et son affirmation autonome s’en est trouvée bouleversée. Dans un premier temps, entre 1917 et 1939, les termes sont dans une situation de violente conflictualité tout en s’impliquant. En effet, au moment où l’affirmation autonome de la classe trouve sa légitimité absolue dans une montée en puissance de la classe à l’intérieur du capital telle qu’elle est incluse dans celui-ci, elle ne peut qu’affronter cette montée en puissance qui est la négation de son autonomie. La violence de ce processus entre 1917 et 1939, à l’intérieur même du prolétariat, dans sa contradiction avec le capital, laisse place, après 1945, à une période où l’affirmation autonome se situe et se considère elle-même comme extérieure et différente de la montée en puissance. Mais elle ne peut que se référer sans cesse à cette montée en puissance, car cette dernière est devenue simple rivalité (le plus souvent dans le cadre de la revendication de la démocratie) à l’intérieur de la reproduction du capital. C’est la période de la « marginalisation des révolutionnaires ».
La thèse centrale défendue dans les exposés qui suivent est que toute la problématique théorique de l’ultragauche exprime une situation, un cours de la lutte de classe, dans lesquels la révolution comme affirmation de la classe ne peut plus se reconnaître aucune médiation, ni même reconnaître dans l’existence immédiate de la classe sa possibilité d’existence. Mais, demeurant affirmation de la classe, la pratique révolutionnaire et la théorie révolutionnaire ne peuvent reconnaître cet évanouissement sans se condamner elles-mêmes. C’est le point extrême où pratiquement, comme auto-organisation du prolétariat, comme rupture de son implication avec le capital et affrontement avec toutes les formes organisationnelles de cette implication — et théoriquement comme analyse et défense de l’autonomie du prolétariat — , parvient le cycle de luttes qui s’achève au début des années 1970.
Ce mouvement fut brisé, il y eut défaite ouvrière. « Mai 68 » est battu, « l’automne chaud » italien (qui dura trois ans) aussi, les vagues de grèves sauvages américaines et britanniques également, comme le mouvement assembléiste espagnol, etc., sans oublier toute l’insubordination sociale qui avait gagné toutes les sphères de la société. La défaite n’a pas l’ampleur de celle de 1917 – 1936, mais la restructuration en jeu n’est pas non plus de même ampleur, on reste dans le même mode de subsomption. Ce qui n’empêche qu’il y ait défaite et restructuration / contre-révolution.
Toutes les impasses de la production théorique reposaient sur le fait de ne pas concevoir le développement du capital comme une succession de cycles de luttes posant des stades différents de la contradiction entre le prolétariat et le capital, mais uniquement comme une accumulation de conditions par rapport à une nature révolutionnaire du prolétariat qui devait se dégager. En fait, tout était déterminé par l’absence de théorisation de la restructuration du rapport entre le prolétariat et le capital. En conséquence on ne pouvait considérer ce qui se passait comme un cycle de luttes s’achevant, mais comme un processus à radicaliser, qui n’aurait pas accompli tous ses possibles, qui n’aurait pas été, pour une raison ou une autre (mais toujours extérieure au stade de la contradiction), pur et dur.
On est alors amené à privilégier tel ou tel aspect dans les luttes, à chercher à les radicaliser à partir de l’un de leurs éléments, et donc à ne pas considérer les termes d’un cycle de luttes comme constituant une totalité. Toutefois, si l’on peut faire aujourd’hui cette critique, ce n’est que sur la base du nouveau cycle de luttes. C’est le nouveau cycle de luttes dans son contenu et les possibilités qu’il ouvre qui délimitent les caractéristiques de l’ancien cycle et le posent comme tel. La compréhension théorique d’un cycle dans sa particularité historique est « rétroactive », mais ce processus n’est ni formel ni unilatéral, il est fondé sur le fait qu’un cycle de luttes n’existe qu’en produisant son dépassement de par la situation et la pratique spécifique du prolétariat.
Dans la crise de la fin des années 60, alors que les acquis théoriques issus de l’ultragauche apparaissent de plus en plus comme reposant sur une contradiction dans les termes (affirmation du prolétariat et critique de toutes les médiations), la notion d’autonégation du prolétariat[5]commence à être formalisée en tant que telle, comme débouché théorique de la « critique du travail » qui semble être le dernier mot de la critique du programmatisme. Ce n’est pas alors la notion en tant que telle qui importe mais le mouvement pratique de la lutte de classe contre les syndicats, le parlementarisme et la condition salariée, dans les émeutes, pillages, grèves sans revendications, absentéisme, sabotages etc., qui se développe. D’autant plus qu’à aucun moment dans ce mouvement pratique n’émerge une quelconque organisation ouvrière. Mais le mouvement ne passant pas à la réalisation du contenu positif du communisme, la théorie de l’autonégation se trouva comme en apesanteur.
Cette implication réciproque entre autonomie et autonégation ne pouvait ni théoriquement, ni pratiquement, se stabiliser. C’était de façon flagrante toute l’impossibilité interne, à partir du rapport nécessaire entre ses termes, de l’ancien cycle qui devenait manifeste au travers de cette relation. En produisant l’autonégation comme son développement final, c’était elle-même que l’auto-organisation remettait en cause au travers de ce qui demeurait tout de même sa substance : la défense de la condition prolétarienne et la prise en charge de la classe par elle-même à partir de sa situation spécifique dans le mode de production capitaliste.
La « période 68 » revivifiait la perspective programmatique dans la mesure seulement où elle en était la critique en actes, sa contradiction vécue, elle en ressuscita les formes les plus radicales et corollairement les impasses les plus productives (l’ultragauche). Dans la « période 68 », l’ultragauche exprime en une forme épurée les limites et les contradictions du cycle de luttes qui s’achève alors.
LA PERIODE 68
La période de la fin des années 1960 et du début des années 1970 fut la période de la première crise et du premier mouvement révolutionnaire relevant des contradictions et de l’histoire de la subsomption réelle du travail sous le capital. Mais en raison des caractéristiques de cette première phase de la subsomption réelle, nous pouvons dire maintenant que les questions spécifiques de la révolution en subsomption réelle du travail sous le capital ne furent pratiquement posées qu’au travers de la liquidation du mouvement ouvrier et de tout ce qui pouvait se fonder sur une identité ouvrière ouvrant la voie à l’affirmation du prolétariat comme classe dominante. Ce qui fut entrevu, c’est que le communisme n’est pas un mode de production et que l’abolition du capital ne pouvait être que la négation des classes et du prolétariat lui-même dans la production de ce qui fut appelé à l’époque « la communauté humaine ». Le contenu critique essentiel de Mai 68 et de toute cette période fut de se heurter pratiquement au fait que la révolution n’est pas une question de gestion, d’érection du prolétariat en classe dominante qui généralise sa situation, universalise le travail comme rapport social et l’économie comme objectivité de la société en tant que rapport entre les choses.
Le Mai français : quand une grève en cache une autre
En France, les ouvriers ont fui les usines occupées par les syndicats, les plus jeunes et d’autres ont rejoint la contestation étudiante. Mai 68 était la critique en actes et souvent « avec les pieds » de la révolution comme montée en puissance et affirmation de la classe. Les ouvriers n’ont réinvesti les usines qu’au moment de la reprise, souvent pour s’y opposer violemment.
Durant le mai 68 français, la grève bien visible, plus ou moins bien accompagnée ou même contrôlée par les syndicats, en cache une autre, celle plus difficilement repérable de ces ouvriers qui partent en grève plus ou moins spontanément dans une relation très ambigüe aux revendications et qui, en masse, disparaissent le temps de la grève et reprennent le travail sans rien avoir obtenu. Ce n’est pas une grève sauvage proprement dite, mais une grève qui se serait comme « décalée ailleurs » des rapports habituels de la conflictualité des rapports de travail. Dans Le Roman de nos origines, les rédacteurs de La Banquise (n° 2, p. 26) notent très justement : « Bizarrement, alors qu’on parle tant de gestion, on constate que les ouvriers se désintéressent de toute grève gestionnaire. Abandonner aux syndicats la maîtrise des usines est un signe de faiblesse mais aussi du fait qu’ils ont conscience que le problème est ailleurs (souligné par nous) ».
La plupart des comités d’action tentent de promouvoir l’auto-organisation et pourquoi pas la reprise des usines, ils n’agissent qu’au niveau « visible » de la grève et n’ont que très peu d’accroches sur elle, et se trouvent en rapport conflictuel avec la CGT. Les comités d’action ne voient que l’activité syndicale et cherchent à « l’améliorer » : que les occupations se rejoignent, que les revendications s’unissent. Bien sûr, dans la réalité, les choses ne sont pas aussi simples, il y a des ouvriers dans les usines et tous les syndicalistes ne sont pas des bureaucrates. Le besoin de contact est une réalité, mais son échec constant n’est peut-être pas le fruit du hasard ou de l’omniprésence syndicale. De ce point de vue, les regroupements les plus radicaux comme les CA (Comités d’action) de Censier[6] ou le Conseil pour le maintien des occupations (CMDO) ne peuvent faire guère plus que les autres face à la grande force tranquille de la CGT.
« La minorité radicale, elle, quitte l’entreprise et se retrouve avec d’autres éléments minoritaires, en compagnie d’étudiants, de gauchistes, de révolutionnaires. Le CMDO[7] est l’un de ces lieux où le gauchisme est tenu en lisière. Censier en est un autre. (…) Un peu avant 1968, l’IS, dans le n° 11 de la revue, répondait aux ultragauches que les situationnistes ne se souciaient pas de regrouper autour d’eux des ouvriers pour mener une action “ouvrière” permanente. Le jour où il y aurait quelque chose à faire, disait l’IS, les révolutionnaires seraient avec les ouvriers révolutionnaires. C’est ce qui se passa. Censier stimula et coordonna l’activité de minorités radicales, sinon révolutionnaires, dans de nombreuses entreprises. La critique des syndicats, timide au début, devint plus virulente à la fin des grèves. Les fractions extrémistes isolées sur les lieux de travail, trouvèrent là un point de rencontre. » (« Le Roman de nos origines », La Banquise n° 2, 1983, p. 26) Cela n’alla pas plus loin que la critique des syndicats car, poursuit le texte de la Banquise : « Mai 68 ne posa pas la question communiste. Les dons de ravitaillement témoignèrent d’une solidarité, non d’un début de dépérissement de l’échange marchand. La perspective communiste exista dans l’indéniable assouplissement des rapports immédiats, la rupture des barrières sociologiques, la vie sans argent pendant plusieurs semaines, dans le plaisir d’agir ensemble, en un mot dans cette esquisse communautaire qu’on observe à chaque grand mouvement social, même non révolutionnaire (Orwell, en Catalogne, en 1936). Les divers comités qui siégeaient à Censier débattaient naturellement de ce qu’il fallait faire pour aller plus loin. Il n’est pas si fréquent que de grandes assemblées comptant de nombreux ouvriers discutent du communisme. Le tract Que faire ?, réédité et diffusé à une centaine de milliers d’exemplaires, indique ce que le mouvement doit faire pour aller plus loin, ou simplement continuer : prendre un certain nombre de mesures simples mais qui rompent avec la logique capitaliste, afin que la grève démontre sa capacité de faire fonctionner autrement la société ; répondre aux besoins sociaux (ce qui rallierait les hésitants, la classe moyenne, que la violence – produit d’un blocage, réaction impuissante devant l’impasse – inquiète) par la gratuité des transports, des soins, de la nourriture, par la gestion collective des centres de distribution, la grève des paiements (loyers, impôts, traites) ; et montrer ainsi que la bourgeoisie et l’Etat sont inutiles. Le communisme ne fut présent en 1968 que comme vision. » (Idem, p. 26 – 27).
On ne peut pas chercher la limite d’un mouvement dans ce qu’il n’a pas fait, car non seulement on fait du communisme une réalité intemporelle et normative, mais encore on n’explique pas pourquoi il ne l’a pas fait. Ce que La Banquise appelle « le communisme comme vision » est entièrement inclus dans la limite interne de la période 68 qui, sur la base de l’identité ouvrière, veut la négation par elle-même de la classe ouvrière. Rappelons ici ce qui fut l’attente et l’espoir des situationnistes : « Si, dans une seule grande usine, entre le 16 et le 30 mai une assemblée générale s’était constituée en Conseil détenant tous les pouvoirs de décision et d’exécution, chassant les bureaucrates, organisant son auto-défense et appelant les grévistes de toutes les entreprises à se mettre en liaison avec elle, ce dernier pas qualitatif franchi eût pu porter le mouvement tout de suite à la lutte finale dont il a tracé historiquement toutes les directives. » (IS, n ° 12, p. 12).
C’est pris dans ses propres limites historiques spécifiques, dans ses propres contradictions, que le mouvement produit cette « vision » et il la produit précisément en tant que telle : comme vision. Sa limite ne consiste pas à ne pas avoir accompli cette vision, mais dans ce qui faisait qu’elle existait.
Ces CA veulent « faire passer de la grève passive à la grève active ». Mais qu’aurait pu être la grève de mai 68, comme grève active ? On peut présenter l’Italie en exemple, comme si les choses y avaient été plus « graves ». Ce n’est pas si sûr. En Italie, le mouvement de la fin des années 60 et du début des années 70 a été plus profond, plus long, plus ample, mais il est demeuré dans les cadres connus de la conflictualité liée à « l’ouvrier masse », de façon radicale mais tout de même dans ce cadre. En France, nous avons affaire à un objet plus difficilement identifiable.
Contrairement à ce qui se passe en Italie entre 1969 et 1972, en France, toutes les tentatives auto-organisatrices restent balbutiantes. C’est même à se demander si les syndicats n’ont pas représenté l’auto-organisation pour ce qu’il pouvait encore y avoir à auto-organiser. De façon moins « provocatrice », au-delà des alternatives exclusives à propos de revendication / sans revendication ou sections syndicales de base / spontanéisme, on peut considérer qu’auto-organisation et activité syndicale s’excluent tout autant qu’elles se nourrissent. Ne faudrait-il pas aller chercher l’auto-organisation là où on ne la cherche pas c’est-à-dire dans les aléas de l’activité syndicale ? Dans l’enquête de Philippe Gavi intitulée Les Ouvriers, publiée au Mercure de France (1970), un ouvrier lui-même responsable syndical de Rhône-Poulenc-Vitry raconte : « Maintenant on entend parler couramment de “grève sauvage” ou d’organisation spontanée. C’est faux. Ce sont les militants qui sont à l’origine de la grève qui lui ont donné sa structure. Ceci dit, si ces militants avaient suivi les orientations de leurs délégations syndicales, il n’y aurait pas eu une telle grève. Théoriquement la consigne aurait été de refuser de participer à des comités non syndicaux composés d’inorganisés. On a fait le contraire. On allait bien plus en avant que la Fédération. Tout au long de la grève, la Fédération a suivi. La base a pu prendre en main sa grève sans que nous soyons de nouveau chefs. Chaque comité de base a pris en main sa grève. Cela a beaucoup mieux marché que lorsqu’on a voulu organisé cela centralement. (…) La CGT pensait noyauter la grève en coiffant les comités de base avec l’exécutif syndical où elle était majoritaire. En fait, à la longue, les comités de base vont se renforcer et l’exécutif marche à vide. » (op. cit., pp. 312 – 313)
Si l’auto-organisation n’a pas pu prendre en France cette forme nette et distinguable que l’on repère en Italie (mais rapidement réinvestie dans l’activité syndicale), c’est que la massivité de la grève relevait peut-être d’autre chose, informalisable positivement dans les rapports conflictuels classiques.
En 68, en France, la vague de grève s’est imposée à tous comme une évidence. Qu’est-ce qui est évident dans cette vague de grèves ? L’extension des grèves bien sûr, mais aussi peut-être que cela va de soi que l’on arrête de travailler. Et là, nous ne sommes pas dans ce que l’on entend d’ordinaire par « grève sauvage ». A partir de là, deux grèves coexistent (jusqu’au moment de la reprise du travail qui va les faire se rencontrer) : une grève massive très difficilement définissable et une grève en gros syndicale qui n’englobe pas ni ne contrôle la première, mais se superposer à elle.
Il est vrai que les syndicats ont soigneusement lutté contre l’unité du mouvement et contre « l’unité des revendications », mais la rédaction de ces revendications ne fut, sauf quelques rares exceptions, qu’un pur exercice syndical[8]. Les travailleurs non plus n’ont jamais tenté d’unifier la grève et les revendications. Les syndicats n’ont pas lutté contre l’unité du mouvement, ils ont plutôt entériné une situation. La grève « visible » en a caché une autre dont l’unité ne pouvait pas prendre de forme.
L’activité syndicale a principalement consisté à empêcher la fuite des travailleurs, surtout les OS. Dans la fuite hors de l’usine et le débat « ouverture / fermeture », c’est par un vote avec les pieds que l’usine apparut comme n’étant plus la base d’une réorganisation ouvrière de la société. Il n’y eu aucune activité autogestionnaire dans aucune entreprise même si on en parlait presque partout. Il y eut une solution de continuité entre le déclenchement de la grève et l’occupation, ce furent deux activités différentes dans leur nature, la seconde n’était pas la suite naturelle de la première ; mais aussi solution de continuité dans leurs acteurs : ceux qui déclenchèrent les grèves ne s’investirent pas majoritairement dans les occupations et ceux qui occupèrent n’étaient pas majoritairement à l’initiative de l’arrêt du travail.
En encadrant, freinant, contrôlant, et prenant la tête de cette grève « visible », l’activité syndicale n’organisa finalement qu’elle-même. C’est toute la contradiction de l’époque qui traverse la classe ouvrière, l’activité syndicale se superposant à « l’autre grève », ne la brisant qu’en s’y superposant (et parce qu’elle a la possibilité de s’y superposer) et non en en prenant la tête et en la contrôlant. C’est au moment de la reprise que la rencontre est devenue momentanément conflictuelle.
Si la reprise du travail, contrairement à l’idée courante et souvent juste qui en fait le moment de l’abattement et de la dispersion, fut, avec son déclenchement, le moment le plus délicat, c’est qu’il fut le moment où la masse des ouvriers « évaporés » durant la grève réapparaît. C’est à ce moment que sur de nombreux sites, paradoxalement, la grève se durcit. Dans cette « relance de la grève », une unité (une synthèse des « deux » grèves) peut s’ébaucher, dans la mesure où à Grenelle les syndicats ont joué gros et ont semble-t-il perdu. Ce moment de la reprise du travail est certainement le moment le plus intéressant de la grève. Dans la grève de 68, ce moment doit être considéré comme une phase particulière et pas seulement comme l’achèvement du mouvement qui l’a précédé. C’est le moment de la rencontre, le moment où l’on voit que la grève « visible » avait non pas englobé ou contrôlé la grève générale mais s’était superposée à elle. Au moment de la reprise, elle doit s’imposer comme la forme unique de cette grève et cela ne va pas de soi. Les tentatives d’unité prennent à ce moment là un autre contenu reliant la grève « visible » à « l’autre ». Dans les usines, la participation aux opérations de dépouillement des votes de reprise est plus importante que la participation aux occupations. On voit les gens qui s’étaient « évaporés » venir demander des comptes. Tout le monde connaît le petit film « la Reprise du travail aux usines Wonder » : face à une ouvrière qui hurle son refus de « retourner dans cette taule », on voit les délégués syndicaux mais aussi des gauchistes (certainement des « maos ») chercher à la convaincre de rentrer en lui disant que le combat continuera à l’intérieur. Personne n’y croit. C’est le moment de peur de Séguy à Billancourt, c’est le moment où à Peugeot (Sochaux) deux ouvriers sont tués par les CRS et l’un de ces derniers jeté dans une cuve d’acide.
C’est ainsi que devenait évident que la révolution n’était plus l’aboutissement de la montée en puissance de la classe à l’intérieur du mode de production capitaliste, montée en puissance s’achevant dans son affirmation en classe dominante, en pouvoir des Conseils ouvriers ou en Etat socialiste. « Mai 68 » ne resta pas dans cette négation car le capital en subsomption réelle du travail sous le capital avait soumis toute la reproduction sociale, tous les aspects de la vie.
Le Mai français : de la révolte ouvrière à la communauté humaine en passant par l’aliénation
La révolution ne pouvait plus se limiter à changer les propriétaires des usines, ni même se limiter au procès de production. En englobant toute la vie quotidienne, la révolution était la négation de la condition prolétarienne et ne pouvait être révolution qu’à cette condition. C’est de cette façon que le mouvement de mai posa, dans l’histoire de la lutte de classe, la nécessité d’abolir le prolétariat, mais ce ne fut que de cette façon.
La révolte ouvrière contre la condition ouvrière, révolte contre tous les aspects de la vie, était prise dans un déchirement. Elle ne pouvait s’exprimer, devenir effective qu’en se retournant contre sa base réelle, la condition ouvrière, mais non pour la supprimer, car elle ne trouvait pas en elle-même le rapport au capital qui eut été cette suppression, mais pour s’en séparer. D’un côté, un mouvement ouvrier fort aux racines encore solides, la confirmation dans le capital d’une identité ouvrière, une puissance reconnue de la classe mais une impossibilité radicale à transformer cette puissance en force autonome et en affirmation révolutionnaire de la classe du travail, de l’autre, cette impossibilité était positivement l’extension de la révolte à toute la reproduction sociale, révolte au travers de laquelle le prolétariat se niait.
La révolution ne pouvait être que la négation de la condition ouvrière mais il fallait chercher celle-ci, non dans le rapport du prolétariat au capital, mais dans l’universalité de l’aliénation. Aliénation universelle et par là humaine, celle-ci se justifiait elle-même par la contestation des modes de vie imposés, de la consommation, de la « prospérité capitaliste ». Cette révolte contre la condition ouvrière qui s’étendait hors du procès de travail produisait sa raison d’être en dehors d’elle-même. Comme universalité de l’aliénation, elle s’autonomisait de ses conditions réelles, elle apparaissait non pas découler directement de la situation de l’ouvrier, mais être un fait de l’ensemble de la société, de l’ « aliénation universelle » dont l’ouvrier était le résumé, la condensation (Marcuse et les théoriciens de l’Ecole de Francfort devinrent à la mode). Ce n’est pas un hasard si cette révolte ne devint effective que dans sa rencontre avec la contestation étudiante. Elle se détacha d’elle-même, devint étrangère à elle-même et se dédoubla en une révolte ouvrière enfermée dans son impasse et la même ayant pris, pour elle-même, une forme autonome et mystérieuse : la révolte contre tous les aspects de la vie mettant l’ouvrier en lumière et en mouvement en tant qu’être universel et par là humain. Si cette révolte contre la « totalité de la vie » a été comprise comme « révolte humaine », c’est que l’on ne pouvait alors considérer que le prolétariat puisse aboutir, à partir de sa situation même en tant que classe, à autre chose que son affirmation et au mieux à l’impossibilité de celle-ci.
Durant toute la période de la fin des années 1960 et du début des années 1970, en France, en Italie et ailleurs, la remise en cause de l’affirmation du prolétariat et de la révolution comme émancipation du travail, n’a été qu’une détermination interne de cette affirmation et de cette émancipation. Le mouvement demeurait programmatique y compris dans sa remise en cause.
L’enjeu sur la compréhension de cette période est actuel et il est double : c’est une phase spécifique de la lutte de classe qui s’achève et non des pratiques éternellement adéquates à ce qu’est le communisme, mais conjoncturellement inabouties ; les contradictions que le programmatisme développe à partir de lui-même ne sont pas la fin de la lutte de classe et de la révolution comme pratique de classe.
Détachées du reste du mouvement, les pratiques qui remettent en cause l’affirmation de la classe et l’émancipation du travail deviennent des éléments précurseurs d’une perspective aclassiste de la révolution. A contrario, se trouverait ainsi justifiée l’identification de toute lutte ouvrière au programmatisme. La critique du programmatisme se confond alors avec un abandon de la révolution comme action du prolétariat, c’est-à-dire d’une classe. Le programmatisme devenant identique à l’action ouvrière et vice versa, toute remise en cause ou manifestation des impasses de la lutte programmatique dans cette période de la fin des années 1960-début des années 1970 est assimilée à un dépassement, à un au-delà de l’action en tant que classe et du simple fait qu’il y ait encore des classes.
Dans la « période 68 » la lutte de classe exprime mais ne dépasse pas les limites et les impasses de l’ancien cycle de luttes, celui de l’identité ouvrière, de l’autonomie, de l’auto-organisation. L’affirmation de la classe et l’émancipation du travail était le contenu de ces mouvements, ce n’est que dans ce contenu et à partir de lui que l’on peut comprendre sa crise et sa remise en cause. Rien d’étonnant alors à ce que l’on ait vu apparaître une puissante affirmation autonome de la classe mais, ne sachant quoi faire d’elle-même, elle n’a pas tranché durablement avec l’activité syndicale. En cela, elles diffèrent fondamentalement des actions menées durant la période des années 1920.
Le Mai rampant italien : l’ambigüité du « vogliamo tutti »
En Italie, les revendications quantitatives des OS font sauter tout l’appareil conceptuel de l’idéologie ouvrière du travail. Au moyen de revendications quantitatives sans phrases, c’est tout le dispositif programmatique de la lutte de classe qui est miné, mais non dépassé. Il est exact que le développement des luttes italiennes de 1962 à 1975 sont d’une part le fait des franges récemment prolétarisées de la jeunesse, d’individus issus du milieu rural du sud et que c’était une révolte clamant : « vogliamo tutti », mais, d’autre part, concrètement, cela s’exprimait par des revendications touchant tous les aspects du travail. Ce qui est déterminant, ce n’est pas seulement l’origine de cette fraction de la classe ouvrière, mais simultanément son arrivée dans la « grande usine », dans le quartier ouvrier, etc. Cette immigration interne s’intègre (souvent conflictuellement) à une classe ouvrière structurellement en contrat à durée indéterminé avec un emploi stable. Les systèmes de protection sociale sont plus ou moins garantis et les systèmes institutionnels encadrant la force de travail (pour le meilleur et pour le pire) fonctionnent. S’il s’agit d’une remise en cause interne au programmatisme, c’est que ce dernier, dans cette première phase de la subsomption réelle, est lié à une « classe ouvrière stable ». Par « classe ouvrière stable », nous n’entendons pas le parcours individuel de tel ou tel prolétaire ni même de fractions du prolétariat, mais des structures d’exploitation et de reproduction définissant la force de travail. En outre si cette fraction de la classe ouvrière jeune et venue du sud est importante dans les luttes des années 1960, il ne faut pas pour autant en surestimer l’importance au point d’en faire l’unique et indépendant acteur de ces luttes.
Les ouvriers peuvent « tout vouloir », mais « tout vouloir » en tant qu’ouvrier : généraliser leur condition, émanciper le travail, s’approprier les moyens de production, devenir classe dominante, etc. La classe ouvrière peut tout vouloir et le programmatisme être la forme et le contenu adéquat de cette affirmation totale d’être la société. Ce qui s’est passé en Italie (comme en France au même moment mais d’une autre manière) ne se limite pas à cela, loin de là, mais « vouloir tout » ce n’est pas automatiquement être au-delà du programmatisme.
Dans les luttes italiennes de la fin des années 1960 et du début des années 1970, l’auto-organisation et l’autonomie contiennent leur remise en cause à l’intérieur d’elles-mêmes avant de se figer et de devenir la simple expression de l’existence du prolétariat comme limite de sa propre lutte en tant que classe. L’autonomie et l’auto-organisation étaient, sur la base d’une identité ouvrière confirmée à l’intérieur de la reproduction du capital, la pointe extrême du cycle de luttes s’achevant dans les années 1970, comportant leur propre critique et remise en cause dans leur manifestation même. Cependant, ces critiques et remise en cause ne peuvent être détachées de ce dont elles sont la critique et de ce qui est remis en cause.
Entre d’une part, cette frange ouvrière constituée par les jeunes ouvriers lumpenisés venus du sud et réputés imperméables aux vieilles traditions ouvrières et à la valeur du travail et, d’autre part, la classe ouvrière traditionnelle du nord encore habitée par l’identité ouvrière, c’est l’incompréhension et la franche hostilité. C’est exact, mais le tableau réel est nettement plus complexe ; on ne s’affronte jamais que lorsque l’on s’implique. Les luttes de cette « frange » sont les limites et les impasses de l’identité ouvrière. On ne peut séparer les termes de cette façon tranchée, comme si à l’ancien s’opposait quelque chose de radicalement nouveau, comme si les deux éléments étaient étrangers l’un à l’autre de telle sorte que l’un des termes, pris en lui-même annoncerait ou serait même déjà de l’ordre de l’au-delà de la « perspective classiste ».
Les grèves annonçant celles qui eurent lieu durant « l’automne chaud » viennent de loin, ce n’est pas une classe ouvrière toute novice qui entre sur scène en 1969. Les actions de cette classe ouvrière sont imbriquées à l’intérieur de la mise en place même du fordisme en Italie, dans l’après-seconde guerre mondiale. En 1959, dans l’industrie métallurgique et mécanique du Nord, la base se bat pour l’interdiction des heures supplémentaires et pour la prise en compte de cette revendication par les syndicats. Durant ce même mouvement, les ouvriers imposent aux trois grands syndicats italiens l’organisation de piquets de grève communs. Les mouvements de base contre les heures supplémentaires éclatent dans les entreprises du Nord tout au long de l’année 1960. A Turin, dès 1960, Panzieri souligne que des assemblées de base contestent aux syndicats la direction de la lutte. Par ailleurs, durant l’été 1960, des émeutes éclatent en Italie à la suite de l’autorisation donnée par le gouvernement au MSI (neo-fasciste) de tenir son congrès à Gênes, la « citadelle ouvrière ».
C’est la plus jeune génération d’ouvriers qui est la plus déterminée dans ces affrontements. Il faut alors constater que les jeunes ouvriers fraîchement arrivés du Sud laissent douze d’entre eux morts lors de ces émeutes pour défendre une « citadelle ouvrière ». Si les affrontements sont si violents c’est que comme l’écrit Quaderni Rossi dans un texte fondé sur des interviews d’ouvriers : « le fascisme évoque le spectre de la domination de classe dans sa forme la plus pure ». Un ouvrier déclare : « Pour moi le fascisme c’est le patron ». Les « nouveaux ouvriers » que certaines analyses présentent comme « étrangers aux traditions du mouvement ouvrier », non seulement sont loin de signifier la fin de la lutte de classe, mais encore s’inscrivent à l’intérieur d’une tradition ouvrière et d’une identité ouvrière qu’ils mettent en crise sans la dépasser. Aux débuts des années 1960, les premiers numéros de Quaderni Rossi qui tentent de cerner la nouveauté de ces luttes sont publiés avec la coopération des sections locales à Turin et Milan de la CGIL. Cette classe ouvrière dite sans tradition n’apparaît pas subitement en 1969, c’est elle que l’on retrouve dans les luttes les plus dures, dès le milieu des années 1950, dans les usines les plus modernes du nord de l’Italie, où elle accompagne la mise en place et le fonctionnement du fordisme.
Ces nouvelles formes et revendications sont intriquées avec les organisations du mouvement ouvrier. C’est à une conférence de la fédération turinoise du PSI, au début de 1961, qu’Alquati, qui anime les Quaderni Rossi, présente L’enquête sur FIAT où il défend l’idée selon laquelle les ouvriers tendent à passer d’une critique de leur travail individuel à une remise en question de la rationalité de la division du travail dans l’entreprise considérée dans sa totalité. Contre l’organisation du travail, les critiques des ouvriers révèlent de l’intérêt pour la question de la gestion ouvrière, « même si ces jeunes ouvriers n’ont jamais entendu cette expression », conclut-il. Cependant, quand de nouvelles grèves sauvages sans revendications éclatent à la FIAT en 1963, Alquati lui-même revient sur ses analyses précédentes et, contre la CGIL qui défend une perspective autogestionnaire, il soutient qu’une telle perspective est maintenant destinée à limiter la lutte des ouvriers contre l’organisation du travail en voulant la leur faire prendre en charge, donc en défendant la neutralité de l’organisation de la « grande usine » et des forces productives.
Les interrogations d’Alquati ne reflètent pas qu’une évolution théorique personnelle (sa critique, à ce moment là, des thèses de Socialisme ou Barbarie), elles sont significatives des contradictions de la lutte de classe dans cette période. Une identité ouvrière forte, confirmée dans la reproduction du capital existe sur la base de la « grande usine », de l’intégration de la reproduction de la force de travail dans le cycle propre du capital. Mais, les raisons mêmes qui la font exister lui interdisent immédiatement tout début de réalisation, de passage à l’effectivité.
Il ne suffit pas d’être un jeune prolétaire venu du Sud et lumpénisé pour être la critique de la valeur travail et pour être dans son action la remise en cause des « valeurs ouvrières ». Encore faut-il que la période de la lutte de classe soit celle de la crise du programmatisme, sinon une telle chose serait survenue en Lorraine à l’arrivée des Polonais ou à Détroit à l’arrivée des Piémontais. Cela signifie que l’action de cette frange ne peut être comprise en elle-même, elle n’est pas autoréférentielle, elle ne tient pas le sens de son action d’elle-même mais de la situation d’ensemble de la lutte de classe dans laquelle elle est immergée et dont elle ne fait qu’exprimer les limites et les impasses.
Le cycle de luttes suivant (le cycle de luttes actuel) n’est pas la victoire de ces éléments « radicalement nouveaux » par leur accession à l’indépendance. Si l’on peut parler avec raison de l’anti-ouvriérisme de mai 68, on ne peut en parler sans parler simultanément de son ouvriérisme et de cet anti-ouvriérisme comme une détermination interne, une contradiction interne, de cet ouvriérisme à cette époque. Cet anti-ouvriérisme avec, en France, son discours post ou crypto-situ, ou, en Italie, son contenu « transversaliste-alicien »[9], disparaît en même temps que ce dont il n’est que la critique comme détermination interne. Plus fondamentalement, le refus du travail des années 1960 ou du début des années 1970 n’est pas le même que celui des années 1990 ou 2000. Le premier se résout dans l’action revendicative ou une séparation d’avec la condition ouvrière, le second est une attaque de tout ce qui définit cette condition comme attaque de ce que l’on est. En trente ans, on passe de Bologne 1977 aux émeutes des banlieues françaises de 2005 et d’ailleurs…
La remise en cause du cadre hiérarchique par les revendications égalitaires, le fait de bousculer le rapport entre avant-garde active et masse passive par les cortèges ouvriers, mais aussi l’affirmation « nous avons tous les mêmes besoins », ne sont rien d’autre que la lutte revendicative et sa perspective : l’émancipation du travail. Le livre de Giachetti et Scavino sur les luttes à Turin raconte tout cela, et significativement le titre demeure : « La FIAT aux mains des ouvriers (c’est nous qui soulignons) » (Ed. Les nuits rouges, 2005). Mais, contrairement aux Comités de fabrique de 1920, ils n’avaient rien à en faire.
L’O.S., qu’il soit du Sud ou du Nord de l’Italie, de Biskra ou de Ouarzazate, n’a rien à prendre en charge, n’a rien à gérer, et ce qui le justifie et le fait encore agir comme membre d’un grand mouvement ouvrier est la négation même de l’autonomie nécessaire au moindre début de réalisation d’une quelconque affirmation de lui-même en tant qu’ouvrier et d’émancipation du travail.
Cette contradiction interne au cours de la lutte de classe apparaît en Italie d’une façon bien concrète, à partir du milieu des années 1960, dans l’extension des luttes en dehors de l’usine. D’une part, la figure centrale de la classe ouvrière italienne, celle par qui est structurée toute la lutte de classe, est celle du Triangle industriel Milan – Turin – Gênes et, dans ce Triangle, principalement les ouvriers productifs des grandes entreprises. D’autre part, une telle concentration implique et n’existe que par la socialisation et la massification de la classe ouvrière au-delà du procès de production immédiat. La lutte ouvrière c’est aussi la ville, les transports, le logement, toute la vie sociale. En englobant toute la vie quotidienne, la lutte de classe devient un refus de la condition ouvrière, mais elle n’englobe toute la vie quotidienne qu’à partir de l’usine, cette extension même n’existe que sous le leadership, la tutelle de l’ouvrier de la grande usine : Turin, c’était FIAT. Ce mouvement contient en fait une contradiction entre d’une part la figure centrale de l’identité ouvrière, encore dominante et structurant la lutte de classe, à partir de laquelle il existe et, d’autre part, la lutte sur l’ensemble de la reproduction qui ne peut alors donner tout ce qu’elle contient, c’est-à-dire la remise en cause de la condition ouvrière elle-même, du fait du premier terme. La lutte sur le salaire est le lieu qui est celui de cette contradiction, là où elle devient concrète. Ce que les operaistes, dans une problématique et une perspective programmatique, ont théorisé comme « salaire politique » ou « auto-valorisation de la classe ouvrière » était, comme pratique, comme lutte particulière, cette contradiction où, à partir de sa situation même comme ouvrier et, à l’intérieur de celle-ci, était remise en cause sa reproduction en tant que tel. La revendication du pouvoir ouvrier dans l’usine coexiste avec le refus de vivre en dehors comme un ouvrier et d’être employé comme ouvrier dans cette usine même. La lutte de classe se développe dans cette configuration hautement instable et contradictoire dans laquelle c’est le travail qui se refuse à fonctionner, dans le capitalisme, comme force de travail. L’autonomie en est le résultat et l’utopie pratique : exister pour soi comme travail.
En Italie, Espagne et ailleurs, l’auto-organisation et ses impasses
La lutte de classe exprime mais ne dépasse pas les limites et les impasses de l’ancien cycle de lutte, celui de l’identité ouvrière, de l’autonomie, de l’auto-organisation. Le « refus du travail » et « l’auto-négation du prolétariat » (voir plus loin) furent les ultimes appellations idéologiques de ces limites. Il faut voir l’intrication entre les luttes d’OS en Italie et les Comité Unitaires de Base (CUB) qui naissent dans ces luttes et sont impulsés par elles. Grisoni et Portelli dans leur livre Luttes ouvrières en Italie de 1960 à 1976 (Ed. Aubier-Montaigne) résument ainsi les choses : « La formulation est malheureuse nous ne devrions pas titrer nouvelles formes de lutte, mais nouveaux organes de lutte. En effet, les formes de lutte en 68 – 69 dépendent étroitement de l’apparition d’organes ouvriers autonomes qui ont permis le développement de nouveaux types de lutte. L’auto-organisation ouvrière (puis populaire) sera le trait saillant et décisif de cette période. Autour de lui se distribue l’ensemble de la nouveauté politique en matière d’intervention, de gestion, et d’action directe. A travers “l’automne chaud” et les mois qui le précédèrent, s’est affirmée, confirmée et renforcée l’autonomie ouvrière, c’est-à-dire la capacité des travailleurs à élaborer leurs propres revendications, d’une part, et de l’autre, à inventer, gérer, et organiser leurs propres modes d’intervention. La suite montrera que cette capacité a été, pour l’essentiel, récupérée par les organisations traditionnelles et utilisée pour leur compte comme force dynamique de transformation (souligné par nous). » (op. cit., p.127). A propos des CUB, les auteurs poursuivent : « Les CUB seront certainement la structure la plus originale en la matière. Ils se sont développés dans de nombreuses usines et ont acquis un solide enracinement ouvrier, préfigurant peut-être, aux yeux des travailleurs, les premiers germes de la mise en œuvre d’un pouvoir qu’ils avaient conscience de posséder mais n’avaient jamais pu exercer. » (idem, p.130).
Cependant, les secteurs ouvriers en lutte ont été incapables de créer une assemblée unitaire et le mouvement a été récupéré par la CGIL et ses « comités d’atelier ». L’échec ne tient pas à un problème ou à un manque d’organisation, mais au fait que cette organisation ne dépasse pas le processus d’affirmation ouvrière et en cela, dans cette fin des années 1960, à la différence des années 1920, il implique de lui-même sa « récupération ». En effet, depuis les années 1920, la subsomption réelle est passée par là. Si l’autonomie ne parvient pas au bout d’elle-même, ne serait-ce qu’organisationnellement, c’est à son contenu qu’elle le doit. Le problème général de cette période, à la différence des années 1920, est précisément dans le fait que, de par son contenu, l’autonomie implique sa récupération et qu’opposer la « vraie » autonomie à l’autonomie « récupérée » ne mène à rien. Le mouvement dit des « autoconvocations » en Italie en 1984 montre précisément la sclérose de l’autonomie dans la défense d’une « composition de classe » que la restructuration a déjà largement bouleversée[10].
A la fin des années 1970, la persistance de l’appellation Autonomie n’indique plus que le décalage entre la représentation idéologique et le niveau réellement atteint par le mouvement. A Bologne, et ailleurs en Italie en 1977, l’usine n’est plus le centre de la lutte qui se situe au niveau de la reproduction d’ensemble du rapport social capitaliste. L’affrontement avec l’Etat s’effectue au-delà d’une problématique de prise de pouvoir. Cependant, le discours est toujours celui d’une perspective d’affirmation ouvrière comportant sa remise en cause. Le mouvement se fracture entre secteurs « privilégiés » et précaires, et se perd dans la critique de la vie quotidienne. Dans les années qui suivent, partout, l’auto-organisation devient purement et simplement une limite incontournable et nécessaire de la lutte de classe.
L’autonomie ne peut être que programmatique, parce qu’elle est par nature l’autonomie ouvrière. Le mouvement de 1969 est toujours un mouvement d’affirmation du prolétariat et d’émancipation du travail. C’est sa caractérisation dominante, ce n’est que dans cette caractérisation dominante et à partir d’elle que l’on peut comprendre ce qui alors en elle est sa remise en cause, son impossibilité. Ce sont ces mêmes OS qui sabotent et organisent les défilés qui se regroupent dans les CUB comme à Pirelli ou se retrouvent à l’Assemblée ouvriers-étudiants de Turin. C’est cette situation qui fait toute l’originalité et l’importance tant historique que théorique de cette période.
C’est le capital qui a généralisé la condition de prolétaire et ce dernier n’a rien à libérer, rien à gérer, rien à prendre en charge. Cependant, dans le même mouvement, dans sa reproduction, le capital lui confère une existence pour lui-même bien repérable comme force collective et sociale légitimée par la reproduction même du capital à lui contester la définition de la société. Là est, dans ses propres termes, l’impossibilité du programmatisme dans cette époque : ses velléités d’existence, sa liaison essentielle avec le syndicalisme. Son échec existe dans sa condition d’existence. Durant toute cette période le programmatisme et sa critique sont intriqués. Ce n’est qu’à la condition que la contradiction entre le prolétariat et le capital comporte la production et reproduction d’une identité ouvrière que le capital lui-même produit et confirme, dans sa propre reproduction, que la lutte du prolétariat peut avoir pour contenu, dans sa contradiction avec le capital en subsomption réelle, sa propre affirmation et l’émancipation du travail.
Comme nous l’avons vu, le principe de l’autonomie ouvrière, défendu par la Gauche germano-hollandaise depuis les années 1920, tant comme pratique que comme théorie, est une crise de l’affirmation du prolétariat, disons une crise du programmatisme classique. En effet, dans l’autonomie, le processus révolutionnaire se situe en opposition, en rupture, avec toutes les médiations menant de la classe telle qu’elle est dans le mode de production capitaliste à la révolution par transcroissance, montée en puissance de la classe dans ce mode de production. Dans la dynamique autonome, la révolution réside dans toutes les pratiques du prolétariat pouvant manifester une rupture avec l’intégration et la défense de sa condition à l’intérieur de la reproduction du capital. Comme on le verra plus loin, l’auto-négation du prolétariat ou à l’extrême l’abandon de toute perspective classiste sont alors l’aboutissement idéologique de cette rupture, l’aboutissement de l’autonomie et de l’auto-organisation.
Comme l’avait annoncé le mouvement des autoconvocations en Italie, en France, à partir des coordinations cheminotes de 1986, l’auto-organisation devient la forme dominante de toutes les luttes, elle n’est plus rupture d’avec toutes les médiations par lesquelles la classe serait une classe du mode de production (rupture libérant sa nature révolutionnaire), elle n’est plus qu’une forme radicale du syndicalisme. Toute lutte revendicative de quelque ampleur ou de quelque intensité est maintenant auto-organisée et autonome. Auto-organisation et autonomie sont devenues un simple moment du syndicalisme. L’auto-organisation et l’autonomie sont l’ultime idéologie programmatique sous laquelle opère une sorte de syndicalisme radical à laquelle se résume au mieux la plupart des théories et pratiques révolutionnaires en circulation.
De même en Pologne, durant les émeutes et grèves de 1970, il n’existe aucune tentative gestionnaire. En revanche, en 1979 / 1980, apparaissent quelques balbutiements de volonté de gestion ouvrière ou de « contrôle ouvrier » et, dans Solidarité, se forme une tendance dite « autogestionnaire » qui se scinde elle-même en gauchistes et majoritaires. Les premiers amenés par Staniszki sont pour l’auto-organisation à la base et font de la propagande sur le thème de l’autogestion. Les seconds, menés par Milewski, développent le thème des « travailleurs gérants » (et non pas propriétaires), contre la nomenklatura, ils sont pour l’autogestion de toutes les activités sociales sur la base des organisations syndicales. Une telle perspective trouve naturellement sa place à l’intérieur du syndicat.
Avec le mouvement des Assemblées en Espagne (1976−1977−1978), on peut dire que là aussi le mouvement autonome des travailleurs et l’auto-organisation se placent immédiatement en articulation avec le problème de la place et de l’organisation du syndicalisme, même s’il s’agit de la CNT (qui connaît à ce moment là son grand débat sur « syndicat de masse » ou « syndicat d’action directe »). A La Roca, c’est sur la question de la représentativité des délégués que le conflit éclate. Le patronat refuse de reconnaître la représentativité des délégués élus en Assemblée qui avaient exigé que tous les délégués démissionnent de leurs responsabilités dans le syndicat officiel. Mais, après 95 jours de grève et l’échec des tentatives de créer une « solidarité active », La Roca demeurait une exception au cœur du Bajo Llobregat où vivait et travaillait un prolétariat respectueux de la stratégie syndicale du courant majoritaire des Commissions Ouvrières. Cette articulation avec le syndicalisme ne doit pas faire disparaître le fait que le mouvement auto-organisé des Assemblées s’est très souvent développé dans une nette confrontation avec les syndicats. Cependant si l’on regarde à La Roca ou à Vitoria le contenu de l’affrontement entre mouvement auto-organisé et syndicats, on s’aperçoit qu’il porte sur l’extension de la grève, sur sa « popularisation ». On retrouve le même rapport dans la grève de la métallurgie à Sabadell : confrontés à l’initiative de la base ouvrière, les syndicats acceptent le recours à l’Assemblée. Mais, en même temps, ils réussissent à préserver l’autonomie bureaucratique des organes dirigeants de la grève (Assemblée de délégués) par rapport à cette masse d’ouvriers militants. Il n’y avait pas un réel contrôle de la base ouvrière sur l’Assemblée des délégués et sur la Commission représentative chargée de négocier. Cette séparation et l’incapacité des travailleurs à la surmonter en assurant eux-mêmes la direction de la lutte permirent aux CCOO et à l’USO de s’opposer aux appels à la généralisation de la grève et de condamner la formation de piquets de grève.
L’articulation immédiate du mouvement des assemblées lui-même avec les syndicats n’est que le corollaire de la propre faiblesse de ses enjeux en tant que mouvement d’auto-organisation ouvrière. En 1978, les élections syndicales permirent de combler le vide laissé dans les usines par la dislocation des syndicats verticaux (franquistes). Ce qui éclaire a posteriori le mouvement des Assemblées lui-même en tant que moment particulier de cette recomposition syndicale qui accompagne tout le mouvement. L’ensemble du mouvement des Assemblées se trouve confronté à une reprise en main syndicale (y compris de la part de la CNT qui élimine ses « conseillistes » et autres « spontanéistes ») car il s’est lui-même, en pratique, constamment articulé avec le problème syndical en Espagne, dans la période 1976 / 1977. Contrairement aux apparences, l’auto-organisation, en tant que forme et contenu des luttes, fut extrêmement faible. Le mouvement des Assemblées s’est constamment posé pratiquement le problème du syndicalisme et non de l’autonomie par rapport aux syndicats, laissant les mains libres aux syndicats pour négocier, ou pour agir quand l’usine est trop grande. Il paraît évident en Espagne que l’appartenance de l’auto-organisation comme perspective révolutionnaire à une époque révolue ne laisse plus à ses partisans le choix qu’entre la récupération manipulatrice (CNT) ou l’incantation (groupe Bicicleta de Madrid ou Autonomie ouvrière de Vigo).
La lutte de Vitoria (janvier-mars1976) est de nature légèrement différente. « Vitoria a été dans ces mois de janvier à mars 1976, une grande école d’unité et de solidarité ouvrière, mais surtout, Vitoria a représenté pour le reste de la classe travailleuse un mouvement qui a apporté des idées nouvelles dans les schémas d’organisation (…) dans le contenu politique des luttes ouvrières ; (…) les structures politiques qui sont apparues ici dépassaient les projets orthodoxes du syndicalisme traditionnel. L’assemblée ouvrière élit ses représentants et peut les révoquer (…). La lutte y fut essentiellement politique : la classe ouvrière en fut consciente et elle a posé un rapport de pouvoir à pouvoir. Peu après que les conflits eussent commencé, les positions strictement économique étaient déjà dépassées (…) On est allé jusqu’à refuser des solutions particulières pour chaque usine. Des Assemblées d’usine se tenaient dans les églises et dans les quartiers ouvriers ; des Assemblées de femmes et de quartiers proliféraient aussi. A un moment donné, on est arrivé à une situation où tout le peuple était organisé en Assemblées, dans une démocratie de type totalement différent de la démocratie bourgeoise formelle. (…) Il fut créé un énorme réseau d’organisations de base – Assemblées d’usines, interentreprises, groupes de femmes, réunions de quartiers…, etc. – le tout embrassant l’ensemble de la vie sociale dans une ville moderne (…) Le processus déclenchant finalement la répression brutale de l’Etat capitaliste (quatre morts, plusieurs blessés, innombrables arrestations et licenciements). » (Spartacus, n° 7). Dans le cas de la lutte de Vitoria, on est bien dans le cadre de l’auto-organisation ouvrière qui irrigue l’ensemble de la société. Mais si elle ne se dépasse pas en tant que telle, l’auto-organisation ouvrière, qui pose la question du pouvoir et de la reproduction d’ensemble du rapport social, se trouve renvoyée à une existence de pouvoir alternatif. La généralisation de l’auto-organisation ouvrière devient pouvoir alternatif particulier et ne peut être qu’irrémédiablement battue. La lutte de Vitoria montre le moment du point de bascule entre l’auto-organisation avec son échec nécessaire et son dépassement en mesures communisatrices. Il ne peut plus y avoir de perspective sociale ouvrière de « double pouvoir ».
Au Portugal en 1974, si les luttes ouvrières et paysannes n’ont jamais remis en cause la circulation de l’argent, ni l’existence et le rôle de l’Etat (au contraire, les salariés se tournaient vers lui), les récupérations d’entreprises furent très nombreuses, le plus souvent dans des industries pauvres, de technologie simple, employant une main-d’œuvre peu qualifiée. En général, ces occupations répondaient à une déclaration de faillite, réelle ou fictive, à la fermeture de l’entreprise par son propriétaire. Cela ne signifie pas que ces mouvements sont sans importance ou qu’ils appartiennent au passé, comme le montre l’Argentine au début des années 2000. Il ne s’agit pas d’invoquer la limite de ces mouvements en disant qu’ils n’ont pas aboli l’échange et l’argent, on ne peut pas leur reprocher de ne pas faire ce qu’ils ne peuvent pas, par nature, faire. Comme ailleurs, le trait essentiel est bien, pour ces mouvements de se tourner immédiatement vers l’Etat qui les élimine plus ou moins pacifiquement dès qu’il s’est à nouveau stabilisé. C’est là que se situe l’essentiel de l’impossibilité de ces mouvements et de la manifestation de leurs limites si on les compare avec les années 1920 ou même avec l’Espagne de 1936 / 1937. Ce type de mouvement peut toujours être présent tout au long de la période actuelle mais ils ont irrémédiablement perdu leur « nature » de perspective révolutionnaire. De même, en Argentine, en 2002, les ouvriers sont restés des ouvriers, les entreprises des entreprises, les marchandises des marchandises, etc. Même « réalisé », le mythe de l’autogestion généralisée ayant « aboli l’Etat et la domination de la classe capitaliste » ne serait toujours que la gestion des entreprises — de toutes les entreprises — et de leur liaison, de leurs échanges, d’où renaîtraient la valeur et l’Etat.
Depuis les années 68, et encore plus maintenant, il ne s’agit pas de dire que l’auto-organisation ou même les tentatives de gestion ouvrière n’existent plus, mais il importe de faire ressortir des luttes de classe telles qu’elles sont que l’autonomie et l’auto-organisation sont le premier acte de la révolution, mais que la suite s’effectue contre elles.
L’autonomie, comme perspective révolutionnaire se réalisant au travers de l’auto-organisation, est paradoxalement inséparable d’une classe ouvrière stable, bien repérable à la surface même de la reproduction du capital, confortée dans ses limites et sa définition par cette reproduction et reconnue en elle comme un interlocuteur légitime. Elle est la pratique, la théorie et le projet révolutionnaires de l’époque du « fordisme ». Son sujet est l’ouvrier et elle suppose que la révolution communiste est sa libération, celle du travail productif. Elle suppose que les luttes revendicatives sont le marchepied de la révolution et qu’à l’intérieur du rapport d’exploitation le capital reproduise et confirme une identité ouvrière. Tout cela a perdu tout fondement.
Bien au contraire, actuellement, dans chacune de ses luttes, le prolétariat voit son existence comme classe s’objectiver dans la reproduction du capital comme quelque chose qui lui est étranger et que, dans sa lutte, il peut être amené à remettre en cause. Dans l’activité du prolétariat, être une classe devient une contrainte extérieure objectivée dans le capital : être une classe devient l’obstacle que sa lutte en tant que classe doit franchir. Cet obstacle possède une réalité claire et facilement repérable, c’est l’auto-organisation et l’autonomie.
On ne peut parler d’autonomie que si la classe ouvrière est capable de se rapporter à elle-même contre le capital et de trouver dans ce rapport à soi les bases et la capacité de son affirmation comme classe dominante. L’autonomie suppose que la définition de la classe ouvrière n’est pas un rapport mais lui est inhérente. Il s’agissait de la formalisation de ce que l’on est dans la société actuelle comme base de la société nouvelle à construire en tant que libération de ce que l’on est.
De la fin de la première guerre mondiale jusqu’au début des années 1970, l’autonomie et l’auto-organisation n’étaient pas simplement la grève sauvage et un rapport plus ou moins conflictuel avec les syndicats. L’autonomie était le projet d’un processus révolutionnaire allant de l’auto-organisation à l’affirmation du prolétariat comme classe dominante de la société, au travers de la libération et de l’affirmation du travail comme organisation de la société. En dégageant la « véritable situation » de la classe ouvrière de son intégration dans le mode de production capitaliste, représentée par toutes les institutions politiques et syndicales, l’autonomie était la révolution en marche, la révolution potentielle. Si cela était explicitement le propos de l’ultragauche, ce n’était pas qu’une idéologie. L’ultragauche, les forces syndicales, les grands partis communistes, les puissantes social-démocraties ont appartenu au même monde, celui du mouvement ouvrier, de la révolution comme affirmation de la classe. L’affirmation de l’être véritablement révolutionnaire qui se manifestait dans l’autonomie n’aurait pu avoir le moindre début de réalité s’il n’avait pas été le « bon côté désaliéné » de la même réalité qui vivait dans un puissant mouvement ouvrier « encadrant » la classe. Le mouvement ouvrier était lui aussi la garantie de l’indépendance de la classe prête à réorganiser le monde à son image, il suffisait de révéler à cette puissance sa véritable nature, en la débureaucratisant, en la désaliénant. Il n’était pas rare que les ouvriers passent de la constitution, nécessairement éphémère, d’organisations autonomes de luttes à l’univers parallèle du stalinisme triomphant ou en Europe du nord dans le giron de puissants syndicats. Autonomie et mouvement ouvrier se nourrissaient et se confortaient mutuellement. Le dirigeant stalinien était peut-être « le pendant ouvrier du patron de droit divin », mais il était aussi le pendant institutionnel de l’autonomie. L’auto-organisation comme théorie révolutionnaire avait un sens dans les conditions exactement identiques à celles qui structuraient le « vieux mouvement ouvrier ». L’auto-organisation c’est la lutte auto-organisée avec son prolongement nécessaire l’auto-organisation des producteurs, en un mot le travail libéré, en un mot encore, la valeur.
L’OBSOLESCENCE DE L’ULTRAGAUCHE ET LE COURS CHAOTIQUE DES RUPTURES THEORIQUES
Le mouvement de 1968 en France a tout contesté sans aller au-delà de l’exigence du « pouvoir aux travailleurs ». Les vieux slogans de la gestion ouvrière ont ressurgi, mêlés à ceux plus modernes des « situs » qui, dans une expression parfaite de la situation, exaltaient à la fois le pouvoir ouvrier et le refus du travail! Les grèves sauvages se sont ensuite multipliées dans plusieurs pays développés. Mais la tendance gestionnaire d’autres grèves, celles-là bien encadrées par les syndicats (comme celle de Lip[11]), indiquait à l’évidence la nécessité d’une clarification du contenu de la révolution. La propagande autogestionnaire ou conseilliste était plus que jamais à côté de la question. L’autogestion rassemble tous les travailleurs comme salariés et reproduit donc toutes les catégories du capital, celui-ci est matérialisé dans les structures de la machinerie, dans l’habitat, dans les familles étriquées, etc. Une autogestion généralisée signifierait donc une acceptation généralisée du capitalisme. Il apparait que c’était l’économie qu’il s’agissait de détruire, on commença à parler de communisation qui si elle ne se fait pas en un jour, dès le début est la prise de mesures communistes irréversibles.
Comme on l’a vu, la grève générale de Mai n’a pas créé d’organes spécifiques ressemblant même de loin à cette mythique « forme enfin trouvée de l’émancipation du prolétariat » : elle n’a créé ni des organes communaux, ni des organes d’entreprise de sa dictature. De plus, les grèves sauvages, parfois sans revendications, qui se multipliaient aux Etats-Unis et en Europe occidentale ne manifestaient pas une tendance bien nette des travailleurs à prendre en mains la production. Sous la subsomption réelle du capital disparaît toute perspective autogestionnaire. La conscience d’ouvrier ou de producteur de valeurs d’usage disparait sous la conscience de prolétaire ou de producteur de plus-value. La réalité historique des conseils était devenue idéologie dans l’interprétation conseilliste faisant de l’organisation des travailleurs dans et à partir de l’entreprise la destruction des rapports de production capitalistes.
Les conseillistes continuaient pourtant à opposer la gestion ouvrière à la gestion capitaliste, sans se demander si ces deux formes si opposées en apparence n’ont pas en réalité le même contenu : la non-abolition du travail salarié, de l’échange, et de la médiation politique, c’est-à-dire la reproduction du rapport d’exploitation. Pour eux, l’autonomie des luttes ouvrières, l’auto-organisation des travailleurs en dehors des syndicats et contre eux, était le critère suffisant pour décider si les luttes allaient ou non dans le bon sens : celui de l’arrachement à la classe capitaliste de l’appareil productif et de la mise en place, à travers la construction du pouvoir international des Conseils, de la gestion ouvrière.
Il fallut donc reprendre toutes ces questions à la base.
Pannekoek et tous les théoriciens de référence de l’Ultragauche avaient substitué à l’encadrement du prolétariat par le parti son auto-éducation dans la lutte historique, réduisant ainsi le processus de caducité de la valeur, la contradiction en procès qu’est le développement du capital, à une accumulation d’expériences du prolétariat se rapprochant tantôt à petits pas et tantôts par bonds de son essence révolutionnaire postulée. Malgré cette opposition constante des conseillistes à la conception léniniste du parti, leur perspective restait également programmatique, puisqu’il y avait toujours une nature révolutionnaire du prolétariat ainsi qu’une reprise prolétarienne du développement et des catégories du capital.
Cependant, ce dégagement des apories de l’ultragauche qui commence, en France, dans la foulée de Mai 68 reprend la formule ésotérique de Marx affirmant que « le prolétariat est révolutionnaire ou n’est rien »[12]. Le prolétariat se manifestant seulement dans les moments de possible rupture était distingué, dans une solution de continuité, de la force de travail ou de la classe ouvrière normalement soumise au capital. C’est au travers d’une cascade de problèmes théoriques, chaque solution se révélant être une nouvelle question qu’émergea pleinement la théorie de la révolution comme communisation, c’est-à-dire autrement que le projet ahistorique et normatif qu’elle fut d’abord.
Communisme par impossibilité et humanisme (classe ouvrière et prolétariat)
Dans la décomposition de tout ce cycle historique pour lequel la révolution était la montée en puissance de la classe ouvrière et son affirmation comme classe dominante, s’imposait comme une évidence que la révolution devait être l’abolition de toutes les classes, c’est-à-dire fondamentalement la négation du prolétariat par lui-même. Mais, l’impossibilité du programmatisme a d’abord été immédiatement et spontanément identifiée avec l’abolition du capital et de toutes les classes. Les manifestations de l’impossibilité de l’affirmation devenaient ipso facto la révolution comme dépassement de toutes les classes. Le communisme n’était plus qu’une « solution » par impossibilité : impossibilité de l’affirmation du prolétariat identifiée immédiatement à la négation du prolétariat par lui-même ; impossibilité pour le capital à se débarrasser de la valeur identifiée immédiatement à la capacité du prolétariat à le faire. Dans ce dispositif théorique, quand il s’agissait de la classe ouvrière, il ne pouvait être question de révolution et quand il s’agissait de révolution, il ne pouvait être question de la classe ouvrière, d’où la « trouvaille théorique » de la classe ouvrière et du prolétariat, consistant à opposer classe ouvrière (capital variable) et prolétariat (irreproductibilité révolutionnaire). Une fois distingué et même opposé ce qui fait du prolétariat une classe de ce mode de production et ce qui en fait une classe révolutionnaire, la théorie de la révolution ne pouvait devenir qu’une phraséologie. Dans cette construction conceptuelle, le prolétariat se trouvant être un concept vide, l’humanisme est venu le remplir pour que le système jusque là fonctionnant à l’impossibilité retrouve une positivité. La question, jamais résolue car insoluble, était alors de savoir quelle est cette essence humaine s’incarnant dans la situation de classe. La construction avouait elle-même son blocage par l’affirmation de son incapacité à parler dans le présent et l’existant de la révolution : le présent et la révolution se trouvaient dans une situation logique d’exclusion réciproque.
En ce qui concerne le problème du contenu de la révolution, cette critique du conseillisme montrait bien qu’il ne s’agissait pas d’opposer la gestion ouvrière à la gestion bureaucratique mais de s’attaquer, pour écraser les forces de la contre-révolution, aux rapports de production capitalistes : au travail salarié, à l’échange marchand, à la division en secteurs et entreprises. La révolution restait en dernière analyse affirmation subjective de l’essence révolutionnaire de la classe ou saut du prolétariat hors de son existence dans le capital. La révolution comme communisation n’était pas ancrée dans les limites et les contradictions internes de la lutte des classes parce qu’elle n’était pas le simple produit du développement de la contradiction qu’est l’exploitation.
Pour sortir de là, il fallait reconnaître, voir, ce qui se passait : la restructuration du mode de production capitaliste, c’est-à-dire de l’exploitation, de la contradiction entre le prolétariat et le capital, la formation d’un nouveau cycle de luttes.
Il fallait rouvrir l’histoire.
Il fallait récuser toute nature révolutionnaire du prolétariat, toute dialectique révolutionnaire transhistorique s’incarnant dans cette nature : les deux mamelles de l’idéologie humaniste. Il s’agissait de tout ramener à l’exploitation comme contradiction historique déterminée et à l’implication réciproque entre le prolétariat et le capital. A cette unique condition, la question de la relation des luttes actuelles à la révolution pouvait redevenir une question ouverte, c’est-à-dire non téléologique. Elle n’était subsumée sous aucune autre, elle était traitée dans ses propres termes immédiats ; son occultation par la nature révolutionnaire de la classe était supprimée ainsi que l’analyse théorique comme suite de jugements portés de façon normative sur la lutte des classes telle qu’elle est au nom des potentialités qui seraient contenues dans cette nature. Dans ce cas de figure, la question est résolue parce qu’on a tout fait pour qu’elle ne se pose pas. Il suffit d’attendre que, dans ces oscillations, au travers de ses avancées et de ses échecs, la lutte du prolétariat coïncide avec son modèle, lui-même conforme à cette nature (ce qui a force d’essayer ne saurait manquer de se produire).
Cette critique humaniste du conseillisme refusait toute apologie du prolétariat « tel qu’il est », c’est-à-dire toute politique de défense de la condition ouvrière, d’autre part, elle affirmait que le communisme n’est pas la maîtrise prolétarienne du développement capitaliste, mais la suppression du salariat, de l’échange, et de l’État, la suppression de toutes les classes. Cependant, cette critique conservait bien des traits du programmatisme.
Le prolétariat, dans son nouvel « assaut », ne tendait pas à gérer la société capitaliste, mais pas plus à « prendre des mesures communistes irréversibles ». C’est parce que la situation était en pratique paradoxale, qu’elle produisait une théorie paradoxale : un néo-programmatisme impossible, où la révolution était censée s’accomplir en deux temps. Tout d’abord le prolétariat – l’incarnation négative de l’humanité communiste future – se sépare de la classe ouvrière qui n’est que la fraction variable du capital et même, à la limite, une classe contre-révolutionnaire. Comme négatif de l’humanité, le prolétariat peut seulement commencer à s’attaquer aux rapports sociaux capitalistes, il ne peut fonder la communauté humaine. Il faut donc, dans un second temps que, dans la crise, se forme à partir de cette classe encore limitée, encore particulière, une « classe universelle » identique à l’humanité, donc enfin positivement communiste. Le problème de cette « solution », c’est que l’ajout d’une étape supplémentaire entre la crise révolutionnaire et son dénouement ne nous fait pas sortir de l’impasse du programme. Elle nous y enferme, par le détour d’une surenchère spéculative qui atteint son apogée et son blocage dans l’investissement de l’autonégation par l’humanisme.
Autonégation et humanisme
Lorsque c’est dans la critique de tout ce qui « l’articule » comme classe du mode de production capitaliste que, dans la vision conseilliste et auto-organisationnelle, le prolétariat se pose comme classe révolutionnaire, le vers est déjà dans le fruit. Il en sortit, au début des années 70, sous la forme de l’idéologie de l’autonégation du prolétariat.
Durant la « période 68 », la liaison des pratiques immédiates du prolétariat avec la révolution au travers de tout ce qui était rupture d’avec les médiations politiques et syndicales exprimant l’intégration de sa défense et de sa reproduction dans le cycle propre du capital, s’est trouvée investie, comme contenu, par son débouché logique, mais simultanément contradictoire : l’autonégation du prolétariat. Cette jonction, en tant que telle, se voulait dépassement de toutes les catégories sociales préétablies. Elle embrassait l’ensemble de la reproduction sociale et contenait la critique de toutes les formes d’aliénation. Le paroxysme de cette problématique fut atteint lorsque, comme les situationnistes en 1968 – 1969, on chercha à concilier conseillisme, autogestion généralisée et autonégation du prolétariat. Mai 68, c’est le moment de l’ancien cycle de luttes où les termes de la contradiction interne de ce cycle sont parvenus à leur point de rencontre maximum, ce qui a fait la force paradoxale et la joie même de ce moment : s’affirmer en niant sa situation dans le mode de production capitaliste. L’auto-organisation et l’autonégation du prolétariat ont alors été les expressions conceptuelles de cette impossibilité de la révolution dans les termes mêmes où elle se posait, et non comme rapport à une norme de la vraie révolution ou, pire, à des conditions immatures. C’était là l’impossibilité de la révolution exprimée dans ses propres termes historiques spécifiques. Le point de rencontre maximum de ces termes a pu être le contenu d’un mouvement social, à l’intérieur duquel ces deux aspects corollaires de l’ancien cycle ont éphémèrement coexistés et pu s’interpénétrer, mais dans une implication réciproque définissant une unité contradictoire dans laquelle chacun est la limite de l’autre, et par là signifie l’impossibilité globale de la révolution dans ce cycle. Ce fut la fugace beauté de cette période : le « pouvoir ouvrier » et le « refus du travail ».
La négation du prolétariat par lui-même fut momentanément la « solution » apportée aux apories de l’ancien cycle de luttes. Avec le passage du capital en subsomption réelle, le problème de la définition du prolétariat comme classe révolutionnaire s’était considérablement obscurci du fait que la reproduction et la défense de la condition prolétarienne étaient intégrées dans la reproduction du capital. Dès les années 1920, il fallut alors reconnaître que l’on ne pouvait plus passer directement de ce que la classe est dans la société capitaliste à la révolution. Cette transformation a débouché sur une critique pratique de la relation pouvant relier, au travers d’un processus continu , d’un côté la classe définie dans le capital et, d’un autre côté, la révolution, critique qu’exprimèrent dans les années 20 les positions les plus radicales de la Gauche germano-hollandaise ou de la Gauche italienne.
C’est dans cette critique que s’enracine la notion d’autonégation du prolétariat ; elle exprime dans l’ancien cycle de luttes cette impossibilité d’un processus continu menant de la défense de la condition prolétarienne à la révolution. Face à cette situation dans laquelle la défense de la condition ouvrière n’est plus, dans le processus d’un cycle de luttes, l’antichambre de la révolution, il était devenu commode d’opposer la situation de classe qui définit le prolétariat dans le mode de production capitaliste à sa véritable nature révolutionnaire qui n’existerait et n’apparaîtrait qu’en rupture avec son existence et son action de classe spécifique du mode de production, véritable nature que sa reproduction de classe masquerait. D’autant plus que la seule liaison pouvant alors exister entre la pratique immédiate de la classe dans le mode de production capitaliste et la révolution résidait dans toutes les pratiques pouvant manifester la rupture avec l’intégration de sa défense et de sa reproduction : la conquête de son autonomie. L’autonégation du prolétariat fut alors l’aboutissement et le corollaire paradoxal de l’autonomie, de l’auto-organisation. Ce n’était qu’en s’opposant à ce qui pouvait le définir comme classe du mode de production capitaliste que le prolétariat pouvait être révolutionnaire. Naturellement, le « refus du travail », les émeutes, les pillages, les grèves sans revendication, devenaient l’activité par excellence sur laquelle pouvait se fonder cette autonégation.
Cette conception de la révolution comme autonégation du prolétariat se dépouillant de son caractère de classe du mode de production capitaliste s’accompagne d’une incompréhension totale de la contradiction entre le prolétariat et le capital. On ne saisit pas que c’est de par ce qui en fait une classe de la société capitaliste, l’exploitation, que le prolétariat est une classe révolutionnaire ; on n’identifie pas le développement du capital au cours de la contradiction. On en revient toujours à opposer une nature révolutionnaire du prolétariat à un développement du capital qui n’aurait de signification historique que comme accumulation de conditions. L’autonégation fonctionne en faisant de la dynamique du rapport contradictoire entre les classes une contradiction interne à l’un de ses termes, le prolétariat. Cette contradiction interne c’est le plus souvent la dimension humaine du prolétariat qui, opposée à sa situation de classe réduite à être du « capital variable », devient la détermination à laquelle se réfère le « refus du travail ».
En investissant le prolétariat d’une dimension humaine, l’abolition des classes est posée comme existant à l’état latent dans celui-ci. Si le prolétariat peut abolir les classes durant la révolution c’est parce qu’en lui-même il était déjà l’abolition des classes, cette fameuse « classe qui n’en est pas une »…[13] On voit bien ici la différence entre le programme classique et l’autonégation comme concept final de l’ancien cycle, comme sa fin théorique : pour le premier la dimension humaine du prolétariat est inséparable de son appartenance de classe, c’est l’humanité du travail productif ; pour la seconde elle en est radicalement séparée, séparation qui va jusqu’à la contradiction et au dépassement de l’un par l’autre. Le prolétariat nierait sa position de classe, se révèlerait comme humain et alors serait révolutionnaire. En fait, la classe n’est plus alors que le dépositaire enfin adéquat d’une dynamique présidant depuis la nuit des temps au déroulement de l’histoire comme « tension à la communauté ».
L’appartenance de classe devient une simple liaison qui fonctionne quand la société se reproduit, qui se brise quand il y a crise laissant la voie libre à l’individu humain qui sommeille dans chaque prolétaire. En fait il y a là une totale incapacité à concevoir l’action du prolétariat en tant que classe définie par le mode de production capitaliste autrement que comme affirmation d’elle-même et à concevoir la reproduction du capital comme une contradiction, et non une occultation de la contradiction.
La restructuration du rapport entre le prolétariat et le capital a résolu et dépassé la situation exprimée de la façon la plus radicale dans ces concepts. En donnant une autre réponse à la question centrale de la théorie du communisme (« comment le prolétariat agissant strictement en tant que classe peut-il produire l’abolition du capital et des classes ? »), le nouveau cycle de luttes dépasse les apories du programmatisme, c’est-à-dire les contradictions tournant autour de la révolution comme affirmation de la classe.
Comme toute idéologie cette « dimension humaine » répond sur un autre registre, en la déplaçant, à une question posée par l’époque. Elle est liée à la spécificité de l’exploitation en subsomption réelle, spécificité à travers laquelle l’appropriation du travail devient le fait du procès de production lui-même. C’est l’activité même du travailleur qui s’oppose directement à lui et non plus simplement son activité en ce qu’elle se concrétise dans un produit qui est la propriété du capital (comme c’est le cas en subsomption formelle). De ce fait l’opposition à l’exploitation, à l’aliénation, devient refus de ce qui est l’activité immédiate du travailleur dans le procès de production, refus qui peut s’exprimer au profit d’une « dimension humaine » de « l’individu prolétaire », dimension que ce dernier manifeste au travers d’un « refus du travail ».
C’est en ce sens que ces deux notions, liées entre elles, l’autonégation et le « refus du travail », cherchent à résoudre théoriquement les impasses de la lutte programmatique, sans toutefois produire une problématique nouvelle de la lutte de classe qui serait non-programmatique. Ces notions, face à l’incompréhension du fait que c’est ce qui fait du prolétariat une classe de la société capitaliste qui en fait une classe révolutionnaire, introduisent une autre contradiction que l’exploitation, une dimension humaine au nom de laquelle serait refusé le travail. La notion d’autonégation et le « refus du travail » (formalisation idéologique de pratiques bien réelles de la contradiction entre le prolétariat et le capital en subsomption réelle du travail sous le capital) sont venus momentanément résoudre les problèmes théoriques dans lesquels s’enfermait le cycle de luttes qui s’achevait. Dépasser théoriquement cette situation consiste en une vision historique de la révolution et du communisme au travers des cycles de luttes dont les échecs ne peuvent être expliqués à partir d’une norme de la révolution, mais, pour chaque cycle, dans ses propres termes.
L’autonégation et le refus du travail avant leur développement humaniste : une forme simple, l’opéraisme
La notion d’autonégation a elle-même une « histoire » qui parcourt la fin de l’ancien cycle. Elle n’a pas débouché immédiatement sur la recherche d’une contradiction interne au prolétariat et sur un humanisme théorique. De la fin des années 1960 au milieu des années 1970, toutes les actions par lesquelles le prolétariat manifestait le refus de sa condition ainsi que les impasses de l’auto-organisation, toutes les actions dans lesquelles apparaissaient la critique du communisme comme gestion, la dissolution des axes majeurs de l’ancien cycle de luttes en quotidiennisme ou marginalisme, la reprise de l’autogestion par les syndicats, étaient comprises de façon positive comme la preuve que le prolétariat ne peut que se nier. Tous ces mouvements, dans lesquels l’ancien cycle se dissolvait, conservaient, de par ce dont a contrario ils révélaient la nécessité (négation de la classe), une dynamique sur laquelle cette négation pouvait chercher à se fonder de façon critique. La critique de l’auto-organisation, de la libération du travail, de l’idéologie gestionnaire, était la preuve et le fondement de la nécessité de la négation du prolétariat et même en était promue comme le procès pratique. Les limites et les impasses de l’ancien cycle étaient comprises positivement comme contenant de fait la négation du prolétariat. On ne pouvait alors comprendre que l’autonégation du prolétariat n’était que la théorie de l’échec d’un cycle de luttes. C’était l’époque des revues comme Négation, Intervention Communiste, le Bulletin Communiste, le Mouvement Communiste, Maturation Communiste, et de la première série d’Invariance[14]. Mais c’est l’Autonomie italienne, à la fin des années 1960 et au début des années 1970, qui a le mieux exprimé ce mouvement Le travail théorique des revues que nous venons de citer annonçant déjà l’étape suivante de ce concept, déjà évoquée comme humanisme théorique. Nous utiliserons comme expression de ce moment théorique un texte de Negri, Les ouvriers contre l’Etat, refus du travail, publié en France par Matériaux pour l’intervention en 1973.
L’opéraïsme : refus du travail et autonomie
Avec l’opéraïsme, dans ce début des années 70, la « critique du travail » se situe dans une perspective d’autonomie de la classe ouvrière, ce qui s’inscrit dans l’ambivalence de toute la période vis-à-vis du programmatisme. Dans cette perspective, le refus du travail n’est que l’envers de l’importance du travail et de la classe ouvrière telle qu’elle était définie et confirmée dans cette première phase de la subsomption réelle. Le refus du travail n’est que le renversement comme utilisation ouvrière contre le capital de sa propre importance : importance technique et politique. Avec pour cible le « compromis keynésien », la stratégie de « refus du travail » est la preuve de cette importance du travail et de l’identité ouvrière confirmée dans l’autoprésupposition du capital et retournée contre elle. Il ne s’agit pas seulement d’une atmosphère de plein-emploi qui se retournerait contre la classe capitaliste, comme arme entre les mains du prolétariat. C’est la place que la reproduction du capital avait définie au travail dans sa propre reproduction qui définit la capacité pour le prolétariat à faire de cette place une arme contre le capital. Le « refus du travail » est alors l’envers de la place du travail dans le procès de valorisation[15].
La conception operaïste considère la lutte des classes comme l’affrontement de deux stratégies, sans produire explicitement l’implication réciproque entre les classes comme définitoire de leur contradiction. L’opéraïsme ne fait que renverser l’objectivisme, sans le dépasser. Ajouter, comme le fait Negri, un côté subjectif comme « l’auto-valorisation » ouvrière, ne fait qu’ajouter une détermination supplémentaire dans le rapport entre prolétariat et capital, mais cela ne change pas la conception de ce rapport. On a une somme de déterminations et on pense, par là, avoir atteint la totalité du rapport. Mais on n’a pas désobjectivé ce rapport ; on n’a fait qu’ajouter une détermination subjective face à l’objectivité. Cela n’avance pas à grand-chose de déclarer « tout est lutte des classes ». Il faut saisir l’objectivité et l’économie comme un moment nécessaire dans la reproduction de la contradiction entre le capital et le prolétariat. La véritable critique de l’objectivisme est une déconstruction de l’objectivité et une reconstruction de celle-ci comme économie, en tant que moment nécessaire du rapport entre les classes, et non l’objectivité simplement vue d’un autre point de vue.
Pour l’opéraïsme, si l’on peut qualifier la lutte ouvrière de cette époque de « refus du travail », c’est pour une double raison. D’une part, la lutte sort de la « vieille » problématique du mouvement ouvrier de la lutte pour le salaire comme lutte se référant à la « valeur du travail », forme nécessaire revêtue par le salaire. Il s’ensuit que la lutte pour le salaire devient une lutte sur le salaire, elle perd sa fonction dynamique dans la reproduction et le développement du capital, elle brise alors ce que les opéraïstes appellent « le plan ». D’autre part, l’ouvrier de la chaîne se reconnaît comme étranger à l’usine, comme n’étant pas « le producteur », c’est le renversement politique d’une défaite.
En ce qui concerne le premier point : « La reprise par la classe ouvrière du terrain salarial choisi par les patrons au début du siècle, la reprise aussi de l’attaque contre la qualification — mais une attaque conçue cette fois ci comme exigence du droit au revenu, au salaire détaché de la productivité — a entraîné la lutte par tous les moyens, contre la valeur du travail, de ce travail abstrait que la compréhension ouvrière peut désormais saisir dans toute sa clarté et dans toute sa nudité. C’est cela le sentiment précis de l’ouvrier qui lutte en dehors du syndicat : s’il lutte en dehors du syndicat, c’est parce qu’il lutte en dehors du développement, parce qu’il manifeste ainsi sa propre étrangeté, son désintérêt aussi bien pour le processus productif que pour les nécessités du développement.
« Interpréter autrement les luttes sur le salaire signifie être dans l’impossibilité d’expliquer la donnée fondamentale de ces luttes : l’autonomie. Si les ouvriers luttaient sur le salaire sans mettre en question le développement, sans vouloir casser la valeur du travail et les catégories, ils l’auraient fait dans la cage dorée des syndicats. Et ici personne ne doit nourrir d’illusions velléitaires : à l’intérieur de la négociation syndicale pour des objectifs compatibles avec le développement, les ouvriers savent par expérience qu’il est possible de gagner. Mais c’est justement parce que les luttes sont contre ce type de “victoires temporaires” et ne doivent plus être encore une fois l’élément moteur du développement capitaliste, parce que les ouvriers ont reconnu qu’ils avaient des intérêts à part, bien à eux, que l’insubordination autonome et partisane des ouvriers saute à la gorge de la société capitaliste. » (op cit, p 65).
Dans ces luttes, telles que les opéraïstes les analysent, le « travail » se définit, à l’intérieur de la « lutte sur le salaire », comme ce qui est refusé. Le travail est ce qui a une valeur dans le salaire. L’ouvrier casse la « mystification » de la « valeur du travail » ; il revendique sa reproduction en dehors de toute référence au développement du capital (« le plan », dont la lutte pour le salaire fait partie), à partir de ses besoins. C’est en cela que, pour Negri, le « salaire garanti » est un « refus du travail ». Les conflits programmés entre Etat et syndicats ne parviennent plus à canaliser les besoins matériels de la classe ouvrière dans une adhésion quelconque aux impératifs du développement. Dans les luttes salariales, la classe ouvrière refuse alors de se définir dans le cadre du travail, c’est-à-dire de quelque chose qui n’existe que défini par le capital comme ce qui a une valeur dans le salaire. Les besoins ouvriers ne sont pas négociables et l’arme salariale définit les contours concrets de l’autonomie ouvrière comme un refus du travail.
En ce qui concerne le second point : « A travers la réduction du travail vivant, sa substitution par des machines, l’introduction croissante de techniques productives automatiques qui absorbent la fonction productive, s’ouvre au moins la possibilité de subvertir radicalement le rapport entre travail et capital : c’est-à-dire l’abolition du travail. » (op cit, p 103). Dans ce processus il s’agit bien de refus du travail, jamais les opéraïstes ne comprennent le développement du capital fixe et l’inessentialisation du travail comme le développement objectif de conditions offrant d’elles-mêmes l’abolition du travail. Il s’agit de voir « le niveau de composition organique du capital, les niveaux technologiques, non pas comme des entités ne dépendant de rien d’autre, mais comme des réponses faites par le capital à des mouvements offensifs des ouvriers contre le travail. C’est voir toujours la classe ouvrière comme une force offensive, et le capital comme force de résistance qui se défend contre cette attaque. C’est Marx lui-même qui a défini ce bouleversement stratégique des rapports de production capitaliste. Bouleversement, parce que c’est du côté ouvrier qu’est faite l’analyse du développement capitaliste ; et bouleversement stratégique parce que l’ouvrier y est considéré comme la cause du développement capitaliste, et des crises. » (ibid). Cette lutte offensive du prolétariat qui est la dynamique du développement capitaliste, son principe actuel c’est le refus du travail.
L’opéraïsme, expression d’un moment paradoxal
Les opéraïstes renversent l’analyse classique (que l’on trouve chez Marx) selon laquelle c’est le travailleur qui est « donneur de travail ». Pour Negri, la terminologie courante est la bonne : c’est le capital qui est « donneur de travail » et l’ouvrier est « donneur de capital ». Toutes les conditions de la production sont au départ du capital en soi, du capital mort, qui pour se déployer comme rapport social de production a besoin de se soumettre la force de travail ; c’est l’ouvrier qui, devenu activité et sujet du capital, « donne du capital » : « Le capital est une fonction de la classe ouvrière » (ibid). Le capital quant à lui, la seule chose qu’il donne c’est le travail, c’est lui qui transforme de la force de travail en travail : le travail est le résultat de cette transformation. C’est dans le capital que se trouvent les conditions du travail et la nature du travail c’est le despotisme du capital sur le travail vivant. « L’ouvrier ne peut pas être du travail s’il n’a pas contre lui le capitaliste » (ibid). Dans l’augmentation de la composition organique que le capital est contraint d’effectuer sous la poussée offensive ouvrière, le prolétariat le remet en cause comme « donneur de travail » et se remet en cause lui-même comme vendeur de cette force de travail dont le destin est de devenir travail. Que les opéraïstes confondent ici l’achat-vente de la force de travail avec la subsomption du travail sous le capital, qu’ils confondent l’implication réciproque de deux termes avec une jonglerie « dialectique » (ma mère n’est ma mère que par mon père, mon père n’est mon père que par ma mère, donc ma mère est mon père et mon père est ma mère) n’a pas grande importance pour ce qui nous intéresse. Ce qui nous intéresse ici ce n’est pas la critique de l’opéraïsme comme « théorie fausse », mais sa cohérence idéologique comme expression d’une période.
Ce que l’idéologie du « refus du travail » tente de cerner et de définir, dans cette phase finale de l’ancien cycle de luttes, c’est un programmatisme paradoxal dans lequel l’affirmation la plus puissante de la classe ouvrière contre le capital équivaut à l’abolition de ce qu’elle est. Il s’agit, sans sortir de la problématique du programmatisme, de sortir de ses impasses. Le capital devient une fonction de la classe ouvrière. Le capitaliste est par là le véritable « donneur de travail ». Le « refus du travail » est l’abolition du capital et de la classe ouvrière. « Sabotages, ralentissements collectifs et non-collaboration au travail (formes de lutte souterraine), absentéisme et mobilité ouvrière (formes de fuite vis-à-vis du travail) montrent peut-être mieux que les luttes ouvrières de masse (…) le caractère totalement étranger de l’ouvrier vis-à-vis de son travail. » (idem, p. 106).
Que dans ces luttes s’expriment un refus et un dégoût du travail, cela est évident, mais cela est différent de leur formalisation comme « refus du travail ». Leur formalisation comme « refus du travail » vise à construire une idéologie destinée à résoudre l’impasse de la révolution comme affirmation de la classe tout en conservant sa problématique. « En 62 en Belgique, 63 en France, 64 en Italie, 67 en Allemagne, dans toute l’Europe en 68 – 69, les luttes ont provoqué une formidable poussée des salaires. Cette pression ouvrière s’est exercée sur le salaire quantitatif, le salaire monétaire et, à l’enseigne de la spontanéité des années 60, les ouvriers n’ont pas perdu leur temps pour “qualifier politiquement” les différents aspects du salaire. Ils ont dépassé d’un seul coup la notion du salaire comme reproduction de la force de travail pour saisir immédiatement le salaire comme coût politique du travail et comme revenu. Dans les pays à capitalisme mûr, cette phase de la lutte a vu les ouvriers utiliser l’arme du salaire en affirmant leur domination sur le processus de production de la plus-value (souligné par nous), en exerçant une pression de masse sur et dans le développement (souligné par nous). Il faut remarquer qu’il ne s’agit plus de luttes pour le salaire mais sur le salaire, sur le terrain salarial compris comme un moment très concret dans la concurrence ouvriers-capital sur le plan du travail. » (idem, p. 71). De ses luttes naît la nécessité du pouvoir ouvrier : “Pouvoir d’abord dans le cycle capitaliste de développement pour expérimenter et construire le terrain du pouvoir ouvrier tout court. Ce pouvoir ouvrier commence là où finit le chantage du salaire, là où l’obligation “socialiste” du travail comme unique “liberté” ouvrière fait place à la dictature des prolétaires sur le travail utile et nécessaire. » (idem, p 72).
L’opéraïsme : du refus du travail au pouvoir ouvrier comme travail social
« Refus du travail dans l’usine (l’usine dans ses formes concrètes est un rapport social, celui de la domination et du commandement du travail mort sur le travail vivant et de son absorption, n d a ), blocage du développement capitaliste, appropriation immédiate de la richesse sociale dans la société à travers la lutte sur le salaire, le logement, les transports, la nourriture, tels sont les axes d’un travail d’organisation ouvrière qui liquidera l’obstacle institutionnel que représentent le mouvement ouvrier officiel et le socialisme. » (idem, 104). A travers la liquidation de ce « mouvement ouvrier officiel » et de ce « socialisme », dans la théorie operaïste, c’est tout bonnement la classe ouvrière qui se liquiderait elle-même, parce qu’elle n’est pas conçue comme différente de cette identité ouvrière qui a structuré tout l’ancien cycle de luttes. Elle se liquiderait elle-même en s’affirmant comme travail social ; et l’on retrouve là le programmatisme paradoxal de l’opéraïsme en tant qu’idéologie des luttes de la fin de l’ancien cycle, formalisée comme « refus du travail ».
Pour les luttes ouvrières, le grand danger serait de prendre la voie « socialiste » de la « juste évaluation de chaque travail », car, là, on reviendrait en-deçà du point de départ fourni par le développement capitaliste lui-même. « Dans un cycle de développement capitaliste, où il apparaît de plus en plus clairement que si le salaire doit à tout prix être lié à la productivité, celle-ci tend à être comprise comme productivité moyenne nationale, et non pas comme celle de chaque travail en soi ; à partir de ce niveau d’acceptation capitaliste du travail comme travail social, s’ouvre et s’est ouvert, pour la classe ouvrière, un énorme espace politique d’intervention, pour la recomposition et la massification d’objectifs qui se retournent contre le plan du développement : augmentations égales pour tous, tous les objectifs sur les salaires et les horaires résumés par le salaire politique, c’est-à-dire en fin de compte la possibilité de renverser le travail abstrait contre le développement du capital (souligné par nous), dans un salaire dégagé de la productivité. (…) Ce que le capital développé a été capable d’assimiler, ce que la classe a très bien compris et utilisé, seuls les planificateurs socialistes, les syndicalistes et les politiciens de la tradition ouvrière ne l’ont pas compris. Ils sont restés seuls, en compagnie d’une science capitaliste de mauvaise foi, à croire qu’ils pouvaient mesurer “la valeur du travail”, ce qui les oblige à chercher un juste prix pour chaque activité dans laquelle se consomme la force de travail. (…). Pour qui regarde le rapport productif bien en face, comme le font la classe et le capital, et pas de biais, comme c’est le cas pour les idéologues, il est désormais clair que le travail vivant consommé dans le procès productif ne “fait” ni des voitures, ni des gâteaux, ni des chaussures, ni des brosses à dents, mais fait du travail. Le travail social dans sa généralité, dans sa mobilité extrême, chaque marchandise spécifique n’étant que le produit du travail social global, est aussi marchandise générique dans la compréhension de l’ouvrier qui le voit comme richesse sociale dans son ensemble, richesse sociale et aussi somme d’appétits à satisfaire, et non plus comme travail déterminé. » (idem, p.76).
Paradoxalement, l’affirmation operaïste du travail social demeure dans le programmatisme car le travail social n’est pas une détermination du travail pour lui-même, une détermination qui pourrait lui appartenir en propre et que la classe ouvrière pourrait révéler à partir d’elle-même et mettre en œuvre. Les forces sociales du travail n’existent qu’objectivées dans le capital et dans le processus même de cette objectivation (cf. Marx, Le Capital, Livre I, quatrième section, chapitre XIII, La coopération). En outre, on pourrait également remarquer que déjà dans « l’Etat-plan » une partie considérable du salaire est « socialisée ». Ce sont là des erreurs théoriques ou historiques, mais ce qui importe avant tout c’est que, pour se boucler, l’idéologie du « refus du travail » devient affirmation ouvrière du travail social. En cela, elle révèle bien sa nature programmatique profonde et son appartenance à l’ancien cycle de luttes dont elle suit et exprime les manifestations ultimes. Le « refus du travail », en étant l’affirmation du travail social, mettrait alors à jour quelque chose que le capital, devenu mystification, chercherait à cacher. Le travail social serait le dépassement du capital car celui-ci ne peut connaître que le travail défini comme ce qui a une valeur. Or, dans le travail social, la « valeur du travail » disparaît. « Faire travailler » serait donc devenu une « nécessité politique ». « Le salaire, le voilà encore comme prix politique négocié, assumé au niveau des organes de planification, pour la perpétuation du Capital devenu lui aussi idéologie en tant que cristallisation d’un mode productif et distributif dépassé qui n’est plus lié matériellement au rapport réel de production, mais qui est pure et simple façade administrative cachant la nécessité de faire travailler pour éviter la fin du système. » (idem, p. 77).
Le refus du travail devient, à la fois, la révélation de ce que le capital n’est plus lié au rapport réel de production, en ce que celui-ci a maintenant pour fondement le travail social, et la volonté de faire payer au capital le maximum pour « entretenir la mystification »[16]. Il est remarquable de voir combien cette idéologie du « refus du travail » colle à la réalité des luttes de refus du travail dans cette époque. Elle en exprime toute l’appartenance à l’ancien cycle de luttes et ses limites, dans le même mouvement où en tant qu’idéologie elle cherche à les construire comme dépassement de ce cycle. En posant ce qui fait du capital une contradiction en procès comme quelque chose de réalisé[17], l’affirmation du travail social reprend bien la problématique générale du programmatisme mais pour lui faire produire la négation de la classe par elle-même.
La classe ouvrière affirme sa puissance acquise dans le développement capitaliste (et surtout cette identité ouvrière que la reproduction du capital avait confirmée à l’intérieur d’elle-même) non en s’emparant des moyens de production, en généralisant sa condition, en développant la valeur comme un mode de production, mais en « refusant de produire le capital ». Cela aurait pu être la « révolution » si, premièrement, à ce refus du travail n’avait pas pu répondre une restructuration du capital qui fit de la mobilité, de la précarisation, des délocalisations de la flexibilité et du chômage la mise en forme même de la classe ouvrière vis-à-vis du capital ; et si, deuxièmement, ces luttes de refus du travail n’avaient pas eu pour fondement la même identité ouvrière (retournée contre le capital mais non dépassée) que celle qui fondait « le mouvement ouvrier officiel ». Ces luttes n’étaient par là que l’expression pratique des limites d’un cycle de luttes dont la dynamique essentielle était en dehors d’elles dans ce « mouvement ouvrier » et dans l’auto-organisation, ces luttes n’étaient que l’expression de l’échec de ce « mouvement ouvrier », des impasses de ce cycle, elles faisaient partie du même monde. Elles n’étaient pas une nouvelle phase de la lutte de classes, mais la fin de l’ancienne ; ce que confirma la restructuration en détruisant « le mouvement ouvrier officiel » et simultanément en les absorbant.
L’autonégation et le refus du travail : des concepts de transition
Concepts finaux de l’ancien cycle de luttes, le « refus du travail » et l’autonégation du prolétariat sont également des concepts de transition entre deux cycles. Nous avons évoqué en note la polémique entre Charles Reeve et John Zerzan dans la seconde moitié des années 1970. Il faut nous y arrêter un peu plus longuement, car si la critique de l’opéraïsme nous montre ces concepts comme tentative de résolution des impasses dans lesquelles s’est achevé l’ancien cycle de luttes, cette polémique nous montre, plus précisément encore que l’opéraïsme, ces concepts comme transition vers une tentative de compréhension non-programmatique de la lutte de classes et pose la nécessité de cette nouvelle compréhension.
Dans son texte Un conflit décisif, les organisations syndicales combattent la révolte contre le travail (publié en 1974 aux Etats-Unis, puis, en français, par Echanges, décembre 1975), John Zerzan met en évidence des faits nouveaux de la lutte de la classe ouvrière aux Etats-Unis, nouveaux de par leur caractère massif et la signification qu’ils acquièrent dans cette phase du développement capitaliste. Ces formes nouvelles de luttes se manifestent le plus souvent dans l’absentéisme, le sabotage, le turn over, le chômage volontaire, etc. La critique que nous faisons ici ne porte ni sur la réalité de ces faits, ni sur leur importance en tant que formes de luttes de la classe ouvrière aux Etats-Unis et dans tous les pays développés d’Europe, mais sur leur construction en une idéologie du « refus du travail », qui, tout en ne sortant pas des problématiques de l’ancien cycle de luttes (auto-organisation, affirmation ouvrière, envers de la confirmation d’une identité ouvrière dans la reproduction du capital …), tente de produire une sortie de son impasse pratique et théorique essentielle : la révolution comme affirmation de la classe ouvrière ou du prolétariat.
Ces formes de luttes ont marqué l’apogée de l’ancien cycle, en ce que par ces luttes la classe ouvrière a retourné contre le capital (comme le disaient les opéraïstes) les caractéristiques mêmes de sa défaite du début du siècle : son intégration dans la reproduction propre du capital, la transformation du procès de travail en procès de production conforme au capital, la totale définition du travail comme travail salarié, etc. Le sabotage, l’absentéisme etc., n’ont pas de signification en eux-mêmes, sortis de la période de lutte et de la phase de développement du capital dans lesquels ils se déroulent : le tisserand anglais du début du XIXe siècle n’est pas l’ouvrier américain de la General Motors des années 1970. Le sabotage n’a pas de signification en soi. Au début des années 1970, l’idéologie du « refus du travail », au lieu de comprendre ces luttes comme le point le plus haut de l’ancien cycle et simultanément, de par leurs formes mêmes, comme la manifestation de la caducité de cette période de lutte inaugurée dans l’immédiat après-première-guerre mondiale, a eu pour contenu de chercher à les intégrer dans la problématique même de cet ancien cycle, tout en cherchant à y voir enfin les fondements de sa « réussite » possible. Cela était bien instable comme idéologie, et elle a fait long feu.
Si l’on s’attache à la démarche du texte de Zerzan, qui constitue dans tous les débats internes à cette idéologie la référence constante et incontournable, on s’aperçoit qu’avant même de montrer le caractère réel et massif des faits sur lesquels il se fonde, il s’empresse de les cadrer dans la problématique de l’affirmation de la classe ouvrière prenant en main son destin, prenant le contrôle des moyens des productions (ce qui demande tout de même une assez grande maitrise de la « dialectique »). « Quant aux formes plus directes d’opposition à ce monde du travail aliénant qui échappe au contrôle des travailleurs, on tombe sur l’expérience remarquable que fit Bill Watson (il s’agit de l’auteur du texte Contre-planning dans l’atelier, publié en français par Information et Correspondance Ouvrière, n° 115 – 116, mars-avril 1972, n d a) dans une usine d’automobiles près de Detroit. La pratique des ouvriers était nettement « post-syndicale ». En 1968, Watson a vu des efforts systématiquement planifiés des ouvriers pour substituer leurs plans de production et leurs méthodes à celles des dirigeants de l’usine. Il qualifie de “phénomène normal” ce comportement qui répond au refus de la direction et de l’UAW (syndicat de l’automobile, n d a) d’écouter les propositions des ouvriers pour des modifications et des améliorations des produits. » (Zerzan, op. cit., p.4). Singulière conception du « refus du travail » et de la condition ouvrière. Conception qui sera la conclusion même du texte : « Il reste douteux qu’une participation bidon puisse adoucir l’aliénation ouvrière. Plus vraisemblablement elle ne fera que la renforcer et rendre encore plus claire la véritable nature des relations syndicats-patronat qui dureront toujours. Il est plus que probable que les institutions traditionnelles des syndicats comme la couche de professionnels rétribués, de permanents et de délégués, le monopole de la syndicalisation garanti par le patronat, et même les accords collectifs en général, seront de plus en plus remis en question au fur et à mesure que les travailleurs continuent à se battre pour faire passer en leurs mains le contrôle de leur vie de travailleurs (souligné par nous) ». (op. cit., p 23).
Ces luttes sont l’apogée et la caducité de cet ancien cycle. L’apogée en ce que c’est le fondement même de ce cycle que la classe retourne contre le capital ; la caducité en ce que ces luttes signifient l’inanité devenue historiquement incontournable de séparer le travailleur salarié, le prolétaire, et le producteur, l’inanité de concevoir la révolution comme la prise de contrôle par les travailleurs de ce qui les définit comme travailleurs (on parle bien de contrôle et non d’abolition) : de l’entreprise, de la division du travail, de l’échange, du procès de travail. Au lieu de voir l’apogée et la caducité simultanées d’un cycle de luttes, on n’y voit que l’apogée. « Le refus du travail », c’est-à-dire la construction idéologique de pratiques réelles, n’est pas le refus de la condition ouvrière, puisqu’il s’agit pour les ouvriers de prendre en mains leurs conditions d’existence, mais le refus de son institutionnalisation, comme si les deux pouvaient être séparées. On ne peut pas plus imaginer une classe ouvrière sans capital, que, pour la même raison, une classe ouvrière sans formes institutionnelles.
Le « refus du travail » apparaissait comme la forme enfin trouvée qui va séparer l’affirmation du travail de ce qui lui colle à la peau en subsomption réelle du travail sous le capital : toutes les formes de son institutionnalisation. C’est le vieux problème de ce cycle de luttes qui, pendant un demi-siècle, avait constitué la substance du conseillisme et de l’ultragauche et même de tout ce qui avait voulu se situer « à gauche des partis communistes », qui semblait ainsi résolu. Seuls les courants issus de l’ultragauche et du conseillisme pouvaient cependant pousser le problème suffisamment loin pour voir toute l’importance du refus du travail, même s’ils restaient englués dans leur conception de base. En effet, comme nous l’avons affirmé en ouverture de cette préface : « on peut appeler ultragauche, toute pratique, organisation, théorie, qui posent la révolution comme affirmation du prolétariat, en considérant cette affirmation comme critique et négation de tout ce qui définit le prolétariat dans son implication avec le capital. En cela toute l’histoire de l’ultragauche est une contradiction en procès. » Le refus du travail, non pas les pratiques en question, mais comme idéologie donnant son propre sens à ces pratiques, apparaissait, sans sortir de la problématique, comme la solution enfin trouvée à cette contradiction.
Ainsi, Zerzan peut sans se contredire enfoncer le clou du « mépris du travail quasi unanime » (idem, p. 7). Ce qu’il tient là (et c’est ce qui lui importe) c’est la séparation de l’affirmation de la classe ouvrière avec toutes ses formes institutionnelles et en premier lieu les syndicats car : « Cette révolte (contre le travail, n d a) est nécessairement de nature antisyndicale ». On dépasse même la forme de la « grève » qui n’est elle-même, bien souvent qu’une institution (idem, p. 29). Cela est exact (et comme le montre Zerzan, les syndicats ne s’y trompent pas, ni les gauchistes de l’époque), mais l’impossibilité de l’affirmation de la classe ouvrière tient à l’implication réciproque entre le prolétariat et le capital, dont les formes institutionnalisées ne sont qu’une détermination et non à ces formes. En ayant enfin trouvé, dans le « refus du travail », les luttes qui ne peuvent que rompre avec les formes institutionnalisées de cette implication réciproque, avec lesquelles celle-ci a été confondue, la classe va enfin pouvoir s’affirmer dans une rupture totale avec ce qui la lie au capital. L’ultragauche s’achève.
Si, après avoir parlé de gestion du procès de travail dans l’entreprise, il est question du « mépris du travail », ce n’est pas seulement que la matérialité de ces luttes, ce qui se passe, ne peut pas ne pas s’imposer à tout observateur, mais encore faut-il à l’idéologie du « refus du travail » tenir les deux bouts : placer ces luttes dans la problématique de la « maîtrise par la classe ouvrière de ses conditions d’existence » et, simultanément ‚en faire la résolution de tous les impasses de cette problématique. Le « refus du travail » permettra cette prouesse, non en tant que pur et simple « mépris du travail », mais parce qu’en lui on aura unifié la rupture avec toutes les médiations de l’implication réciproque entre le prolétariat et le capital et la volonté de la classe ouvrière de « maîtriser ses conditions d’existence ».
Il s’agit bien, pour l’idéologie du « refus du travail », d’un processus révolutionnaire qui s’ouvre, et pas seulement de luttes quotidiennes, ou plutôt d’un processus révolutionnaire qui s’ouvre dans ces luttes quotidiennes. On peut alors jouer une version hard de la chanson de la « maîtrise des conditions d’existence », sur l’air d’une marche révolutionnaire : grâce au « refus du travail » les ouvriers vont « redevenir les artisans (souligné par nous) de leur travail » (Zerzan, idem, p 30).
Avec le refus du travail et toutes les luttes que l’on peut y rattacher, toutes celles où l’ouvrier, « agit à partir de ce qu’il désire par soi-même et pour soi-même », c’est dans la forme même des luttes que l’institutionnalisation, les médiations à nier pour parvenir à une affirmation « vraie » de la classe ouvrière, sont critiquées et enfin niées. Dans le refus du travail, la « lutte de classe est plus forte et plus vivace, mais plus insaisissable selon les critères traditionnels » (Henri Simon, postface au texte de Zerzan). La constatation est parfaitement pertinente, mais c’est dans le cadre général de l’idéologie construite comme « critique du travail » qu’il faut la comprendre. Cette lutte de classe, « plus vivace » mais « plus insaisissable », c’est la rupture, comme forme de la lutte, d’avec toutes les médiations de l’affirmation de la classe. Ainsi, dans cette idéologie, se construisent toutes les déterminations nécessaires pour qu’elle soit, pour elle-même, l’affirmation enfin possible de la classe ouvrière et du travail. L’idéologie du « refus du travail » réussit le tour de force – si l’on considère son appellation — de se présenter comme l’affirmation enfin possible du travail contre le capital.
Cette idéologie n’était pas que la simple interprétation d’un ensemble de luttes présentant des caractéristiques communes. Cet ensemble fut construit idéologiquement, avec les déterminations que nous avons analysées (la rupture avec toutes les médiations de l’affirmation de la classe), pour être la résolution des impasses du programmatisme et, plus spécifiquement, de l’ultragauche. Elle se devait, en tant que cette résolution, d’être une idéologie de la révolution.
La critique de Charles Reeve contre le texte de Zerzan et contre tous les commentaires qui s’ensuivirent est, sur de nombreux points, dérisoire (Revue “Spartacus”, juillet-août 1976). Le premier point de cette critique porte sur le fait que le refus du travail n’est pas une nouveauté. Elle se réfère à une phénoménologie de la lutte de classe pour laquelle, paradoxalement, le phénomène contiendrait et permettrait de connaître immédiatement son essence, en dehors de son contexte historique. Le second point portant sur la séparation entre action collective et action individuelle (que serait le refus du travail), quant à lui, ne tient évidemment pas la route quand il s’agit de luttes anti-travail de l’ampleur de cette période. Le troisième point présentant le refus du travail comme l’idéologie par excellence de la bourgeoisie frise le ridicule quand il s’agit de pratiques massives d’O.S. L’exhortation répétée de façon incantatoire à « l’affrontement ouvert, collectif et conscient contre le capitalisme » tient lieu de toute analyse de la période de la lutte de classe : il y a une norme et les ouvriers n’ont plus qu’à la rejoindre.
Quelques arguments ont plus de poids parce qu’en fait ils mettent en évidence l’enjeu essentiel de l’idéologie du « refus du travail ». Reeve dit en substance à ses adversaires : « vous sciez la branche sur laquelle, vous et moi, nous sommes assis ». « Quand on constate, comme le fait Zerzan, que les travailleurs ont aujourd’hui tendance dans les luttes à vouloir prendre le contrôle des forces productives, alors on a du mal à se faire à l’idée selon laquelle le “refus du travail” et le sabotage sont les formes “décisives” de la lutte révolutionnaire moderne! En effet c’est seulement de la lutte collective que peuvent naître ces nouvelles tendances à la réappropriation par les travailleurs du pouvoir sur l’appareil productif » (Reeve, op. cit.). De Zerzan à Reeve l’objectif est le même : la prise de contrôle par les travailleurs de l’appareil productif (il n’y a qu’en famille que l’on se dispute et s’insulte aussi bien). Et Reeve de rajouter : lorsque les travailleurs entament, comme à Lip, cette réappropriation, les plus ardents zélateurs du « refus du travail » font la grimace. Reeve voudrait, en cette fin d’un cycle de luttes, le programmatisme sans ses impasses : l’affirmation autonome du prolétariat doit passer par sa montée en puissance dans le mode de production capitaliste, par sa définition dans les médiations de l’implication réciproque. C’est cette contradiction et les impasses qui s’ensuivent qu’avait tenté de résoudre l’idéologie du « refus du travail ». Il s’agit, pour Reeve, de toujours prôner la révolution comme réorganisation de la production, comme mise au travail générale de la société, comme généralisation de la condition prolétarienne, comme si de rien n’était. La hargne de sa critique est due à la haine contre ces inconscients qui, en voyant dans le « refus du travail » la solution des impasses du programmatisme, ne s’aperçoivent pas qu’ils ont ouvert, au niveau théorique, la boîte de Pandore.
Cependant, si l’on reste à l’intérieur de la problématique de l’affirmation de la classe, la principale critique de Reeve consiste à souligner que ces formes de luttes sont conjoncturelles. « Avec les transformations du capitalisme, avec la fin du capitalisme libéral et le développement de la forme moderne d’intervention étatique, le mouvement syndical gagne une nouvelle fonction, celle de gérer les “avantages sociaux” permis par ce nouveau développement. La violence du travail salarié augmente en même temps que l’intégration des travailleurs par la mise en place de ces systèmes de sécurité sociale, d’aides publiques diverses. Tout cela avec le but de rendre moins conflictuel le processus de reproduction de la force de travail. Mais ces systèmes d’aide sociale — “le salaire social”, comme on l’a appelé — permettent aussi aux travailleurs de nouvelles possibilités de résistance au travail. L’absentéisme, l’utilisation des allocations de chômage, apparaissent alors à un nombre croissant de travailleurs comme des possibilités nouvelles de résistance à utiliser. Le système le permet tant que l’accumulation capitaliste se poursuit sans à-coups car cette forme de résistance est aussi pour lui un moindre mal. (…) Une fois réduites les possibilités d’utilisation de ces “avantages sociaux”, on verra s’écrouler le mythe de l’absentéisme comme forme de lutte radicale, de la même façon que déjà aujourd’hui le mot d’ordre “refus du travail” s’effondre devant le développement du chômage.” (idem).
Face à cette redoutable attaque, les défenseurs du « refus du travail » multiplient les exemples montrant que ces luttes se développent souvent dans des branches industrielles en crise et / ou des régions où le taux de chômage est déjà très élevé. Cependant, quelques années après, Reeve apparaîtra comme ayant eu finalement raison, ce qu’Echanges même reconnaît seize ans après dans son numéro 78, p 14 : « Depuis quelque temps, nous pensions reprendre ces textes (de la brochure Le refus du travail, nda), non pour les mettre à jour mais pour y intégrer les conséquences de la présente situation de crise du capital sur des attitudes ouvrières qui paraissaient liées à la période d’expansion et de plein emploi ». Bien sûr le texte qui suit alors, traduit de la publication américaine Collective Action Notes, n’est pas une capitulation en rase campagne. La lutte continue mais défensive et à un « micro niveau » Ce qui a disparu, c’est son interprétation triomphaliste comme « le processus déjà engagé de la destruction du capitalisme et de la production du communisme », parce que, finalement, ce qui maintenant ne peut plus être dit c’est que la révolution est la maîtrise par le prolétariat de ses conditions d’existence.
Penser que Reeve ait eu raison est dû à une illusion d’optique. Reeve et ses adversaires ne prennent les choses que d’un point de vue quantitatif. Ce qui mettra un terme aux luttes de « refus du travail » c’est la défaite globale de l’ancien cycle et la restructuration du capital, c’est-à-dire les transformations structurelles, qualitatives, du rapport entre travail et capital et les nouvelles modalités d’exploitation de la force de travail. Ce n’est pas, quantitativement, en elle-même, la montée du chômage qui met un terme à ces luttes (comme le montrent bien les exemples avancés par Echanges en réponse à Reeve), mais les modifications du rapport entre chômage et activité, la destruction de l’identité ouvrière dont finalement les luttes de refus du travail étaient une des manifestations. Ce n’est pas un hasard si c’est en Angleterre, où celle-ci était particulièrement vivace, que le mouvement de refus du travail put se poursuivre de façon puissante malgré la montée du chômage, cela justement parce que la restructuration, jusqu’aux « années Thatcher », avait énormément de mal à se frayer un passage. La situation se renverse au moment où la sous-traitance, l’intérim, le chômage ou la casa integrazione, deviennent la forme normale d’utilisation de la classe ouvrière. C’est cette défaite que les luttes de chômeurs et précaires ont commencé à retourner contre le capital au tournant des années 1990 – 2000. Mais alors nous avions changé de cycle de luttes.
Le refus du travail : vers le dépassement du programmatisme
L’idéologie du « refus du travail » non seulement s’inscrivait comme idéologie finale de l’ancien cycle de luttes, mais encore elle était une idéologie de transition entre deux cycles de luttes. Le « refus du travail », en effet, s’il appartient à la problématique de l’ancien cycle, est amené, en tant que concept théorique rendant compte d’une situation de la lutte de classes, à la faire éclater (ce que Reeve avait parfaitement pressenti dans sa hargne à lui faire barrage). Le « refus du travail » ne peut rester dans la problématique de l’affirmation de la classe ouvrière, de la prise en main par celle-ci de ses moyens d’existence. Essayer de faire coexister les deux ne résultait pas d’une incohérence mentale, mais d’une « nécessité logique » à l’intérieur de cette problématique même. Cependant, tout cela était bien instable.
Déjà, dans le n°118 d’ICO (juin 1972), un texte non-signé (émanant d’un des futurs fondateurs de la revue Négation) réalisait une critique systématique de la compréhension gestionnaire du refus du travail, c’est-à-dire de son incohérence fondamentale. Ce texte, Contre interprétation du contre-planning dans l’atelier, répondait à celui de Watson (Contre-planning dans l’atelier) sur lequel Zerzan allait un peu plus tard fonder en grande partie son analyse « paradoxale » du refus du travail.
Cette critique est théoriquement fondatrice Elle pose les bases de l’analyse du refus du travail comme fondement pratique de la théorie de l’autonégation du prolétariat. « Ce caractère sacré du travail chez les conseillistes repose sur la croyance (à la vie drôlement dure) qu’il y aurait d’un côté le travail des producteurs des richesses sociales et de l’autre le travail producteur de marchandises plus-value et donc de la richesse capitaliste. (…) L’existence de chaque entreprise correspond aux exigences internes de ce mode de production (valorisation-concurrence) et ne peut survivre à sa destruction. Autogérer les entreprises revient à autogérer la production capitaliste et ce n’est pas la bonne volonté de faire autrement qui peut y changer quelque chose. (…). A la conscience de producteur (des richesses sociales) a succédé la conscience de prolétaire (producteurs de la plus-value) et le contenu des luttes, au-delà de leurs causes semblables, s’est transformé : de gestionnaires et positives, elles sont devenues de plus en plus destructrices, purement négatives ; c’est ce qui explique leur manque de perspectives au-delà de l’espace-temps d’une grève, car leur seule issue serait l’autosuppression du prolétariat, et donc la destruction du capital. » (op. cit.). La critique faisait ressortir la parenté profonde existant entre le léninisme du gauchisme et le conseillisme autogestionnaire : « l’un et l’autre exaltent le prolétariat en tant que prolétariat, ils l’exhortent à prendre le pouvoir des mains de la bourgeoisie. Pour les uns c’est le pouvoir politique, pour les autres c’est le pouvoir économique ; ils sont en fait indissolublement liés au-delà de leurs fausses oppositions idéologiques. » (idem). Et le texte concluait : « L’autonégation du prolétariat est le juste contraire de la négation du genre humain… ».
De son côté, dans le cours même de la polémique avec Reeve, Peter Rachleff (dans la revue Fifth Estate, février 1977) prenant la défense de Zerzan, détruit en fait toute son interprétation et sort le « refus du travail » de la problématique d’affirmation de la classe dans laquelle Zerzan l’avait enfermée. « C’est ici que Reeve est pris au piège par des conceptions hors du temps. Car ces luttes collectives ne peuvent se développer à partir de la suppression des désirs personnels “privés”, de la soumission de l’individu à la collectivité, mais sont le produit d’une fusion nouvelle des besoins et des désirs individuels et collectifs, l’auto-abolition du prolétariat (souligné par nous). La lutte contre le travail est à la fois individuelle et collective et ces deux aspects se renforcent mutuellement l’un l’autre. Le refus individuel d’être un travailleur salarié est lié au combat du prolétariat pour se libérer lui-même des contraintes de sa position sociale. Pour bien voir ceci, nous devons rompre avec les conceptions traditionnelles de la lutte de classes qui définissent son but comme étant la dictature du prolétariat. Toute cette conception est fausse. L’objectif des luttes de classe actuelles, le résultat qu’elles préfigurent c’est l’abolition du prolétariat, la destruction du capital sous tous ces aspects. (…) Aujourd’hui, il n’est plus désirable, ni même imaginable de viser le contrôle de l’appareil tel qu’il existe et de le gérer dans notre intérêt. Le capital a étendu ses tentacules à l’activité même, à la nature du travail. (in Le refus du travail, p 27 – 28). Dans les positions défendues par Rachleff prend forme le concept d’autonégation du prolétariat déjà à l’œuvre en France dans des revues comme Négation ou Intervention Communiste. Fondé sur le refus du travail, ce concept complète celui-ci et lui donne toute sa cohérence.
Très vite la « solution » résumée dans la formule de l’autonégation du prolétariat entra à son tour en crise. En effet, si la révolte contre le travail marque la fin de l’affirmation du prolétariat, elle n’est pas en tant que telle production de la situation révolutionnaire. Les prolétaires qui sabotent expriment leur ras-le-bol de l’intensification de l’exploitation, et sentent bien que rien de la vie qu’on a perdu dans la production des marchandises ne peut se retrouver dans leur consommation. Leur révolte n’impliquait pourtant pas la destruction prochaine du capital, car elle s’inscrivait dans l’épuisement d’un régime d’exploitation – et donc d’accumulation – qu’avait généralisé à partir des États-Unis la sanglante restructuration de la Seconde Guerre mondiale.
Dans cette phase critique de la fin de l’ancien cycle de luttes, où la restructuration du capital est à la fois nécessaire et diluée-reportée, l’autonégation du prolétariat est un concept à la fois inévitable et impossible. S’il donne sens au refus du travail et achève de liquider le programme ouvrier, il ne résout pas le problème de la communisation. Au contraire, il le transpose sur un plan spéculatif où il devient tout à fait insoluble. Sur ce plan, quels que soient les raffinements de l’analyse, la contradiction capital / prolétariat se réduit à une opposition simple, extérieure, entre la valeur en procès et l’homme ou le travail vivant.
Une telle conception fait du prolétariat le sujet et l’objet de la révolution, qui devient une opération du prolétariat sur lui-même. La conclusion logique est qu’il doit d’abord se dégager des rapports de production capitalistes pour ensuite les détruire. Négatif de l’humanité communisatrice, il se forme sur la base du développement et de la crise du capital, mais n’appartient pas à la société du capital. Une telle conclusion est plus facile à critiquer quarante ans après, parce que la restructuration est passée par là, mais elle paraissait évidente dans la situation de l’époque. Car, dans le même mouvement où le refus du travail faiblit dans les usines, la contestation de l’aliénation capitaliste gagne toutes les institutions participant à sa reproduction. De l’école à la prison en passant par l’hôpital psychiatrique, et sans oublier la famille, c’est l’ensemble de ces organes de reproduction du rapport d’exploitation qui est contesté. Le capital est de moins en moins contesté comme exploitation et de plus en plus comme pure oppression ou destruction. On glisse de la notion de révolution à celle de subversion.
La théorie « subversive » attaque la contre-révolution en la déconnectant de la contradiction qui la forme. En s’en tenant à une dénonciation illusoire de « manœuvres » politiques et de « mystifications » idéologiques, elle sépare les révolutionnaires (notion qui nait de cette séparation) et le mouvement communiste et réduit la théorie à un programme à diffuser.
Mais, apparaît immédiatement toute la limite de ce concept dans la mesure où il n’est qu’un négatif : l’expression immédiate de l’impossibilité de l’affirmation du travail. Pour pouvoir produire la révolution et le communisme, comme on l’a déjà entrevu, la constitution d’un humanisme théorique, c’est-à-dire d’une essence humaine que l’on distingue, dans le prolétariat, de son strict rapport contradictoire avec le capital, se chargera de fournir à ce concept son contenu propre. Sous le prolétaire, le sujet de la révolution c’est l’Homme avec ses besoins et ses désirs, sa socialité en tant qu’être générique. On arrive alors, de façon cohérente, au bout de la « conception traditionnelle » On montre son impasse, mais celle-ci n’est pas dépassée. Quand on tient la lutte de classe, on ne tient plus la révolution, quand on tient la révolution, on ne tient plus la lutte de classe. La révolution demeure le processus d’une affirmation, celle de la nature humaine sous le prolétaire. C’est ce concept d’autonégation du prolétariat, lié à la « critique du travail », qui sera chargé du dépassement de la « conception traditionnelle », mais il est lui-même une sorte de concept « demi-solde » : lié à une problématique antérieure, on lui demande d’en formuler une nouvelle. Cette nouvelle problématique n’est alors qu’une solution aux anciens problèmes. Ce n’était pas dans les solutions apportées que résidait l’impasse, mais dans la question elle-même.
Avec l’autonégation du prolétariat, la contradiction entre le prolétariat et le capital devient l’essence contradictoire du prolétariat : il s’abolit et donc abolit le capital. Il est simultanément le travail et sa subsomption sous le capital, travail vivant et travail mort. C’est la contradiction entre le prolétariat et le capital que l’on retrouve comme « essence du prolétariat ». Il semblerait, de prime abord, que ce soit le capital qui ait disparu mais, en fait, c’est bel et bien le prolétariat. Sous son nom, c’est simplement le développement contradictoire du mode de production capitaliste que l’on retrouve. Le procès de l’exploitation est devenu l’essence d’un de ses termes, le prolétariat. Il devient alors un monstre conceptuel. Il est, en lui-même, dans son existence, la propre impossibilité de cette existence. Impossibilité de son existence en tant que classe, mais simultanément synthèse, totalité du mode de production. Il n’est alors que le nom que l’on donne au cours contradictoire des catégories économiques du capital, devenues manifestations d’un sujet transcendantal, l’homme en tant qu’être générique, qui, jamais, ne se confond avec aucune réalité de son œuvre.
La théorisation de la révolution comme autonégation du prolétariat fut le point de départ de la compréhension de la révolution dans la subsomption réelle du travail sous le capital et de toute critique du programmatisme Elle fut, à la fin des années 60, la marque profonde et décisive de la grande transformation de la théorie de la révolution communiste.
Cependant à partir de la fin des années 1970, la restructuration du rapport d’exploitation, en tant que mise en forme cohérente des éléments épars égrenés en réponse aux luttes, imposait à nouveau, non théoriquement, mais de fait, une solution de continuité entre les luttes immédiates et la révolution. Tandis que disparaissaient toutes ces luttes liées au refus du travail, dans lesquelles l’ultragauche avait vu la solution de ses impasses, les luttes les plus dures, comme en France, dans la sidérurgie et peu de temps après dans l’automobile, si elles pouvaient s’opposer aux syndicats, ne faisaient cependant que réclamer la défense de l’emploi. L’autonégation du prolétariat ne pouvait plus apparaître comme l’aboutissement naturel de son impossibilité à s’affirmer ou comme l’affirmation d’un élément développé dans le mode de production capitaliste et le remettant en cause, comme l’était le « travail social » pour les opéraïstes. D’un côté, on ne parvenait plus à donner un sens aux pratiques immédiates ; de l’autre, on faisait de la possibilité de la révolution le résultat d’une contradiction interne au prolétariat dont l’élément révolutionnaire, l’humanité aurait été justement ce que masque sa définition comme classe en implication réciproque avec le capital. L’autonégation et le « refus du travail » étaient devenus purement et simplement un humanisme théorique.
Au lieu d’une contradiction historique entre classes, certains, comme les rédacteurs de la revue La Banquise, théorisèrent un conflit entre deux essences, ou plutôt entre le positif (l’homme-prolétaire) et le négatif de la même essence (le monstre ou le non-homme capital). La question était alors de savoir comment la « tension confuse vers le communisme » allait pouvoir se réaliser, comment l’homme valait pouvoir enfin supprimer le non-homme. Ceci parce qu’on avait d’abord conçu le rapport capital / prolétariat comme une condition prolétarienne venant se surajouter au fait d’être homme, comme simple corset de l’essence humaine. Or, c’est la situation même de prolétaire qui fait que le prolétaire ne veut pas le rester, c’est cette situation même qui définit l’humain et l’inhumain. La révolte contre le capital et sa propre situation ne renvoie pas pour le prolétaire à une différenciation entre ce qu’il serait dans son rapport au capital et ce qu’il serait en tant que personne, pour lui-même. Car si la seule marchandise qu’il ait à vendre, sa force de travail, fait corps avec lui, si dans le mouvement même où elle ne lui appartient plus, il ne s’appartient plus, alors il n’y a plus aucune essence ou nature humaine, aucune positivité ou extériorité de son être qu’il puisse opposer au monstre capital. Il ne s’agit plus que de deux moments inséparables de son rapport au capital : l’achat-vente de la force de travail ; la subsomption du travail sous le capital. Après un très long silence, n’ayant toujours rien vu de la restructuration, Dauvé réapparut avec les publications du bulletin Trop Loin pour nous dire qu’il « fallait attendre » pour enfin réussir ce qui avait été ébauché en mai 68.
DYNAMIQUE DU CYCLE DE LUTTE PRESENT : ECARTS ET HUMANITE
Il nous faut encore comprendre le constant regain, depuis la fin des années 1960 jusqu’à aujourd’hui, de ce communisme philosophique qui en appelle à l’Homme et au Genre et qui avait caractérisé toute la production théorique communiste dans la première moitié des années 1840. Pourquoi, constamment, dans la production théorique actuelle, voit-on réapparaître la révolution communiste comme abolition de ce qui médiatise et sépare les hommes de leur vraie nature de Communauté, d’Homme, d’être générique, c’est-à-dire sous une forme qui singe la fin de la philosophie classique allemande ?
Comme nous l’avons vu, la réponse se trouve bien sûr dans le moment où s’achève le cycle de luttes précédent et où prend naissance le cycle de lutte actuel, c’est-à-dire au tournant de la fin des années 1960 et du début des années 1970 : la « période 68 ». Mais la réponse ne se trouve pas que là où elle est la plus évidente. En effet, si, au début des années 70, toute la « théorie radicale » (ainsi qu’elle se baptisait à l’époque) s’est mise au « jeune Marx » comme l’on se « mettrait au vert » au sortir de l’usine, et si tous ses tenants sont devenus feuerbachiens, cela n’explique pas totalement pourquoi, quarante après, l’Homme est toujours là comme le supplément d’âme, le supplément de radicalité que devrait comporter la lutte de classe pour être ce qu’elle doit être, pour être révolutionnaire. La réponse n’est pas que dans l’origine, la faillite du programmatisme, mais aussi dans la structure et le déroulement même du cycle de lutte actuel. Disons-le tout de suite, c’est la conception, nécessaire actuellement, de la révolution comme communisation qui contient le regain constant et l’apparente légitimité des niaiseries feuerbachiennes.
Tous ceux qui, dans cette phase d’effondrement du programmatisme, tentaient de réfléchir à ce que pouvait être le dépassement communiste de cette société, se trouvaient confrontés à cette évidence massive qui était le critère essentiel de cette période : la fin d’une période historique de la révolution et du communisme comme affirmation du prolétariat. C’est cette situation sociale qui produisit la relecture de Marx à partir des « œuvres de jeunesse » censées fournir une théorie révolutionnaire au-delà du programmatisme prolétarien parce qu’en-deçà. On conservait la classe ouvrière à condition que sa révolte soit éthique et / ou humaine, on conservait les contradictions spécifiques du mode de production capitaliste à condition qu’elles soient un moment du cours historique de l’auto-aliénation de l’Homme préparant son retour en lui-même (on avait remplacé le « pue-la-sueur » par l’Homme, mais on n’avait pas changé la problématique qui restait celle de « l’Aufhebung »).
Face à l’effondrement du programmatisme, la révolution ne pouvait donc être que la négation du prolétariat par lui-même. Comment cela était-il alors possible pour cette classe de dépasser sa simple défense comme classe?
Une première solution semblait couler de source : c’était la tendance, comprise comme irrépressible car inhérente à l’essence de l’homme, à assurer le triomphe de ce qui est commun aux hommes, leur être ensemble, leur essence communautaire, le Genre. Tendance qui avait enfin trouvé son porteur adéquat dans le prolétariat. Cette réponse n’était pas une « trouvaille » qui, en tant que telle, aurait pu être autre ; elle était contenue dans le procès de faillite même de l’auto-organisation et de la révolution définie comme dynamique de l’autonomie prolétarienne.
Mais si l’humanisme théorique est toujours présent dans le cycle de luttes qui fut alors inauguré, c’est que la lutte de classe est confrontée à un problème redoutable : agir en tant que classe est devenu, pour le prolétariat, la limite de son action en tant que classe. Au lieu d’être simplement attentif au cours de la lutte de classe pour y saisir comment ce problème est posé et comment s’y annonce sa résolution, il est beaucoup plus aisé d’en trouver la solution a priori. La lutte de classe du prolétariat, dans sa manifestation immédiate comme classe du mode de production capitaliste, ne pourrait sortir de la dialectique de son implication réciproque avec le capital. Il faudrait donc une intervention autre, une présence autre dans les luttes. Cette intervention, cette présence, c’est l’increvable Humanité. Nous reconnaissons notre vieille ennemie, l’Humanité, qui sait si bien renaitre de ses cendres, car elle naît de la question même qui structure chaque cycle de luttes : comment une classe peut-elle abolir les classes ? Elle naît de l’apparente aporie à laquelle la lutte de classe est confrontée, elle en naît et se présente comme la solution, chaque fois changeante, qui élimine le problème à partir de lui-même. Cette résurrection sera dans le programmatisme l’humanité du Travail, dans la crise du programmatisme, l’humanité du « refus du travail », dans l’abandon des classes, l’humanité de l’Humanité, et, maintenant, l’humanité de la remise en cause par le prolétariat de son existence comme classe.
Dans le cycle de luttes actuel, à la suite de la restructuration du capital, la contradiction entre le prolétariat et le capital se situe au niveau de la reproduction d’ensemble donc de la reproduction réciproque des classes. Cette contradiction ne comporte plus aucune confirmation du prolétariat pour lui-même. C’est la fin de ce que nous appelons le programmatisme, de l’identité ouvrière et de ce que d’autres nomment, de façon simplement descriptive, le « vieux mouvement ouvrier ». Dans cette structure de la contradiction, le prolétariat est à même, dans sa contradiction avec le capital qui est implication réciproque avec lui (l’exploitation), de se remettre lui-même en cause comme classe. Il en résulte que l’abolition du capital est sa propre abolition, abolition de toutes les classes et communisation de la société. Cependant, la dynamique révolutionnaire (communiste) de ce cycle comporte immédiatement, de façon inhérente à elle, comme sa limite, ce par quoi elle n’existerait même pas : le prolétariat produit toute son existence en tant que classe dans le capital et non plus dans un rapport à soi-même.
La dynamique de ce cycle de luttes ne peut être qu’interne à ce qui en constitue la limite : agir en tant que classe. C’est cette identité entre dynamique et limite du cycle de luttes actuel qui ressuscite l’humanité. En effet, cette identité n’est pas immédiate ; il y a, dans le cours des luttes actuelles, des pratiques qui sont la production d’un écart à l’intérieur de l’action en tant que classe. Agir en tant que classe c’est actuellement d’une part n’avoir pour horizon que le capital et les catégories de sa reproduction, d’autre part, c’est, pour la même raison, être en contradiction avec sa propre reproduction de classe, la remettre en cause. Il s’agit des deux faces de la même action en tant que classe. Ce conflit, cet écart dans l’action de la classe (se reproduire comme classe de ce mode de production / se remettre en cause) existe dans le cours de la plupart des conflits. La défaite est le rétablissement de l’identité.
La remise en cause par le prolétariat de son existence comme classe est interne à celle-ci et à sa lutte comme classe, interne à ce qui est la limite des luttes de ce cycle. Dans cette situation, le cycle actuel est une tension constante entre, d’une part, l’autonomisation de sa dynamique (repérable dans l’activisme et le mouvement d’action directe), c’est-à-dire la remise en cause par le prolétariat de sa propre existence comme classe, et, d’autre part, la reconnaissance de son existence toute entière dans les catégories du capital (le citoyennisme ou démocratisme radical, mais aussi l’idéologie « droitière » et nationale sous laquelle opère de plus en plus dans le monde occidental, mais pas seulement, la lutte de classe). L’autonomisation de la dynamique, c’est considérer que l’appartenance de classe est pratiquement déjà dépassée dans certains aspects de la lutte de classe ou que la révolution sera le fait de prolétaires ayant déjà abandonné leurs vieux habits de prolétaires. C’est ainsi que dans le cycle de luttes actuel est ressuscitée l’humanité. Un cycle de luttes qui annonce l’abolition de toutes les classes est inévitablement théorisé comme comportant déjà en son sein, potentiellement, le dépassement des classes ou alors dont le dépassement ne peut s’effectuer que par un abandon préalable par le prolétariat de son existence comme classe, abandon préalable dont la possibilité est son humanité. Une théorie de la révolution communiste comme communisation inclut, comme une dérive nécessaire, son expression comme révolution humaine, dérive elle-même ancrée dans l’enjeu actuel de la lutte de classe : la remise en cause par le prolétariat de son existence comme classe dans sa propre action de classe.
DE LA CRITIQUE DU PROGRAMMATISME A L’EVAPORATION DE L’EXPLOITATION : « CRITIQUE DE LA VALEUR » ET « DIALECTIQUE SYSTEMATIQUE »
Une bien abstraite exploitation
Face au même effondrement pratique du programmatisme, apparut un autre type de solutions que théorisèrent en Allemagne l’école connue sous le nom de « Critique de la valeur », mais aussi Postone aux Etats-Unis (Temps, travail et domination sociale), Chris Arthur en Grande Bretagne (The new dialectic and Marx’s Capital, non traduit en Français) et, plus récemment, la revue anglo-américaine Endnotes. On dépasse l’effondrement en supprimant la lutte des classes et « l’Homme » n’est jamais bien loin.
Dès le début des années 1970, la critique du programmatisme a cherché son fondement théorique abstrait dans une reprise de la critique de la valeur. En refondant la théorie de la révolution sur l’analyse de la valeur, on affirmait que le travail n’est pas une activité extérieure au capital et donc quelque chose à libérer. Le travail était justement posé comme le fondement et une détermination intérieure de la valeur. De l’existence même de la valeur découlait qu’aucune libération du travail n’était possible. Cependant, à en rester là, le capital n’était que la forme développée de la valeur, c’était l’exploitation comme contradiction entre le prolétariat et le capital qui s’évanouissait, réduite à ne plus être que l’ombre portée des contradictions de la valeur. Soit la lutte des classes avait disparu, soit elle n’était plus qu’un avatar aléatoire des aventures solipsistes de la valeur.
Le problème général de toute cette approche de la critique de la libération du travail c’est de faire disparaître le concept de mode de production sous celui de valeur, de ne faire du mode de production capitaliste qu’une extension logique de la valeur. Outre les objections méthodologiques que l’on peut faire à ce procédé (systématisme hégélien, rétroaction, téléologie, métaphysique du passage de la nécessité logique à l’existence nécessaire…), plus directement, en ce qui concerne la conception de la lutte des classes, en faisant disparaître le concept de mode de production sous celui de valeur, le mode de production n’est plus qu’une rencontre d’échangistes. « L’échange » de la force de travail est réduit à un échange, certes très particulier, mais échange tout de même. Si bien que l’ensemble de la contradiction entre des classes qu’est l’exploitation peut être subsumé en tant que contradiction sous les catégories qui font, avec la valeur, de l’échange de la force de travail, une aliénation marchande. L’aliénation marchande résumerait ce qu’est l’exploitation comme contradiction, un simple procès d’abstraction du travail dans lequel la spécificité de l’extraction de plus-value a disparu.
On ne passe pas, par simple voie dialectique, de l’échange généralisé de marchandises au rapport de classes qu’est l’échange de la force de travail. Il y a hétéronomie entre les éléments en jeu. Le processus dialectique des formes de la valeur s’arrête à la monnaie et à la « contradiction du trésor ». De la monnaie on ne passe pas par le même jeu des incomplétudes hégéliennes au capital. Ce jeu s’arrête avec la « rencontre » de « l’homme aux écus » et du « travailleur libre »,.Cette « rencontre », ce jeu ne peut la produire (sinon « Rome et Byzance auraient terminé leur histoire avec le mode de production capitaliste »), sauf à penser que la valeur s’empare du travail de par une nécessité formelle et téléologique de son concept.
L’exploitation n’est plus qu’un moment de la dialectique immanente de la forme valeur. Cette exploitation doit nécessairement advenir de par cette forme Ainsi le mode de production capitaliste n’est que la valeur sous un autre nom, la valeur totalement développée. Dans un certain sens, c’est exact, mais cela ne tient pas à une dialectique immanente de la valeur mais au fait qu’il est le mode de production fondé sur l’achat-vente de la force de travail, c’est ainsi qu’il devient la forme développée (« totale » si on veut) de la valeur, et non l’inverse. Quand la valeur devient capital et existerait alors « réellement » comme valeur (valeur accomplie), elle existe selon les catégories spécifiques du capital. Il faut non seulement considérer le capital comme la valeur entièrement développée (donc existante), mais aussi, et en conséquence, que la valeur devenue capital ce sont les catégories propres et les contradictions du capital : le travail productif, les déterminations de l’échange, l’exploitation du travail, la baisse du taux de profit, le partage de la journée de travail en travail nécessaire et surtravail, etc.
Au contraire, cette approche qui veut se débarrasser radicalement de l’affirmation du travail cherche à réaliser l’impossible : déduire l’exploitation de la forme valeur. Mais alors l’exploitation n’est plus que le processus d’abstraction du travail qu’est la forme valeur La trivialité sordide du partage de la journée de travail entre travail nécessaire et surtravail, précisément parce que trop triviale et inhérente à l’immédiateté des luttes ouvrières, a disparu au profit d’une vaste aliénation où tous les individus sont gris. Il est dans la nature du rapport d’exploitation, au sens le plus strict de partage de la journée de travail, d’effacer la distinction entre travail nécessaire et surtravail, de faire que toute la production comme valeur se dresse face au travail, mais là n’est pas la contradiction[18]. A moins de considérer le salaire comme prix du travail comme le rapport réel et non comme une forme de manifestation nécessaire du salaire comme rapport de production (valeur de la force de travail).
« L’exploitation » n’est traitée que sous le registre du « développement de la valeur », comme une forme générale, développée, de l’aliénation marchande. Avec la valeur, on ne peut aller plus loin que la critique d’une forme « pervertie » des « relations sociales humaines ». L’ironie involontaire de cette démarche est de faire ressurgir sous une forme plus ou moins humaniste ce dont on avait voulu se débarrasser : quelque chose à libérer. Le prolétaire n’est alors qu’un échangiste qui se fait particulièrement grugé. Où sont les classes ? La lutte de classe est privée de sa force primordiale qui est sa trivialité, sa matérialité sordide.
Tant que l’on produit la forme-capital en continuité dialectique avec les formes de la valeur, comme un mouvement inhérent à ces formes, l’absorption du travail, l’existence de l’ouvrier, prennent place dans une problématique qui demeure celle de la valeur : la problématique de l’aliénation comme abstraction générale du travail. L’exploitation dans toute sa trivialité, le partage de la journée de travail, l’extorsion de surtravail ne sont plus l’essentiel de la contradiction à l’intérieur du mode de production capitaliste mais une détermination enveloppée dans l’abstraction du travail qui est devenue la vraie « contradiction ». Tout est si bien bouclé dans le systématisme de la valeur que lorsqu’il faut bien en arriver au dépassement de cette situation, ce que l’on avait voulu refouler fait perversement retour. La réponse est une vague théorie humano-prolétarienne appuyée sur un vague concept de travail vivant excédant toujours, parce qu’elle est activité humaine, son appropriation par le capital (Chris Arthur) ; une vague perspective révolutionnaire vaguement gauchiste, un peu autogestionnaire et beaucoup démocratique (Postone) ; un mouvement sapant ses propres bases et s’écroulant de lui-même à condition que les prolétaires ne s’en mêlent pas (la « Critique de la valeur ») ; une contradiction logique interne à la valeur, cause des « malheurs du temps » et des « désagréments sociaux » s’incarnant dans divers agents et divers antagonismes (Endnotes). Il est toujours surprenant de voir coexister une débauche de finesses théoriques sans enjeux explicites avec des considérations d’une banalité totale quand les enjeux sont là et, cerise sur le gâteau, de voir réapparaitre implicitement une activité, une humanité, des rapports sociaux à « libérer », qui seuls peuvent déstabiliser une « contradiction » si bien bouclée.
Dans la période actuelle de la lutte de classe, la permanence de l’humanisme résulte toujours d’une compréhension qui fait que la lutte de classe du prolétariat, dans sa manifestation immédiate comme classe du mode de production capitaliste, est posée comme ne pouvant sortir de son implication réciproque avec le capital. De façon plus ou moins explicite il faut toujours un petit plus. Nous sommes là dans une critique du programmatisme devenue folle en ce que cette critique accepte tous les termes de la problématique qu’elle critique et se contente de dire : « non, cela n’est pas possible ».
Le problème qui mine toutes ces conceptions qui se sont débarrassées de l’affirmation du travail au prix de l’abandon de l’exploitation comme contradiction entre le prolétariat et le capital est celui de la relation des contradictions de la valeur avec la lutte des classes. Ce ne sont que des théories de l’impossibilité du programmatisme. Ce n’est que cela mais elles ne le savent pas.
Au-delà du programmatisme ou au-delà de la lutte des classes ?
Ces types de théorisation sont des moments (pas forcément nécessaires, mais liés à elle) de la théorie de la communisation. C’est un dépassement devenu fou du programmatisme, c’est-à-dire fonctionnant pour lui-même, ayant oublié son objet ou ne l’ayant pas défini, étant devenu autonome dans ses objectifs. Les outils théoriques développés pour dépasser le programmatisme sont devenus leur propre raison d’être : valeur, implication réciproque, critique de la transcroissance des luttes revendicatives, auto-organisation et autonomie, etc. Ces outils de critique du programmatisme deviennent leur propre objet, sont développés en eux-mêmes et non comme outils-critiques de passage d’un rapport de classe à un autre. D’où une débauche de théorie qui accompagne une absence d’enjeux (si ce n’est interne à l’autoreproduction de la pensée universitaire).
Si l’exploitation ne peut exister que dans la transformation (transposition) du travail vivant en valeur, un tel procès n’en rend pas compte exhaustivement. On retrouve le problème fondamental de ce « dépassement du programmatisme » : dire que la valeur n’est qu’en tant que capital ne signifie rien d’autre que le capital c’est la valeur, en tant que capital n’apporte rien. Renvoyer la totalité des rapports sociaux capitalistes à la valeur, c’est subsumer la contradiction entre les classes (l’exploitation) sous les contradictions de la marchandise ; c’est faire de l’échange et de ses abstractions, même « logiquement développés » comme « exploitation », le contenu de la contradiction entre prolétariat et capital ; c’est faire disparaitre cette contradiction dans le magma du processus d’abstraction de toute activité, c’est-à-dire de « l’activité humaine ».
Le système est si bien bouclé pour se débarrasser de l’affirmation du travail que la lutte des classes n’est plus qu’une autodétermination de la totalité du capital ramené à une déduction logique de la forme-valeur. La lutte des classes n’est plus que le lieu où, entre autres, la (ou les) contradiction(s) logique(s) de la valeur se manifeste(ent). La lutte des classes n’est plus une contradiction dans ses propres termes mais la représentation de contradictions exprimées dans les termes de la valeur. Le problème c’est que cette contradiction interne de la totalité (la valeur) est, en tant que telle, close sur elle-même. Elle ne peut être une contradiction pour elle-même, c’est-à-dire un mouvement incluant sa remise en cause. Il lui faut, premièrement, un élément qui l’excède (le travail comme activité humaine ou des rapports sociaux que la valeur absorbe et pervertit) et, deuxièmement, il lui faut s’incarner dans des éléments autres (les classes et toutes sortes de termes « antagoniques ») que les siens propres (la valeur d’usage et la valeur d’échange) pour que cette contradiction de la totalité sorte de la logique et devienne une remise en cause d’elle-même.
Pour se débarrasser de l’affirmation du travail, on s’est débarrassé de la contradiction entre le prolétariat et le capital, de la lutte des classes. On n’a pas dépassé le programmatisme, on l’a seulement déclaré impossible.
On ne l’a pas dépassé parce qu’on ne l’a pas compris en lui-même comme une forme historique du rapport d’exploitation dans laquelle la visée révolutionnaire du prolétariat était impossible dans ses propres termes programmatiques, mais comme une incongruité logique. Toute cette théorie qui se qualifie de « théorie de la forme valeur », pour laquelle l’exploitation est le devenir abstrait du travail, c’est-à-dire l’aliénation, est un plaidoyer pro domo des middle class intello malheureuses dans ce monde. Il peut y avoir production de valeur sans être production de plus-value, c’est le cas, dans le monde, de centaines de millions de paysans et d’artisans, mais ce n’est pas d’eux dont parle la « théorie de la forme valeur », mais des classes moyennes pour lesquelles la valeur c’est vivre (mal et malheureux) dans l’échange et la marchandise. La « théorie de la forme valeur », c’est l’univers du travail improductif, c’est-à-dire improductif de plus-value, étendue à l’ensemble des rapports sociaux. Elle est à cette chose profane son auréole, son point d’honneur spiritualiste, son complément solennel. C’est la conclusion « radicale » et soulagée de la fin de l’identité ouvrière. Dans ce discours, les furtives apparitions du terme de classe sont, à brève échéance, appelées à s’estomper dans le lointain du « marxisme traditionnel »[19].
Dépasser le programmatisme c’est en revenir à l’exploitation, le rapport capitaliste fondamental.
Retour sur l’exploitation
A travers la baisse du taux de profit, l’exploitation est un procès constamment en contradiction avec sa propre reproduction : le mouvement qu’est l’exploitation est une contradiction pour les rapports sociaux de production dont elle est le contenu et le mouvement. C’est le mode même selon lequel le travail existe socialement, la valorisation, qui est la contradiction entre le prolétariat et le capital. Défini par l’exploitation, le prolétariat est en contradiction avec l’existence sociale nécessaire de son travail comme capital, c’est-à-dire valeur autonomisée et ne le demeurant qu’en se valorisant : la baisse du taux de profit est une contradiction entre les classes.
L’exploitation est une contradiction qui remet en cause ce dont elle est la dynamique, c’est-à-dire qu’elle est une contradiction pour les rapports sociaux de production dont elle est le mouvement. L’exploitation est ce drôle de jeu où c’est toujours le même qui gagne (parce qu’elle est subsomption), en même temps et, pour la même raison, c’est un jeu en contradiction avec sa règle et une tension à l’abolition de cette règle. Cela signifie que le mode de production capitaliste, l’objet comme totalité, est en contradiction avec lui-même dans la contradiction de ses éléments parce que cette contradiction à l’autre est, pour chaque élément, une contradiction à soi même, dans la mesure où l’autre est son autre. C’est précisément cela qui disparait dans la réduction du mode de production capitaliste à la valeur. Dans la contradiction qu’est l’exploitation, le prolétariat est constamment en contradiction avec sa propre définition comme classe car la nécessité de sa reproduction est quelque chose qu’il trouve face à lui représentée par le capital, c’est dire qu’il ne trouve jamais sa confirmation dans la reproduction du rapport social dont il est pourtant un pôle nécessaire (subsomption). Dans cette contradiction qu’est l’exploitation, c’est alors dans son aspect non symétrique (l’exploitation est subsomption du travail sous le capital) que se trouve la dynamique de son dépassement. Quand on définit l’exploitation comme une contradiction pour elle-même (baisse tendancielle du taux de profit : le prolétaire est toujours nécessaire et toujours de trop), on définit la situation et l’activité révolutionnaires du prolétariat. C’est dans la situation et l’activité d’un de ses pôles que la contradiction est contradictoire pour elle-même.
C’est au travers de toutes les impasses théoriques engendrées par les constructions spéculatives liées à l’autonégation du prolétariat, à l’humanisme théorique, à la dilution de la contradiction entre le prolétariat et le capital dans l’arc historique de l’aliénation, etc., qu’a émergé et pris forme la question décisive : quel peut et doit être après 1968 le contenu de la révolution ? Et sa réponse : la révolution ne peut être que la communisation immédiate de la société, toute « transition socialiste au communisme » ne peut être qu’une nouvelle contre-révolution capitaliste.
THEORIE DE LA COMMUNISATION
Avec la théorie de la communisation, il ne s’agissait plus de bricoler de nouvelles réponses à partir du même fondement théorique des Gauches. On sortait de ce fondement et de son aporie constitutive : d’une part, le maintien du but comme affirmation de la classe avec toutes les problématiques qui vont avec et, d’autre part, la critique de toutes les médiations qui sont réellement la montée en puissance de la classe, par lesquelles seulement, la réalisation de ce but est possible. Mais, la question et sa réponse pouvaient émerger, débarrassées de toute leur gangue spéculative, à condition de répondre à une autre question : celle de la restructuration du rapport d’exploitation capitaliste.
La restructuration : une activité de la classe capitaliste
À partir de 1974 – 75, le rapport de forces s’inverse. D’une part, la contre-révolution n’est plus du tout diluée ni différée : dans toutes les aires centrales, c’est le début des grandes vagues de licenciements, de la délocalisation d’une part importante de la production industrielle vers les pays émergents, de la précarisation généralisée du travail salarié, des restrictions légales à l’immigration, des plans d’austérité. Le tout systématisé dans la prédominance du capital financier ordonnant toutes les politiques de sortie de crise. D’autre part, la révolte prolétarienne n’est nullement déviée de son but, mais battue sur ses limites : dans les entreprises, où la réorganisation du travail liquide les « forteresses ouvrières », comme en dehors avec l’attaque des conditions de la reproduction. Le féminisme ou l’écologie qui avait signifié de façon critique, dans leur existence et leurs activités, le caractère programmatique de la lutte de classe, s’institutionnalisent. En Europe, où le mouvement avait été le plus fort, la contre-attaque de la classe capitaliste est nette : stabilisation démocratique au Portugal, en Espagne, en Grèce ; reprise en mains syndicale et criminalisation de l’Autonomie en Italie ; réduction drastique des vieilles régions et branches industrielles en France et en Grande-Bretagne ; autolimitation syndicale puis répression militaire des luttes en Pologne.
Dit de façon un peu abrupte et exagérée : le capital « reprend le pouvoir » dans les usines et dans l’ensemble de la reproduction sociale. On peut même parfois dater cette défaite comme avec la manifestation anti-grévistes de la F.I.A.T en 1980, ou la reprise en main patronale et syndicale dans l’automobile en France à la suite des grèves dures et massives de 1981 – 1984. Cette reprise en main n’est naturellement pas un retour à la situation antérieure. La classe capitaliste brise tout ce qui confortait cette identité ouvrière et légitimait le prolétariat en rival du capital, c’est la définition même de la restructuration (comme nous l’avons vu au début de ce texte). La disparition de l’identité ouvrière n’est pas le simple effet d’une contre-révolution après laquelle les choses réapparaissent même si c’est sous une forme différente ; une contre-révolution se définit comme une transformation structurelle du rapport d’exploitation. La lutte de classe pourra s’étendre, s’approfondir ; l’identité ouvrière ne reviendra pas et avec elle l’auto-organisation et l’autonomie comme perspective révolutionnaire.
A la puissance des luttes de la fin des années 1960 et du début des années 1970, à cette capacité à imposer des compromis forts et une rigidité du procès de production, ne pouvait que correspondre une initiative de la classe capitaliste. La riposte capitaliste a été rapide et violente, radicale dans la mesure où elle a investi tout le champ de la production et de la reproduction. La classe capitaliste allait de l’avant impitoyablement. C’est ainsi qu’au moment même où le prolétariat avait réussi à arracher les « compromis » les plus avantageux (début des années 70 et non durant les années canoniques du « compromis fordiste »), le capital s’employait à les vider de leur contenu, à remodeler le procès de travail, les modalités d’embauche, les conditions de la reproduction sociale. Il créait un nouveau contexte dans lequel ces « compromis » étaient désormais inutiles, entrainant de nouvelles modalités de l’exploitation de la classe ouvrière. C’était une réponse homogène aux revendications du prolétariat. La classe capitaliste le battait sur ce nouveau terrain. Pendant ces vingt-cinq dernières années, la classe capitaliste a agi mondialement de manière cohérente non seulement pour vider les « compromis » de tout contenu, mais aussi pour éliminer la forme même du « compromis ». Le marché contre l’institution, la fragmentation et l’individualisation du procès de travail contre tout sujet collectif, le libéralisme contre le Welfare state.
La restructuration : modification structurelle de la contradiction entre les classes et de sa dynamique
La restructuration a rendu le procès de valorisation fondé sur le mode relatif d’extraction de la plus-value adéquat à ses conditions et fait disparaître toute identité ouvrière. À travers ses trois moments – l’achat-vente de la force de travail, la production de plus-value, et son accumulation – l’exploitation est devenue bien plus « flexible ». En attaquant de manière prolongée les salaires directs et indirects, en supprimant toute séparation rigide entre emploi et chômage, en annualisant le temps de travail et multipliant les journées individuelles simultanées dans la journée sociale, et pour finir en dissolvant les aires d’accumulation encore autonomes de l’ex-bloc communiste et du tiers monde, la classe capitaliste a dépassé les limites de l’ancien cycle de luttes. Elle a rétabli un taux de profit moyen adéquat à l’accumulation d’un capital à la fois élargi et concentré et, par là même, restructuré la contradiction qui l’oppose au prolétariat.
Ce n’est pas un décor qui change, décor modifié dans lequel les acteurs, demeurés identiques en eux-mêmes, continueraient à jouer la même pièce de l’auto-organisation, de l’autonomie, de la libération du travail, de l’affirmation du prolétariat, bref du programmatisme en faisant seulement attention de s’adapter au nouveau décor. La restructuration est une restructuration de la contradiction entre les classes : la structure, le contenu de la lutte de classe, la production de son dépassement sont alors modifiés. Il existe une façon de masquer cela consistant à multiplier les « restructurations » afin de perpétuer les anciennes conceptions. On reconnait toutes sortes de restructurations pour mieux nier la restructuration au singulier comme nouvelle configuration de la contradiction des classes. Tout se restructure mais rien ne change. De la sorte, on peut demeurer dans la vieille question de savoir si et dans quelle mesure le prolétariat peut dans chaque situation concrète exprimer sa vraie nature communiste. Il y a bien transformation de la perspective programmatique – reconnaissance ambiguë de la restructuration capitaliste et de la disparition de toute affirmation du prolétariat – mais pas rupture, en ce sens qu’aucune autre conception cohérente du processus révolutionnaire n’est produite. Tout se restructure : entreprises, procès de travail dans la production et les transports, circulation du capital, systèmes sociaux, Etats, classes, cycle mondial, etc. En l’absence de synthèse, multiplier les restructurations en arrive à occulter la restructuration de la valorisation du capital, c’est-à-dire de l’exploitation, c’est-à-dire de la contradiction entre le prolétariat et le capital.
A la fin des années 1960 / début des années 1970, toute une période historique dans laquelle, de diverses manières, la révolution avait été, tant théoriquement que pratiquement, l’affirmation du prolétariat, son érection en classe dominante, la libération du travail, l’instauration d’une période de transition, entre en crise et s’achève. C’est dans cette crise, au travers d’un cheminement théorique chaotique, qu’apparut le concept de communisation.
Dans cette crise, critiquer toutes les médiations de l’existence du prolétariat dans le mode de production capitaliste (parti de masse, syndicat, parlementarisme), critiquer des formes organisationnelles comme le parti ou l’avant-garde, des idéologies comme le léninisme, des pratiques comme le militantisme et toutes ses variantes, tout cela apparut comme sans objet si ce n’était pas la révolution comme affirmation du prolétariat que l’on mettait en jeu. Que celle-ci soit l’Etat socialiste ou la généralisation des conseils ouvriers. Comme on l’a vu précédemment avec le concept d’écart, c’est la lutte en tant que classe qui est, à l’intérieur d’elle-même, devenue le problème, sa propre limite. Par là, elle annonce et produit comme son dépassement la révolution comme communisation.
Depuis, dans le cours contradictoire du mode de production capitaliste, l’affirmation du prolétariat, la libération du travail, ont perdu tout sens et tout contenu. Il n’existe plus d’identité ouvrière propre face au capital et confirmée par lui. C’est la dynamique révolutionnaire des luttes de notre époque qui montrent le refus actif — contre le capital — de la condition prolétarienne, y compris au sein de l’auto-organisation ou de manifestations éphémères et limitées d’autogestion. La lutte du prolétariat contre le capital contient la contradiction à sa propre existence de classe.
La communisation : dépassement produit du cycle de luttes actuel
Que la révolution soit l’abolition de toutes les classes existe comme un fait actuel en ce que l’action en tant que classe du prolétariat est, pour elle-même, une limite. Cette abolition n’est pas un but que l’on se propose, une définition de la révolution comme une norme à atteindre, mais un contenu actuel dans ce qu’est la lutte de classe même. C’est le « terrible pas à franchir » dans la compréhension théorique et la pratique des luttes actuelles. Produire l’appartenance de classe comme contrainte extérieure c’est, pour le prolétariat, entrer en conflit avec sa situation antérieure, ce n’est pas une « libération », ce n’est pas une « autonomie ». Le prolétariat trouve, dans ce qu’il est contre le capital, la capacité de communiser la société au moment où il traite sa propre nature de classe comme extériorisée dans le capital. Avec la production de l’appartenance de classe comme contrainte extérieure, on peut, à partir des luttes actuelles, comprendre le point de bascule de la lutte de classe, son dépassement, comme un dépassement produit du cycle de luttes actuel : la classe dans sa lutte contre le capital se retourne contre elle-même, c’est-à-dire qu’elle traite sa propre existence, tout ce qui la définit dans son rapport au capital (et elle n’est que ce rapport), comme limite de son action.
Dans le cours de la lutte révolutionnaire, l’abolition de l’Etat, de l’échange, de la division du travail, de toute forme de propriété, l’extension de la gratuité comme unification de l’activité humaine, c’est-à-dire l’abolition des classes, des sphères privées et publiques, sont des « mesures » abolissant le capital et les catégories d’hommes et de femmes, imposées par les nécessités mêmes de la lutte contre la classe capitaliste et la domination masculine. La révolution est communisation, elle n’a pas le communisme comme projet et résultat.
On n’abolit pas le capital pour le communisme mais par le communisme, plus précisément par sa production. En effet, les mesures communistes doivent être distinguées du communisme : ce ne sont pas des embryons de communisme, c’est sa production. Ce n’est pas une période de transition, c’est la révolution. La communisation n’est que la production communiste du communisme. La lutte contre le capital est bien ce qui différencie les mesures communistes du communisme. L’activité révolutionnaire du prolétariat a toujours pour contenu de médier l’abolition du capital par son rapport au capital ; la communisation n’est pas la branche d’une alternative en concurrence avec la reproduction du mode de production capitaliste mais sa contradiction interne et son dépassement.
L’abolition du capital, c’est-à-dire la révolution et la production du communisme, est immédiatement abolition des classes et donc du prolétariat, dans la communisation de la société qui est ainsi abolie comme communauté séparée de ses membres. Les prolétaires abolissent le capital en produisant contre lui une communauté immédiate à ses membres. Ils transforment leurs rapports sociaux en relations immédiates entre individus. Relations entre individus singuliers qui ne sont plus chacun l’incarnation d’une catégorie sociale, y compris les catégories supposées naturelles comme les sexes sociaux de femme et d’homme.
La communisation : une théorie en chantier
Si la pratique révolutionnaire est la coïncidence du changement des circonstances et de l’activité humaine ou autochangement (cf., Marx, Thèses sur Feuerbach), alors la question de la distinction de genre, de la construction des catégories d’homme et de femme, la question de la lutte des femmes, depuis la fin des années 1960, dessinaient un angle mort de la théorie de la communisation : quelque chose que tout le travail théorique de dépassement du programmatisme avait, au mieux, plus ou moins consciemment ignoré, au pire, volontairement rejeté comme hors de propos.
Pour sauver de son naufrage programmatique la contradiction entre le prolétariat et le capital comme dynamique révolutionnaire du mode de production capitaliste, il ne fallait rien admettre qui aurait pu apparaitre comme une concession à la centralité unique de la lutte des classes. Pour que les choses bougent, il fallut que la génération de Moïse, sortie de l’Egypte du programmatisme, se fasse bousculer par une nouvelle pour laquelle les conditions actuelles de luttes existaient comme une évidence en soi et non en constante référence à la situation antérieure. La production théorique possède une relative autonomie avec ses codes, ses déterminations et la pesanteur de ses agents, si ce n’est de ses institutions et, comme n’importe quelle activité, le poids de son caractère sexué que son contenu programmatique ne pouvait que renforcer. Il est pourtant évident que, si ceux qui au début des années 1970 amorcèrent la critique du programmatisme avaient considéré les luttes ou grèves spécifiquement féminines et les caractéristiques propres de l’activité des femmes dans les luttes révolutionnaires depuis la révolution française ou la révolution anglaise, ils auraient été « surpris » d’y découvrir, en actes, les contradictions et les impasses du programmatisme. Une étude méticuleuse des mouvements révolutionnaires aurait révélé que l’activité des femmes dans ces mouvements participait de l’impossibilité du programmatisme dans ses propres termes, de ses contradictions et de son dépassement. Qui plus est, la vague du féminisme moderne dans les années 60 / 70 était dans ses pratiques et ses productions théoriques, de fait, la critique du mouvement ouvrier et de l’affirmation du travail. En développant ses propres thèmes, ce féminisme signifiait au programmatisme qu’il était arrivé en bout de course.
Paradoxalement, cette position « pure et dure » en revenait à ne pas aller au bout de la critique du programmatisme et de son dépassement en tant que théorie de la communisation comme production de l’immédiateté sociale de l’individu, cela sur deux points fondamentaux liés entre eux : la critique de la distinction de genre qui reformule les fondements mêmes de la critique du travail ; la pratique révolutionnaire comme abolition des classes et du genre et autotransformation des individus.
Le travail, le surtravail, la population et les femmes
Contradiction de genre et contradiction de classes
Dans tous les modes de production jusqu’au capital inclus où la chose devient une contradiction, la source principale du surtravail est bien sûr le travail ce qui signifie l’augmentation de la population[20]. Le surtravail ne tient pas à une supposée surproductivité du travail, son existence est un phénomène purement social, elle suppose le travail et la population, crée la distinction de genre et la pertinence sociale de cette distinction sur un mode sexuel et naturalisé.
Partir de la reproduction (biologique) et de la place spécifique des femmes dans cette reproduction c’est présupposer comme donné ce qui est le résultat d’un processus social. Le point de départ est ce qui rend cette place spécifique comme construction et différenciation sociales : la population comme force productive dans tous les modes de production jusqu’à aujourd’hui. En effet, posséder un utérus ne signifie pas « faire des enfants ». Pour passer de l’un à l’autre, il faut tout un dispositif social d’appropriation et de mise en situation (de mise en fonction) de « faire des enfants », dispositif par lequel les femmes existent. Posséder un utérus est une caractéristique anatomique et non déjà une distinction, mais « faire des enfants » est une distinction sociale qui fait de la caractéristique anatomique une distinction naturelle. Il est dans l’ordre de cette construction sociale, de ce dispositif de contrainte, de toujours renvoyer ce qui est socialement construit, les femmes, à la biologie.
L’augmentation de la population comme principale force productive se meut dans des contradictions dans tous les modes de production, mais le mode de production capitaliste est le premier dont le problème avec la population et le travail est intrinsèque à sa dynamique et non une rupture de celle-ci la régénérant : l’alternance du monde plein et du monde vide du système féodal ; l’essaimage colonial antique ; les différents types de solution à la pression sur le milieu des « communautés primitives » ; les fronts pionniers du mode de production asiatique. Par son rapport au travail, le capital est une contradiction en procès : le travail et la population ont toujours été pour lui nécessaires et toujours de trop, toujours un problème interne à sa propre accumulation, c’est-à-dire à sa propre existence.
Pas de surtravail, sans travail, c’est-à-dire sans population comme principale force productive. Là où nous avons exploitation, nous avons la création des catégories femme et homme, leur naturalisation inhérente à l’objet même de leur construction (la population), et par là l’appropriation de toutes les femmes par tous les hommes. On ne peut construire le concept d’exploitation, sans le travail, sans la population. De la forme fondamentale du mode de production capitaliste qui est l’appropriation du travail on déduit deux contradictions : de genre, de classes. La construction simultanée et interdépendante des contradictions de genre et de classes introduit les clivages de chacune de ces catégories dans l’autre. Inextricable, l’expérience est toujours impure. Mais, il ne suffit pas de dire qu’aucune expérience ni aucun sujet n’est pur, comme une constatation. C’est cette « impureté » qu’il faut fouiller et construire dans son intimité. Dans l’existence même du surtravail, la contradiction entre le prolétariat et le capital suppose celle entre les hommes et les femmes, de même que celle-ci suppose la première. Aucune des deux contradictions n’est telle sans l’existence conjointe de l’autre.
C’est du surtravail que viennent les hommes et les femmes, leur distinction donc leur contradiction ; c’est du même surtravail que viennent les classes et leur contradiction. L’existence du travail et donc du surtravail, c’est l’existence de deux contradictions. Chacune a dans l’autre non seulement sa condition mais encore ce qui la fait être une contradiction, c’est-à-dire un procès remettant en cause ses propres termes dans leur rapport.
Entre le prolétariat et le capital, c’est l’existence même du travail et de la population comme force productive (la création et l’appropriation des femmes comme catégorie naturelle) qui est, dans les termes du rapport, ce devenir du rapport conflictuel en contradiction : le travail comme unique mesure et source de la richesse. C’est la définition des femmes c’est-à-dire la contradiction entre les hommes et les femmes (la définition est en elle-même la contradiction) qui se joue sur le travail. Par là, la lutte des classes a pour dynamique et objectif l’abolition des classes et non un simple déplacement du curseur entre travail nécessaire et surtravail sur la ligne de la journée de travail. Le contenu de l’appropriation des femmes, c’est la contradiction qu’est le travail comme unique mesure et source de la richesse. C’est par là que la division de la journée de travail en travail nécessaire et surtravail est abolie comme nécessité et, par là-même, l’existence de quelque chose comme la « journée de travail ».
Entre les hommes et les femmes, c’est l’existence du surtravail et de sa relation au travail nécessaire (la contradiction entre les classes) qui est la production du rapport d’appropriation comme contradiction. Le surtravail et sa relation au travail nécessaire font que le conflit entre hommes et femmes a pour dynamique et objectif l’abolition des conditions inhérentes à l’individualité que sont être une femme ou un homme, ce qui est le capital comme contradiction en procès. Autrement dit : cette contradiction entre surtravail et travail nécessaire est celle par laquelle la population comme principale force productive (la distinction de genres) est abolie comme nécessité. Sans cette contradiction entre surtravail et travail nécessaire, le rapport entre hommes et femmes serait une simple opposition sans dynamique. Ce n’est qu’avec le mode de production capitaliste que cette opposition, ce refus par les femmes de leur situation, devient une contradiction. La population comme principale force productive (la population et la productivité du travail comme synthèse des forces productives) c’est-à-dire le travail comme problème dans le mode de production capitaliste est la dynamique propre de l’appropriation des femmes qui en fait une contradiction entre les hommes et les femmes.
Quatre éléments, deux contradictions, une seule dynamique, celle du capital comme contradiction en procès qui ne se décompose pas, qui ne s’autodétermine pas comme contradiction entre les classes et contradiction entre les hommes et les femmes mais qui est construite par ces deux contradictions. Le capital comme contradiction en procès est l’unité dynamique que les contradictions de classes et de genres construisent. La contradiction entre femmes et hommes est, elle-même, une autre contradiction que celle entre prolétariat et capital. La forme fondamentale de ce mode de production (l’appropriation du travail d’autrui – à distinguer de l’appropriation de son produit) ce sont ces deux contradictions et seulement elles deux. Pas de surtravail sans travail, pas de travail sans population comme principale force productive, pas de population comme force productive sans la production des catégories hommes et femmes. L’existence de la population comme principale force productive n’est pas plus un rapport naturel que n’importe quel autre rapport de production.
Définies par la naturalisation de leur appropriation, les femmes sont en contradiction avec la production sociale nécessaire de leur existence comme appropriation. Produites comme productrices de la principale force productive par leur appropriation, celle-ci est à la fois nécessaire parce que devant se fonder en nature du fait même que ce qui est approprié défini la personne et se confond avec elle, et contingente du fait des contradictions, dans le MPC, de cette principale force productive et des conditions historiques de la reproduction de la force de travail. En tant que procès contradictoire dans le MPC, la population est alors la contradiction interne de cette appropriation comme naturalisation nécessaire d’un processus social.
Autrement dit, les femmes sont constamment en contradiction avec leur propre définition comme sexe et nature, car la nécessité de leur reproduction en tant que telles (sexe et nature) est quelque chose qu’elles trouvent face à elles dans l’appropriation sociale, économiques, idéologique, historique, par les hommes. Ce n’est pas une question de conscience (bien que…) mais de structure du rapport (précisons – on ne sait jamais - : cela n’a rien à voir avec le « performatisme queer) : elles ne trouvent jamais leur confirmation (en tant que groupe naturel) dans la reproduction du rapport avec les hommes dans lequel cette « nécessité naturelle » à laquelle elles sont réduites est toujours le produit d’un rapport social et historique.
Etre femme est apparu comme une contradiction
La contradiction entre hommes et femmes ne fait pas irruption dans la contradiction de classe, elle la module constamment, de même que l’exploitation module constamment la contradiction entre hommes et femmes. Leur intrication constitue une succession de configurations historiques de la lutte des classes, ainsi que de la contradiction entre hommes et femmes, elle définit chaque cycle de luttes. La révolution n’est pas « suspendue à l’abolition des genres », ni « ne pourra échapper à leur dépassement », car c’est l’une et l’autre dans leur mouvement spécifique et se déterminant réciproquement comme contradiction qui construisent le capital comme contradiction en procès. Ce n’est pas un hasard si, dans tous les moments révolutionnaires, les deux contradictions se sont toujours jointes, entrecroisées, confortées et le plus souvent confrontées.
C’est parce que le capital est, de par son rapport au travail, une contradiction en procès que le travail a pu être le fondement de la perspective révolutionnaire du programmatisme : le travail, dans sa contradiction avec le capital, était l’élément à libérer de la contrainte et de la domination capitalistes. La révolution programmatique ne pouvait alors que renvoyer l’abolition de la distinction de genre aux calendes grecques, tandis qu’inversement la place et la lutte des femmes dans ces mouvements révolutionnaires signifiaient l’impossibilité du programmatisme dans ses propres termes de « libération du travail ».
« Tant que la contradiction n’est pas apparue, les conditions, dans lesquelles les individus entrent en relation entre eux sont des conditions inhérentes à leur individualité, elles ne sont nullement extérieures et seules, elles permettent à ces individus déterminés et existant dans des conditions déterminées de produire leur vie matérielle et tout ce qui en découle ce sont donc des conditions de leur manifestation actives de soi et elles sont produites par cette manifestation de soi. En conséquence, tant que la contradiction n’est pas encore intervenue, les conditions déterminées, dans lesquelles les individus produisent correspondent donc à leur limitation effective, à leur existence bornée, dont le caractère limité ne se révèle qu’avec l’apparition de la contradiction et existe de ce fait pour la génération postérieure. Alors cette condition apparaît comme une entrave accidentelle, alors on attribue à l’époque antérieure la conscience qu’elle était une entrave.» (Marx, l’Idéologie allemande, Ed. Sociales 1968, p. 98).
Dans la phase actuelle du mode de production capitaliste, avec la faillite du programmatisme, « la contradiction est apparue » : le travail et la population ont perdu tout contenu de revendication et d’affirmation contraire au capital. La crise de la première phase de la subsomption réelle du travail sous le capital en signant la caducité du programmatisme, c’est-à-dire la caducité de la révolution comme libération du travail, non seulement, comme on l’a longuement vu, modifie la dynamique et la perspective de la contradiction entre les classes, mais encore, celles de la contradiction entre les hommes et les femmes dont le fondement est spécifiquement la reproduction. Quand le travail et la population comme principales forces productives (celles qui les résument toutes) deviennent, en tant que puissance révolutionnaire, un problème pour eux-mêmes, le fait même d’être femme peut alors être posé comme objet de la lutte des femmes. Etre « femme » n’est plus pour les individus une condition inhérente à leur individualité, c’est une condition extérieure. Cela signifie qu’être une femme est apparue comme contradiction La spécificité de la période où coïncident la fin du programmatisme et la vague féministe de la fin des années 1960 est d’avoir conféré comme contenu essentiel et problématique à la contradiction entre les hommes et les femmes l’existence naturelle du corps féminin, le sexe et la sexualité comme définition des femmes. La revendication des droits, de l’indépendance et de l’égalité en s’intriquant avec la question du corps produit et rencontre dans le fait d’être femme sa propre limite, car le sujet au nom duquel la liberté et l’égalité sont revendiquées est en soi, dans son existence corporelle même comme distinction, la raison d’être de la domination et de l’inégalité. « Etre femme », objet de la lutte et enjeu, est ce qui ne va plus de soi. Le genre se met à précéder le sexe. C’est la « nature » qui est mise en jeu.
Si l’abolition de la distinction de genre est une nécessité du point de vue de la « réussite » de la communisation, ce n’est pas au nom de l’abolition de toutes les médiations ce n’est pas parce que la révolution serait « suspendue » à la nécessité de cette abolition. Prendre les choses ainsi relève d’une démarche téléologique et normative. C’est dans son caractère concret, immédiat, que cette contradiction entre hommes et femmes s’impose dans la réussite de la communisation contre ce que ce rapport implique de violence, d’invisibilisation, d’assignation à une place de subordination. Si l’abolition de la distinction de genre s’impose comme une nécessité de la communisation, c’est que la contradiction qui définit les femmes existe dans la vie courante, et c’est de cette situation, de cette contradiction, dont nous partons pour parler de la nécessité de l’abolition des genres. Travail domestique, place dans la division du travail, modalités d’insertion dans le procès immédiat de production, formes « atypiques » du salariat, violence quotidienne dans la conjugalité, famille, négation et appropriation de la sexualité féminine, le viol et / ou sa menace, sont les divers fronts où se jouent la contradiction entre les hommes et les femmes, contradiction qui a pour contenu leur définition et assignation contrainte (aucun de ces éléments n’est fortuit). Tous ces fronts sont les lieux d’une lutte permanente opposant deux catégories de la société formées comme naturelles et déconstruites comme telles par les femmes dans leur lutte.
L’abolition du genre c’est l’abolition de la capacité reproductive comme distinction naturalisée. Il y aura effectivement des individus qui tomberont enceinte et des individus qui ne tomberont pas enceinte (bien qu’on peut supposer que la sexualité à risque de grossesse en aura pris un bon coup au passage), des gens qui porteront des enfants et d’autres pas (ce qui pourrait bien être différent de tomber enceinte), mais en aucun cas cette diversité ne peut engendrer une distinction si la contradiction hommes/femmes n’est plus et si, en conséquence, il n’existe plus ni hommes ni femmes. C’est-à-dire si la reproduction n’a plus un statut d’instance déterminante de classification. Cette hétérogénéité de situation ne recouvrant plus aucun enjeu du côté de la population et de la reproduction de l’organisation sociale, ne portera donc aucune distinction entre certains et d’autres sur cette base. Si l’on considère la partition de l’humanité sur la base de la reproduction comme une pure construction sociale (les catégories de population et de travail sont des catégories économiques historiques), les caractéristiques anatomiques sexuelles deviennent des caractéristiques physiques que seul un rapport social unifie comme sexe et auxquelles seul il donne un sens de distinction et de partition
La pratique révolutionnaire : autotransformation des individualités
Construire et critiquer la distinction de genre, c’était approfondir la conception de la pratique révolutionnaire comme coïncidence de la transformation des circonstances et autotransformation des individualités
Avec l’effondrement du programmatisme, la contradiction « est apparue » : celle de la population comme principale force productive, celle de la révolution comme libération de ce que l’on est en tant que prolétaire. Mais il est impossible d’y échapper sans une abolition de ce mode de production. Ce mode de production prépare en son sein, une contradiction entre les classes et une contradiction entre les hommes et les femmes qui ne pourra échapper à la question, pour chacun, des « conditions inhérentes à son individualité », question déterminée par cette « contradiction apparue » qui touche aussi bien les femmes que les prolétaires. Le rapport entre surtravail et travail nécessaire fait apparaitre comme contradiction à elle-même la distinction de genre, c’est-à-dire la population comme principale force productive, de même que la distinction de genre fait apparaitre ce rapport comme une contradiction. Ce rapport de construction réciproque des distinctions en contradictions, c’est le capital comme contradiction en procès : «Le surtravail des grandes masses a cessé d’être la condition du développement de la richesse générale. (…) Le capital est une contradiction en procès : d’une part, il pousse à la réduction du temps de travail à un minimum, et d’autre part il pose le temps de travail comme la seule source et la seule mesure de la richesse » (Marx, Fondements de la critique de l’économie politique, Ed. Anthropos, p.222).
Il n’y a que dans le mode de production capitaliste que la lutte des femmes contre leur situation peut intégrer la critique du fait même d’être femme. La question de l’individualité, c’est-à-dire de l’insatisfaction vis-à-vis de soi, n’est pas l’apanage d’une situation révolutionnaire, elle est inhérente au mode de production capitaliste. Individu et classe, individu et genre ne s’opposent pas de façon extérieure comme si l’individu était ce qui faisait exploser la généralité qui le subsume, mais ces généralités peuvent devenir des contraintes extérieures. La « pratique révolutionnaire », telle que définie dans les thèses sur Feuerbach[21], n’est pas un simple aboutissement au moment de La Révolution. L’insatisfaction, vis-à-vis d’eux-mêmes, des individus, existant comme sujets convoqués, est une détermination inhérente à la lutte de classe et à la distinction de genre.
Avec le capital nous somme passés de l’individu objectif à l’individu contingent. La formule qui se supprime elle-même selon laquelle « l’essence de l’homme c’est l’ensemble de ses rapports sociaux » (Thèses sur Feuerbach)[22] en cache une autre : pour chaque individu être l’ensemble de ses rapports sociaux est une contradiction du fait même de ces rapports sociaux dont la contingence est pour chacun la forme de leur nécessité. Mais la contingence est précisément ce qui n’est pas contingent mais structurel. Si la contingence était contingente, elle pourrait être comme ne pas être. Or, dans le mode de production capitaliste, la contingence est la définition « intérieure » même de l’individu dans son rapport à la société et au monde. C’est par cette contingence, dans le mode de production capitaliste, de toutes les définitions sociales et pour l’individu de son monde que la négation du capitalisme est la production du communisme. Chaque individu est intrinsèquement « insatisfait de lui-même » (« ne veut pas rester ce qu’il est ») pour reprendre l’expression de Marx dans L’Idéologie Allemande.
« Stirner croit ici que les prolétaires communistes qui révolutionnent la société et établissent les rapports de production et les formes des relations sur une base nouvelle, c’est-à-dire sur eux-mêmes, en tant qu’hommes nouveaux, sur leur nouveau mode de vie, restent “ceux qu’ils étaient dans le passé”. La propagande inlassable que font les prolétaires, les discussions qu’ils organisent entre eux quotidiennement, prouvent à suffisance combien peu eux-mêmes veulent rester “ceux qu’ils étaient” (souligné par nous), et combien d’une manière générale, ils souhaitent que les hommes ne restent pas “ceux qu’ils étaient”. Ils ne resteraient “ceux qu’ils étaient dans le passé” que si, avec saint Sancho, ils “cherchaient la faute en eux-mêmes” ; mais ils savent trop bien que c’est seulement lorsque les conditions seront modifiées qu’ils cesseront d’être “ceux qu’ils étaient” et c’est pourquoi ils sont décidés à modifier ces conditions à la première occasion. Dans l’activité révolutionnaire, se changer soi-même et changer ces conditions coïncident. » (L’Idéologie Allemande, p.242).
La dernière phrase répète à l’identique la formule des Thèses sur Feuerbach sur la coïncidence du changement des circonstances et de l’activité humaine. Dans un passage moins connu de l’Idéologie allemande, à propos de « la phrase de Saint Simon relative au libre développement des dispositions naturelles des individus », Marx commente : « Son expression exacte (de cette phrase, nda), c’est cette absurdité selon laquelle les individus qui forment la société veulent conserver leur individualité, rester ce qu’ils sont, tout en exigeant de la société une transformation qui ne peut émaner que de leur propre transformation. » (L’Idéologie Allemande, p.525). Le thème est récurrent dans l’Idéologie allemande, c’est le cœur de la conception de l’auto-émancipation du prolétariat : les prolétaires, agissant en tant que classe, abolissant leurs propres conditions d’existence qui les définissent, se transforment eux-mêmes. Ils ne font que partir de leur condition existante dans cette société pour l’abolir et non pour « développer librement » leur individualité existante (ou sous-jacente).
En elle-même, la coïncidence du changement de soi et du changement des conditions, c’est-à-dire la pratique révolutionnaire comme autotransformation, est en soi une redéfinition structurelle du moment révolutionnaire. Le changement de contenu de la révolution qui fait suite à la fin du programmatisme (la pratique révolutionnaire comme insatisfaction vis-à-vis de soi) est une modification de la mécanique du dépassement du mode de production capitaliste. Le contenu est une forme nouvelle de la situation révolutionnaire.
Le programmatisme, en tant que théorie et pratique historiquement définies de la lutte des classes, était le dépassement du capital comme contradiction en procès par la libération du travail, l’affirmation du prolétariat et l’émancipation des femmes en tant que naturellement mères et librement travailleuses. La résolution de la contradiction entre les hommes et les femmes était réellement évacuée vers un avenir post révolutionnaire et indéfini par la configuration de la contradiction entre les classes mais aussi par celle de la contradiction entre les genres, car le travail demeurait plus que jamais la principale force productive.
Ainsi, la théorie de la révolution communiste a pu longtemps se contenter de la seule contradiction entre le prolétariat et le capital. Cette seule contradiction, parce qu’elle se résolvait par la victoire d’un de ses termes et la libération des individus, il suffisait de la saisir et de l’énoncer dans sa forme simple et homogène, laissant comme circonstances accidentelles et phénomènes les formes multiples, diverses, immédiates de son existence par lesquelles elle se distribue dans de multiples existences du rapport d’exploitation (elle n’existe que dans cette distribution) et les multiples niveaux de ses formes d’apparition dans les diverses instances du mode de production. Cela suffisait pour rendre compte du devenir contradictoire du mode de production capitaliste et du mouvement de son abolition. Nous n’avions pas besoin d’autre chose.
Tout était simple : le capital était une contradiction en procès et cette contradiction était l’essence de tout, elle avait une forme simple et homogène, comprenait tout, expliquait tout, mais… comme une avalanche emporte tout sur son passage. Tout le reste n’était que phénomènes et accidents, contingences. Auprès de l’économie toutes les autres instances du mode de production capitaliste ne faisaient que de la figuration. La segmentation même du prolétariat, la multiplicité des contradictions dans lesquelles étaient engagés ces segments, la contradiction entre les hommes et les femmes, les autres classes entraînées dans la lutte avec leurs propres objectifs, n’étaient que les ombres projetées au fond de la caverne par la réalité substantielle toujours déjà là de l’unité de la classe et du devenir du capital. Poser la contradiction, c’était ipso facto saisir le procès de son abolition et la production de son dépassement.
La nécessaire redéfinition du capital comme contradiction en procès indiquait cependant la réponse à une question qui avait le seul défaut de ne pas avoir été posée. Dès que l’on considère le capital en tant que contradiction en procès comme la construction de deux contradictions qui, bien que conjointes, ne se confondent pas, on désigne une situation révolutionnaire ou de crise comme une conjoncture. Dans une sorte de quiproquo, en répondant à la question de la nature du capital comme contradiction en procès et de son dépassement come autotransformation des individus, nous indiquions dans notre réponse la présence d’une autre question : celle de la mécanique de ce dépassement.
La révolution comme conjoncture
Si nous savons que le capital comme contradiction en procès est une « tension à l’abolition de la règle » (cf. supra), cette tension ne nous donne que la possibilité ou même la nécessité du dépassement mais ne nous dit pas ce qu’il est. Nous savons aussi que le pas que la lutte de classe et celle des femmes doivent franchir (la production de l’appartenance de classe et de la distinction de genre comme contrainte extérieure) est précisément le contenu de ce qu’est le dépassement, mais ce contenu ne nous dit pas comment la « tension » devient en lui une réalité effective et efficace.
Non seulement la révolution n’est pas le résultat de la transcroissance de la montée en puissance de la classe, la victoire et l’affirmation de sa situation dans le mode de production capitaliste, mais encore, le contenu de ce saut qualitatif est de se retourner contre ce qui l’a produit. Ce retournement c’est le bouleversement de la hiérarchie des instances du mode de production qui est la mécanique de son autoprésupposition. Toutes les causalités et l’ordonnance normale des instances du mode de production (économie, relations de genre, droit, politique, idéologie…) concourant dans cette normalité à sa reproduction se trouvent minées.
La théorie de la révolution comme communisation n’est pas une affirmation prospective, elle n’est pas en cours dans quelque pratique actuelle que ce soit, mais elle trouve son origine dans le présent de l’appartenance de classe comme limite de la lutte en tant que classe, et le présent de la contradiction entre hommes et femmes qui remet en cause leur définition. Le paradigme théorique du cours d’une contradiction simple et homogène parce que se résolvant dans la victoire d’un de ses termes est frappé d’obsolescence.
Sous l’effet de la redéfinition du capital comme contradiction en procès apparait une nouvelle question. Comment la structure contradictoire du mode de production capitaliste, cette « tension à l’abolition de sa règle », se transforme-t-elle en situation révolutionnaire ? Evidemment la question n’est pas de savoir quand et où une telle chose advient, mais quelle est la nature de cette transformation, non pas ce qui la produit (déjà cerné dans cette tension à l’abolition de sa règle qu’est le jeu du capital comme contradiction en procès) mais la nature de ce qui est produit.
Unité de la contradiction et formes d’apparition
La nature de ce qui est produit est une conjoncture, un moment actuel. C’est-à-dire cette situation propre aux périodes de crises où le mouvement du capital comme contradiction en procès n’est plus une seule contradiction (entre les classes), ni même l’unité simple et homogène de deux contradictions (entre les classes ; entre les hommes et les femmes), mais le moment où le capital comme contradiction en procès ne s’impose plus comme le sens toujours déjà là de chacune de ses propres formes d’apparition[23].
La Contradiction qu’est le capital comme contradiction en procès, unité dynamique des contradictions de classes et de genre est une et essentielle, mais déjà sa définition même, sa construction, indique que, dans son efficacité historique, elle n’existe que dans toutes ses formes de manifestations. Aucune de ses formes, politiques, juridiques, relations internationales, idéologiques, etc., aucune des formes de relations entre les instances fonctionnelles du capital (capital industriel, capital financier, capital marchand), aucune des formes particulières dont elle affecte chaque fraction du prolétariat et les assignations de genres, et par lesquelles elle se réfracte à tous les niveaux du mode de production — réfractions qui sont sa condition même d’existence-, aucune n’est un pur phénomène sans lequel La Contradiction pourrait tout aussi bien exister. Les conditions immédiatement existantes sont ses conditions d’existence. Elle ne produit pas son dépassement, sa négation, la trop fameuse négation de la négation, aussi « inéluctable que les lois de la nature » (et de la dialectique…) comme un devoir être du simple fait que La Contradiction est posée. Dynamique des contradictions de classes et de genre, c’est dans toutes les formes dans lesquelles elle existe réellement, dans leur combinaison à un moment donné, dans une conjoncture, qu’elle devient situation révolutionnaire. En tant que telle, elle n’est qu’un concept.
Le procès contradictoire fondamental est actif dans toutes les contradictions à l’intérieur des formes d’apparition, et il serait absurde et idéaliste de prétendre que ces contradictions et leur fusion dans une conjoncture qui est une unité de rupture n’en soient que le pur phénomène. Toutes ces contradictions, si elles se fondent pour former une unité, une conjoncture révolutionnaire, ne s’évanouissent pas comme de purs phénomènes dans l’unité intérieure d’un procès contradictoire simple. L’unité qu’elles constituent dans cette fusion qu’est la rupture révolutionnaire, elles la constituent à partir de ce qu’elles sont en propre, de leur efficacité propre, à leur niveau. En constituant cette unité, elles reconstituent et accomplissent bien l’unité fondamentale qui les anime, mais, ce faisant, elles indiquent aussi la nature de cette contradiction : elle est inséparable de la société toute entière, inséparable de ses conditions immédiates d’existence. Elle est elle-même intérieurement affectée par ces conditions qui sont ses conditions d’existence, c’est-à-dire, plus immédiatement encore, les conditions existantes.
Etre intérieurement affectée, c’est, pour l’unité, être toujours une structure hiérarchisée (et non un ensemble dans lequel un principe unique se diffuse de façon uniforme et restant toujours semblable à lui-même : la nature en Egypte, la politique en Grèce, la loi à Rome, la religion au Moyen-âge, l’économie dans les temps modernes et contemporains, etc.) avec une instance déterminante, parfois également dominante, des instances dominantes désignées par la précédente, des permutations hiérarchiques, etc. C’est dans la hiérarchie, dans le caractère déterminant et / ou dominant de tel ou tel niveau du mode de production, dans la désignation des dominantes, que l’unité existe.
Dans une note du Capital, Marx signale la distinction à faire entre la détermination économique et le « rôle principal » d’une instance du mode de production en tant qu’instance dominante : « Ce qui est clair, c’est que ni le premier (le moyen-âge) ne pouvait vivre du catholicisme, ni la seconde (Athènes et Rome) de la politique. Les conditions économique d’alors expliquent au contraire pourquoi là le catholicisme et ici la politique jouaient le rôle principal (souligné par nous) » (Marx, Le Capital, Ed. Sociales, t. 1, p. 93).
Une telle distinction, au premier abord, semble disparaitre avec le capital : « Dans tous les états de la société, la classe (ou les classes) qui règne est toujours celle qui tient les conditions objectives du travail (…) ; et la classe qui sert, ou qui, en tant que puissance de travail, est elle-même la possession des propriétaires (esclavage), est toujours celle qui ne dispose que de sa puissance de travail (même s’il semble comme par exemple aux Indes, en Egypte, etc. qu’elle possède la terre dont le roi ou une caste, etc. sont cependant les propriétaires[24]). Mais tous ces rapports se distinguent du capital par le fait que le rapport est enjolivé, qu’il apparaît comme rapport des maîtres aux valets, des hommes aux esclaves, des demi-dieux aux mortels ordinaires, etc. (…) ces seulement dans le capital que ce rapport est dépouillé de tous ces aspects politiques, religieux et autres enjolivements idéels. (…) Le rapport apparaît donc dans sa pureté comme simple rapport de production : rapport purement économique. » (Marx, Manuscrits de 1861 – 1863, Ed. Sociales, p. 138 – 139). En fait, la distinction ne disparait pas, elle est construite sur la base nouvelle de sa « pureté » : « Mais, dans la mesure où des rapports de domination se redéveloppent sur cette base, on sait qu’ils ne proviennent que du rapport dans lequel l’acheteur, le représentant des conditions de travail, se présente face au vendeur, au possesseur de la force de travail. » (ibid).
Dans les modes de production antérieurs au capital le travail que le producteur effectue pour sa propre reproduction et l’extraction de surtravail ne coïncident pas à l’intérieur d’un même procès de travail. Il y a disjonction (spatiale / temporelle) du temps de travail en temps de travail nécessaire et surtravail. Dans ces modes de production, le travailleur est un individu particulier, c’est-à-dire dont l’appartenance à une communauté quelconque présuppose l’effectuation de son activité. L’exploitation ne peut être effective, ne peut se réaliser, sans être domination. Ce n’est pas à ce niveau là que la domination intervient dans le mode de production capitaliste.
Cependant des rapports de domination peuvent se « redévelopper » sur la base de l’exploitation capitaliste. Cela de deux façons. Premièrement, à partir et dans le procès de travail lui-même. Nous avons ici affaire à l’armée de surveillants que le capitaliste emploie et à l’organisation matérielle du procès de travail. Là, n’intervient aucune autre instance du mode de production que le rapport purement économique par lequel le travailleur a cédé l’utilisation de sa force de travail à son acheteur. Deuxièmement, dans la manière dont s’articule les trois moments de l’exploitation : face à face de la force de travail et du capital en tant que capital potentiel ; subsomption du travail sous le capital ; transformation de la plus-value en capital additionnel. L’exploitation dans l’unité de ses trois moments connaît des ruptures et, principalement au niveau du troisième moment (la transformation du surproduit en plus-value et de la plus-value en capital additionnel), peuvent alors se développer des pratiques qui pour elles-mêmes semblent s’autonomiser des autres moments de l’exploitation, ne plus avoir de rapport avec eux.
Le capital a par rapport à la totalité une position différente de celle du prolétariat, position qui résulte du contenu même de l’exploitation (subsomption). Il est l’agent de la reproduction générale, c’est par là que cette reproduction apparaît comme oppression. En même temps que le capital se constitue non plus comme rapport social mais comme objectivité économique (toutes les conditions du renouvellement du rapport se trouvent, à la fin de chaque cycle, réunies comme capital en soi face au travail), les instances politiques, juridiques, idéologiques, morales, toutes les institutions sociales et éducatives, deviennent des moments nécessaires de la reproduction du rapport « purement économique ».
Si le prolétariat implique le capital, c’est qu’il est mis sans cesse par celui-ci en situation de l’impliquer. Le caractère interne « jamais acquis » de l’autoprésupposition qui tient à la baisse tendancielle du taux de profit a pour contenu cette mise en situation du prolétariat, comme devant l’impliquer, par le capital. On ne peut donc se contenter de dire que le prolétariat implique le capital et que, inversement, le capital implique le prolétariat. A cause de son contenu même, cette implication n’a pas, dans les deux sens, la même « forme ». Ainsi le prolétariat est en quelque sorte doublement impliqué par le capital. Dans un premier temps, comme seule valeur d’usage qui puisse lui faire face (créatrice de valeur et de plus de valeur que ne coûte la reproduction de la force de travail), à ce niveau, lui-même implique réciproquement et symétriquement le capital ; mais, dans un deuxième temps, (la séparation des deux temps n’est qu’une commodité de l’exposé) il n’est dans cette situation où il implique le capital que posé (médiatisé) par le capital lui-même. C’est là que se « redéveloppent » l’oppression et la domination comme l’objet même, la raison d’être, de toutes les instances non « purement économiques » du mode de production.
La principale fonction d’elle-même que pose l’autoprésupposition comme un mouvement non-automatique, mais comme action des représentants de la contradiction, c’est l’Etat et son activité. L’autoprésupposition du capital, comprise comme un mouvement automatique, ne se suffit pas à elle-même pour remettre chacun à sa place. Elle implique la mise en friche de certains capitaux et de certaines fractions de la force de travail, la réorganisation de son aire, le déplacement géographique de la force de travail, l’élimination de certaines couches sociales. Ce qui revient souvent à la nécessité de recréer les conditions dans lesquelles la force de travail est à même de valoriser le capital. Tout cela renvoie bien sûr à des choses connues comme toutes les politiques directes de contrôle des « pauvres » (sans que le terme de « pauvre » fasse disparaître l’organisation de classes de la société) et de la mise au travail forcé. Il faut situer ces interventions dans l’autoprésupposition du capital et non comme des instruments légèrement extérieurs. Cela permet de comprendre ces interventions et, principalement celles de l’Etat, en dehors de toute analyse instrumentaliste de celui-ci. C’est là que l’on peut retrouver le rapport d’exploitation comme rapport de domination comme activité politique, idéologique, policière, morale, etc., tant comme activité de la classe capitaliste que comme activité du prolétariat en tant que lutte contre cette domination.
Si l’appropriation des femmes en tant que productrices de la population comme principale force productive fait partie du rapport purement économique, en tant que cette production se distingue du procès de travail proprement dit, elle tombe sous un de ces rapports dont Marx dit qu’ils « enjolivent » la production de surtravail. Ce rapport de domination, on peut le nommer « patriarcat » à condition de ne pas tomber dans l’illusion anthropologique d’une histoire du patriarcat. Parce que le porteur de la force de travail est une personne, c’est-à-dire un échangiste, la production de force de travail (population) ne peut être un processus industriel qui réduirait le travailleur à une condition objective de la production. Cette production particulière passe par toutes sortes de rapports spécifiques de domination : culturels, institutionnels, sentimentaux, etc.
Le travail domestique, dans la mesure où il se situe également dans cette disjonction entre le procès de travail et l’extraction de surtravail, nécessite un rapport de domination des hommes sur les femmes qui est celui de la séparation, dans le mode de production capitaliste, du public et du privé, séparation qui accompagne l’appropriation de la personne. L’insertion du travail domestique dans la relation entre travail nécessaire et surtravail fait qu’il ne peut être une détermination du niveau de surtravail (du partage de la journée de travail) sans être pris dans un rapport de domination. Le rapport domestique est inclus dans le salaire qui est la reproduction de la force de travail et de la « race des travailleurs ». De par la disjonction entre le procès de travail dans lequel est consommée productivement la force de travail et cette modalité de détermination du surtravail que représente le travail domestique, son effet ne peut être accaparé par le capitaliste sans un rapport de domination. Dans le surtravail se trouvent dissimulées deux contradictions : entre prolétaires et capitalistes et entre hommes et femmes, dont les termes ne se recouvrent pas et qui renvoie à des ordres sociaux différents : une distinction de classes et une distinction de genre. La distinction de classes entre prolétariat et capital (l’exploitation) contient l’appropriation des femmes et de leur activité par tous les hommes mais le rapport entre hommes et femmes n’est pas réductible à la contradiction entre les classes. Les hommes n’agissent pas en contremaitres pour le compte du vrai patron, le capitaliste. Ils agissent pour leur propre compte parce qu’ils sont hommes. La domination masculine ne médiatise pas l’exploitation capitaliste. Si cette domination détermine le surtravail c’est que surtravail et domination masculine, appropriation des femmes et de leur activité, sont donnés simultanément, appartiennent au même concept de surtravail. Le rapport domestique est inclus dans le salaire qui est la reproduction de la force de travail et de la « race des travailleurs ».
Enfin, pour continuer à cerner comment le « rapport purement économique » entre le propriétaire des conditions objectives de travail et le possesseur de la force de travail, bien que ne nécessitant aucun « enjolivement », « redéveloppe sur cette base (souligné par nous) » des rapports de domination relevant de toutes sortes d’instances du mode de production, il faut considérer que l’économie comme détermination se distingue de l’économie comme instance dominante. Quand nous disons que, contrairement par exemple au moyen-âge, l’économie est à la fois ce qui détermine la dominante et cette dominante elle-même, il faut voir que, sous le même terme d’ « économie » il ne s’agit pas, dans l’un et l’autre cas, de la même réalité. En tant que détermination, il s’agit de l’économie comme ensemble de rapports sociaux de production ; en tant que dominante, il s’agit de l’économie comme objectivité. Dans cette distorsion même entre la détermination et la dominante réside la nécessité de toutes les instances que nous avons évoquées comme nécessaires pour toujours transformer la première en la seconde. Si cette différence est intrinsèque au mode de production capitaliste, et possède dans le devenir nécessairement objectif du rapport social une existence bien réelle, il faut attendre la fin du XIXè siècle pour qu’elle devienne manifeste dans l’idéologie. Alors qu’Adam Smith fondait l’économie politique en croyant écrire un traité de morale, la « révolution marginaliste » isole l’action économique de son imbrication sociale, elle abandonne la prétention de l’économie politique d’être une « théorie sociale » pour s’adonner aux modèles mathématiques. Au même moment s’ouvre un nouvel espace idéologique, celui de la sociologie destinée à étudier les actions sociales et leurs conséquences quand ces actions sont orientées vers des buts non explicitement économiques.
Il était nécessaire de montrer que le capital, ce « pur rapport économique », à partir de lui-même, « sur sa propre base », n’en est jamais un, pour comprendre comment ce que nous appelons conjoncture, comme crise de l’autoprésupposition du capital, passe toujours par la désignation d’une instance dominante (changeante). C’est-à-dire qu’il était nécessaire de définir le statut théorique des formes d’apparition du capital comme contradiction en procès. Au cours de la lutte de classe, selon les résultats momentanés et à dépasser qui apparaissent, selon les aspects changeants des rapports de forces, selon les « acquis » où pourra se scléroser la communisation, ces formes d’apparition comme dominante changent, les contradictions permutent de place dans la totalité. C’est alors là, sur ce qui est momentanément le point nodal, qu’il faut tirer pour continuer à démembrer l’ordre existant. Mais si les dominantes permutent (politique, économique, idéologique, polarisation des contradictions sur telle ou telle lutte de telle ou telle fractions du prolétariat, …), jamais la conjoncture n’est un pluralisme de déterminations s’additionnant et indifférentes entre elles.
Ce conditionnement d’existence des contradictions les unes par les autres ne tombe pas dans la circularité, n’annule pas la totalité comme structure à déterminante ni dans un éclectisme facile et additif, ni dans une interconstruction indifférenciée. Ce conditionnement est, à l’intérieur même de la réalité des conditions d’existence de chaque contradiction, la manifestation de cette structure à déterminante (c’est la grande différence avec la totalité hégélienne) qui fait l’unité du tout. Par là il est théoriquement permis de parler de conditions et d’instance dominante dans un moment particulier sans tomber dans l’empirisme ou l’irrationalité du « c’est ainsi » et du « hasard ». Les conditions sont l’existence réelle (concrète, actuelle) des contradictions constituant le tout parce que c’est fondamentalement la contradiction dans son sens essentiel qui leur assigne ce rôle, non comme un pur phénomène à côté d’elle, sans lequel elle pourrait tout autant être, mais comme ses conditions d’existence même. On parle des conditions d’existence du tout en parlant des conditions existantes.
Conjoncture : une mécanique de la crise de l’autoprésupposition du capital
Ce que nous entendons alors par conjoncture n’est pas la rencontre des deux contradictions que nous avons exposées. Elles ne se rencontrent jamais parce qu’elles sont toujours déjà conjointes. C’est la multiplicité des formes d’apparition de cette unité à tous les niveaux du mode de production qui définit une conjoncture et plus précisément la cristallisation dans une instance du mode de production des contradictions multiples qui désignent (momentanément) cette instance comme dominante. C’est dans cette cristallisation que la conjoncture est aussi unité de rupture.
Le concept de conjoncture est nécessaire à une théorie de la révolution comme communisation. En effet, la révolution n’est pas simplement une rupture, mais une rupture contre ce qui la produit, ce que l’on peut aussi dire sous la forme de l’autotransformation du sujet ou encore, comme dit Marx dans l’Idéologie allemande : « seule une révolution permettra à la classe qui renverse l’autre de balayer toute la pourriture du vieux monde qui lui colle à la peau » (op. cit., Ed. Sociales, p. 68). La conjoncture est inhérente à la révolution comme communisation : autotransformation des individus dans les contradictions de classes et de genre. Toutes les manifestations de l’existence sociale, c’est-à-dire pour chaque individu « les conditions inhérentes à son individualité » (idem, p. 98), sortent de leur rapport hiérarchisé du mode de production et se recombinent – de façon mouvante car créant des situations nouvelles — dans leur relation de détermination et de dominance. Ces manifestations deviennent ainsi objet de contradictions et de luttes dans leur spécificité, et non comme effet et manifestation d’une contradiction fondamentale par laquelle ces manifestations ne seraient supprimées qu’« en conséquence »[25].
Quand, à l’issue du cycle de luttes actuel, lutter en tant que classe est la limite de la lutte de classe, la révolution devient une lutte contre ce qui l’a produite. Toute l’architecture du mode de production, la distribution de ses instances et de ses niveaux se trouvent entraînées dans un processus de bouleversement de la normalité / fatalité de sa reproduction définie par la hiérarchie déterminative des instances du mode de production. C’est parce qu’elle est ce bouleversement et seulement si elle l’accomplit que la révolution est ce moment où les prolétaires se débarrassent de toute la pourriture du vieux monde qui leur colle à la peau, tout comme les hommes et les femmes de ce qui constitue leur individualité. Il ne s’agit pas d’une conséquence mais du mouvement concret de la révolution où toutes les instances du mode de production (idéologie, droit, politique, nationalité, économie, genres, etc.) peuvent être tour à tour la focalisation dominante de l’ensemble des contradictions. Changer les circonstances et se changer soi-même coïncident : c’est la révolution[26]. On peut ajouter à la proposition d’Althusser selon laquelle « l’heure solitaire de la détermination en dernière instance – l’économie — ne sonne jamais », qu’il n’est pas dans la nature de la révolution de la faire sonner.
Nous retrouvons ce qui fait fondamentalement du concept de conjoncture un concept nécessaire de la théorie de la révolution : le bouleversement de la hiérarchie déterminative des instances du mode de production. Une conjoncture désigne le mécanisme même d’une crise comme crise de l’autoprésupposition du capital et la révolution comme dépassement produit du cours antérieur des contradictions de classes et de genres, une rupture contre ce qui l’a produite.
C’est également la question de l’unité du prolétariat, inhérente à la révolution comme communisation, qui est en jeu dans le concept de conjoncture.
Conjoncture et communisation
Les contradictions qui opposent les classes moyennes, les chômeurs et précaires, les masses excédentaires des périphéries ou des banlieues, le « cœur stable » de la classe ouvrière, les ouvriers employés mais constamment menacés, etc., au capital, à sa reproduction, à l’exploitation, à l’austérité, à la misère, etc. ne sont pas identiques entre elles et encore moins à la contradiction entre les femmes et les hommes. L’unité en tant que classe de ceux et celles qui n’ont que la vente de leur force de travail pour vivre est quelque chose que les prolétaires trouvent et affrontent comme objectivé face à eux dans le capital. Pour eux-mêmes, cette définition n’est que leur séparation. De même, la classe capitaliste n’est pas un bloc unique et homogène, ni les nations ou ensemble régionaux structurant le cours mondial de la valorisation du capital. Il serait même d’une simplification extrême que de considérer que ces deux ensembles de contradictions (celles internes à « ceux d’en haut », celles internes à « ceux d’en bas ») ne s’interpénètrent pas, que le prolétaire brésilien est étranger au conflit que son capitalisme émergent entretient avec les Etats-Unis et les « vieux centres du capital » et que les hommes contre les femmes ne puissent être également des prolétaires contre l’exploitation capitaliste.
L’unité du prolétariat et de sa contradiction avec le capital était inhérente à la révolution comme affirmation du prolétariat, à son érection en classe dominante généralisant sa condition (avant de l’abolir…) et à la libération des femmes en tant que telles. Le caractère diffus, segmenté, éclaté, corporatif des conflits, c’est le lot nécessaire d’une contradiction entre les classes et d’une contradiction entre les genres qui se situent au niveau de la reproduction du capital. Un conflit particulier, de par ses caractéristiques, par les conditions dans lesquelles il se déroule, par la période dans laquelle il apparaît, quelle que soit sa position dans les instances du mode de production, peut se trouver en situation de polariser l’ensemble de cette conflictualité qui, jusque là, apparaissait comme irréductiblement diverse et diffuse. C’est la conjoncture comme unité de rupture. Ce qui se joue alors c’est que, pour s’unir, les ouvriers doivent briser le rapport salarial par lequel le capital les « rassemble » et que si, pour être une classe révolutionnaire, le prolétariat doit s’unir, il ne peut maintenant s’unir qu’en détruisant les conditions de sa propre existence comme classe.
La dictature du mouvement social de communisation est le processus d’intégration de l’humanité au prolétariat en train de disparaître. La stricte délimitation du prolétariat par rapport aux autres couches, sa lutte contre toute production marchande sont en même temps un processus qui contraint les couches de la petite bourgeoisie salariée, de la « classe de l’encadrement social » à rejoindre la classe communisatrice. Elle est donc définition, exclusion et, en même temps, démarcation et ouverture, effacement des frontières et dépérissement des classes. Ce n’est pas là un paradoxe mais la réalité du mouvement où le prolétariat se définit dans la pratique comme le mouvement de constitution de la communauté humaine, et ce mouvement est celui où se défont toutes les relations fixes et hiérarchisées qui définissaient la reproduction du mode de production, son autoprésupposition. Comment utiliser la production comme arme si elle est toujours ce qui définit toutes les autres formes et niveaux de relations entre les individus et si elle-même existe comme secteur particulier de la vie sociale ?
Toutes les contradictions se recomposent, s’unissent en une unité de rupture. La pratique révolutionnaire, les mesures communisatrices, bouleversent la hiérarchie des instances du mode de production par laquelle sa reproduction était le sens immanent de chacune. Au-delà de cette immanence, de cette autoprésupposition qui contient et nécessite la hiérarchie établie des instances, il y a de l’aléatoire et de l’événement.
Une conjoncture est à la fois une rencontre et une défaisance. Elle est défaisance de la totalité sociale qui jusque là unissait toutes les instances d’une formation sociale (politique, économique, sociale, culturelle, idéologique) ; elle est défaisance de la reproduction des contradictions formant l’unité de cette totalité. C’est pourquoi il y a de l’aléatoire, de la rencontre, des choses de l’ordre de l’événement dans une conjoncture : un dénouement qui se produit et se reconnaît dans l’accidentel de telle ou telle pratique. Elle est le moment où peut s’exercer la puissance de faire de « ce qui est » plus que ce qu’il contient, de créer en dehors des enchainements mécanistes de la causalité ou de la téléologie du finalisme.
Une conjoncture est aussi une rencontre de contradictions qui avaient leur propre cours, leur propre temporalité et n’entretenaient entre elles que des relations d’interactions : luttes ouvrières, luttes étudiantes, luttes des femmes, conflits politiques à l’intérieur de l’Etat, conflits dans la classe capitaliste, cours mondial du capital, inscription des contradictions de ce cours mondial dans les conditions propres d’une aire nationale, idéologies dans lesquelles les individus menaient leurs luttes. La conjoncture est le moment de ce carambolage des contradictions, mais ce carambolage prend forme selon la détermination dominante que désigne la crise qui se déroule dans les rapports de production, dans les modalités de l’exploitation. La conjoncture est une crise de la détermination autoreproductrice des rapports de production, détermination qui se définit par une hiérarchisation établie et fixe des instances du mode de production.
Dans un mode de production, toutes les instances qui le composent ne vivent pas au même rythme. Elles occupent une région dans la structure globale du mode de production qui leur assure leur statut et leur efficacité de par la place spécifique assignée à une de ces instances (ni monade, ni totalité significative). Une conjoncture est une crise de cette assignation. Elle peut donc être une variation de la dominance (politique, idéologique, rapports internationaux[27]) à l’intérieur de la structure globale du mode de production sur la base de la détermination par les rapports de production.
C’est, dans la crise de la reproduction, ce déplacement des instances comme dominantes et déterminations qui est le comment, la mécanique, de la tension à l’abolition de la règle devenant la réalité effective de la remise en cause de l’appartenance de classe et de l’assignation de genre. C’est ainsi que le capital comme contradiction en procès n’est plus cet automatisme simple et homogène se résolvant toujours en lui-même. Quand l’unité se défait (du fait des rapports de production qui sont la détermination), cela signifie que l’assignation de toutes les instances du mode de production est en crise, il se produit alors un jeu de dominante désignée dans lequel rien n’est fixe : le mistigri circule. Une conjoncture c’est l’effectivité du jeu qui abolit sa règle.
La conjoncture est un moment de crise qui bouleverse la hiérarchie des instances qui fixait à chacune son essence et son rôle, et définissait le sens univoque de leurs rapports. Les rôles sont échangés « selon les circonstances ». La contradiction-déterminante-en-dernière-instance ne peut être identifiés à jamais avec le rôle de contradiction dominante. Tel ou tel « aspect » (forces de production, économie, pratique…) ne peut également être assimilé à jamais avec le rôle principal, et tel autre « aspect » (rapports de production, politique, idéologie, théorie…) avec le rôle secondaire. La détermination en dernière instance par l’économie s’exerce justement, dans l’histoire réelle, dans les permutations de premier rôle entre l’économie, la politique, l’idéologie, etc. Nous avons indiqué que cela est déjà contenu dans ce qu’est l’économie elle-même dans le mode de production capitaliste[28].
Cette fixité de la hiérarchie entre les instances du mode de production capitaliste construit une existence linéaire du temps, un lien de causalité qui relie les événements de façon successive dans une temporalité purement quantitative. C’est le donné, ce qui est là. La conjoncture est la crise que porte en elle cette temporalité de l’autoprésupposition du capital, moment de rupture contre le continuum de la temporalité homogène et quantitative, bouleversement de la hiérarchie des instances et de la détermination économique, discontinuité du processus historique : conjoncture.
La conjoncture est la mécanique, les rouages intimes, du saut qualitatif en lequel se brise la répétition du mode de production. Ce concept de conjoncture est devenu nécessaire à la théorie des contradictions de classes et de genres comme théorie de la révolution et du communisme. La conjoncture est avant tout un changement de temporalité, une sortie du répétitif, la porte étroite, vite refermée, par laquelle peut arriver un autre monde. La conjoncture est la pratique consciente que c’est maintenant que cela se joue, aussi bien l’héritage du passé que la construction de l’avenir. Elle est un présent, le moment du à présent. La pratique qui est la saisie de ce moment est idéologique.
EN CONCLUSION : LA REVOLUTION SERA IDEOLOGIE
On ne peut aborder concrètement et envisager de comprendre une rupture révolutionnaire à partir d’une certaine idée abstraite et assez rassurante d’un schéma dialectique contradictoire épuré, simple, se résolvant du seul fait de son existence : la « belle » contradiction en procès. Ce procès n’est jamais simple, il est toujours spécifié par les formes et les circonstances historiques concrètes dans lesquelles toujours, par définition, il s’exerce. L’exception est toujours la règle, jamais le fondement économique ne joue à l’état pur. On peut même aller, avec Marx, jusqu’à dire : « Alors s’ouvre une époque de révolution sociale. Le changement dans la base économique bouleverse plus ou moins rapidement toute l’énorme superstructure. Lorsqu’on considère de tels bouleversements, il faut toujours distinguer entre le bouleversement matériel – qu’on peut constater d’une manière scientifiquement rigoureuse – des conditions de production économiques et les formes juridiques, politiques, religieuses, artistiques ou philosophiques, bref, les formes idéologiques sous lesquelles les hommes prennent conscience de ce conflit et le mènent jusqu’au bout. (souligné par nous) » (Marx, Préface de 1859).
Etrange tout de même ces « formes idéologiques sous lesquelles les hommes prennent conscience de ce conflit (une révolution) et le mènent jusqu’au bout ». Et ce n’est pas de la révolution bourgeoise dont il s’agit.
Après avoir exposé les grandes articulations de ce qui deviendra les Livres II et III du Capital, Marx conclut une lettre à Engels datée du 30 avril 1868 de la façon suivante : « En conclusion, nous en arrivons aux formes de manifestation (souligné dans le texte) qui servent de point de départ dans la conception vulgaire : la rente venant de la terre ; le profit (intérêt), du capital ; les salaires, du travail (la fameuse « formule trinitaire » — le fétichisme propre au capital — exposée à la fin du Livre III, nda). (…) Finalement, ces trois éléments (salaires, rente, profit (intérêt) constituent les sources de revenus des trois classes des propriétaires fonciers, des capitalistes et des travailleurs salariés, nous avons la lutte de classe, comme la conclusion dans laquelle le mouvement et l’analyse de toute cette merde se résout. »
C’est un fait remarquable que Marx passe aux classes et à la lutte de classe à partir des formes de manifestation après avoir consacré des milliers de pages à montrer qu’elles n’étaient pas l’essence, le concret de pensée, du mode de production capitaliste. C’est que les formes de manifestations ne sont pas des phénomènes que l’on pourrait écarter pour trouver dans l’essence la vérité de ce qui est et celle des pratiques justes[29]. Nous pouvons par là avancer un peu dans la compréhension de ces « formes idéologiques sous lesquelles les hommes prennent conscience du conflit et le mènent jusqu’au bout ».
L’idéologie est la façon dont les hommes (et les femmes…) vivent leurs rapports à leurs conditions d’existence comme objectives face à eux comme sujets, en ce sens l’idéologie n’est pas tant un reflet déformé dans la conscience de la réalité, mais un ensemble de solutions pratiques résolvant en la justifiant et l’entérinant cette séparation de la réalité en objet et en sujet. Que les individus assument ou s’insurgent contre les tâches prescrites par les diverses instances du mode de production, ce rapport est une expérience qui n’est pas tant un objet de connaissance qu’une reconnaissance qui, comme toute expérience, est de l’ordre de l’évidence. Les représentations idéologiques sont efficaces parce qu’elles renvoient aux individus une image vraisemblable et une explication crédible de ce qu’ils sont et de ce qu’ils vivent et sont constitutives de la réalité de leurs luttes.
La réalité apparaît d’elle-même comme présupposée et se présupposant, c’est-à-dire comme monde, comme objet, face à l’activité qui, face au monde, définit le sujet. Le défaut principal de tous les matérialismes critiqué par Marx dans la première thèse sur Feuerbach n’est pas seulement une erreur théorique, il est l’expression de la vie de tous les jours[30]. Quand nous parlons de « l’essence du mode de production capitaliste » ou de sa « forme fondamentale », l’essence n’est pas ailleurs que dans les formes d’apparition mais elle ne leur correspond pas parce que les effets de la structure du tout (le mode de production) ne peuvent être l’existence même de la structure qu’à la condition d’en être l’inversion au travers de ses effets. C’est la réalité de l’idéologie. En bref, l’idéologie c’est la vie quotidienne.
Cette définition de l’idéologie intègre ce que l’on conçoit habituellement comme idéologies en tant que problématiques intellectuelles. Même dans ce sens, l’idéologie n’est pas un leurre, un masque, un ensemble d’idées fausses. On sait bien que, dans ce sens, l’idéologie est dépendante de l’être social mais cette dépendance implique son autonomisation, c’est la puissance paradoxale des idées. La théorie de l’idéologie n’est pas une théorie de la « conscience de classe » mais une théorie de classe de la conscience. La division entre travail matériel et travail intellectuel traverse toutes les sociétés de classes et tous les individus, si l’idéologie existe toujours dans les formes de l’abstraction et de l’universel c’est de par cette division qui plaçant le travail intellectuel du côté de la classe dominante donne à ce que produit ce travail la forme de l’universel que revêt toute domination de classe. La puissance paradoxale des idées et de leur universalité, cette inversion des représentations et de leurs fondements est parallèle à l’inversion réelle qui préside à l’organisation de la production, l’exploitation de la classe des producteurs entraine que la production de la vie matérielle est réellement inversée, à l’intérieur d’elle-même, dans la production même de la vie matérielle. S’il est exact que « ce n’est pas la conscience qui détermine la vie mais la vie qui détermine la conscience », il n’en est pas moins vrai que c’est la vie qui « fait croire » que c’est la conscience. Les représentations bourgeoises sont des idéologies, et des idéologies tout à fait fonctionnelles et elles deviennent des institutions tout à fait réelles. La justice, le droit, la liberté, l’égalité sont des idéologies, mais lourdement matérielles quand on se retrouve devant un tribunal, en prison ou dans un bureau de vote. La bourgeoisie, dit le Manifeste, a façonné un monde à son image, mais l’image est alors la chose : la production d’idéologie est partie prenante de la production et des conditions de la vie matérielle. Les représentations ne sont pas un doublet plus ou moins inadéquat de la réalité mais des instances actives de cette réalité qui en assurent la reproduction et en permettent la transformation.
L’idéologie circule partout dans la société, elle n’est pas l’apanage de quelques activités spécialisées « haut de gamme ». Le rapport de la classe exploitée au procès de production est lui aussi de nature idéologique, ce rapport ne pouvant être identique à celui de la classe dominante, il semble au premier abord que nous ayons affaire à l’affrontement de deux idéologies. Au premier abord cela est vrai. Cette « seconde » idéologie est critique, subversive même, mais seulement dans la mesure où elle est le langage de la revendication, de la critique et de l’affirmation de cette classe dans le miroir que lui tend la classe dominante. L’idéologie est toujours l’idéologie de la classe dominante parce que l’intérêt particulier de la classe dominante est le seul intérêt particulier à pouvoir objectivement se produire comme universel.
Qu’en est-il alors de la pratique révolutionnaire comme communisation ? Elle est production du nouveau non comme développement ou victoire d’un terme préexistant dans la contradiction, ou rétablissement d’une unité antérieure (négation de la négation), mais comme suppression déterminée de l’ancien et suppression, dans cette suppression, du sujet qui supprime. Si, dans ce moment ultime, le rapport d’implication réciproque contradictoire entre le prolétariat et le capital et la contradiction hommes / femmes demeurent déterminants (dans leur existence conjointe du capital comme contradiction en procès), dans ces circonstances bien particulières (celle de la conjoncture), ils désignent l’idéologie comme lieu de la contradiction dominante.
Dans son mouvement, dans les formes qu’elle prend et abandonne, la lutte révolutionnaire se critique elle-même. C’est parce que cette lutte, jusqu’à son terme, est scindée entre d’une part, ce qui demeure un mouvement objectif qui n’est pas une illusion, les contradictions du mode de production capitaliste, et, d’autre part, dans cette objectivité, la pratique de son abolition qui le désobjective, qu’elle demeure structurellement idéologique. Elle vit de la séparation de l’objet et du sujet. C’est parce que la dissolution de l’objectivité constitue un sujet en tant que tel, et qui se considère ainsi, que l’idéologie (invention, liberté, projet et projection) est inhérente à sa définition et son action[31].
N’ayant aucune base objective développée précédemment, le communisme est une production prise dans la contradiction d’un rapport contradictoire objectif dont le dépassement doit se produire alors comme la formalisation consciente et volontaire d’un projet car le procès de la révolution récuse toujours son état présent comme étant son aboutissement. Projet idéologique car il récuse son fondement objectif dans son état présent comme étant sa raison d’être, il place le futur, le devoir-être, comme compréhension du présent et comme pratique dans le moment actuel.
Dans la révolution communiste, toutes les configurations sociales (les formes qui faisaient société) se mettent à tomber dans le vide et même des situations antérieures, des contradictions que l’on croyait dépassées, relevant de modes de production antérieurs au mode de production capitaliste resurgissent. Nous en sommes actuellement à augurer la possible survenue dans la crise, du fait des caractéristiques du cycle de luttes et de la nature historique spécifique de cette crise, de pratiques constituant une conjoncture révolutionnaire. La conjoncture révolutionnaire c’est la transgression interne des lois de reproduction du mode de production, parce que les lois qui mènent le développement du mode de production capitaliste n’ont de finalité que du point de vue d’un acteur intérieur à ces lois[32]. Cette finalité c’est l’action d’un sujet face à ces lois, elle est produite dans la séparation du sujet et de l’objet, elle est pratiquement une idéologie. Les lois qui mènent le capitalisme à sa perte ne produisent pas un idéal dont on attend la venue avec fatalisme, cette finalité est une organisation immanente de la lutte des classes que les luttes du prolétariat peuvent pratiquement déchiffrer. Ce déchiffrement est une organisation pratique des luttes selon les cibles et les enjeux de la cristallisation mouvante des dominantes, de leur relation et autonomie vis-à-vis de la détermination des rapports de production, c’est une conjoncture révolutionnaire.
« Il y a de l’aléatoire, de la rencontre, des choses de l’ordre de l’événement dans une conjoncture : un dénouement qui se produit et se reconnaît dans l’accidentel de telle ou telle pratique. Ainsi une conjoncture se présente comme ce qui arrive dans la mesure où “ce qui arrive” forme la condition particulière de ne pas savoir “ce qui peut arriver”, elle est le moment où peut s’exercer la puissance de faire de “ce qui est” plus que ce qu’il contient, de créer en dehors des enchainements mécanistes de la causalité ou de la téléologie du finalisme. » écrivions-nous précédemment. Cette puissance est projet, elle est idéologie.
Dans l’objectivité du processus révolutionnaire, le communisme est projet, c’est la forme idéologique du combat dans laquelle il est mené jusqu’au bout.
R.S
[1] Il m’est arrivé à plusieurs reprises dans ce texte de m’inspirer plus ou moins librement du texte de François Danel, Production de la rupture, préface à Rupture dans la théorie de la révolution, Texte 1965 – 1975, Ed. Senonevero, 2003.
[2] Dans un premier temps, nous aborderons ce concept par touches successives selon les aléas du dépassement de la problématique de l’ultragauche, puis de façon plus synthétique dans la dernière partie de cette introduction. Précisons cependant très brièvement tout de suite de quoi il s’agit : dans le cours de la lutte révolutionnaire, l’abolition de l’Etat, de l’échange, de la division du travail, de toute forme de propriété, l’extension de la gratuité comme unification de l’activité humaine, c’est-à-dire l’abolition des classes, des sphères privées et publiques, des catégories d’hommes et de femmes, sont des « mesures » abolissant le capital, imposées par les nécessités mêmes de la lutte contre la classe capitaliste, dans un cycle de luttes spécifiquement défini. La révolution est communisation, elle n’a pas le communisme comme projet et résultat. On n’abolit pas le capital pour le communisme mais par le communisme, plus précisément par sa production.
[3] « Le procès de production capitaliste reproduit donc de lui – même la séparation entre travailleur et conditions du travail. Il reproduit et éternise par cela même les conditions qui forcent l’ouvrier à se vendre pour vivre, et mettent le capitaliste en état de l’acheter pour s’enrichir. Ce n’est plus le hasard qui les place en face l’un de l’autre sur le marché comme vendeur et acheteur. C’est le double moulinet du procès lui-même, qui rejette toujours le premier sur le marché comme vendeur de sa force de travail et transforme son produit toujours en moyen d’achat pour le second. Le travailleur appartient en fait à la classe capitaliste, avant de se vendre à un capitaliste individuel. Sa servitude économique est moyennée et, en même temps, dissimulée par le renouvellement périodique de cet acte de vente, par la fiction du libre contrat, par le changement des maîtres individuels et par les oscillations des prix de marché du travail. Le procès de production capitaliste considéré dans sa continuité, ou comme reproduction, ne produit donc pas seulement marchandise, ni seulement plus-value ; il produit et éternise le rapport social entre capitaliste et salarié. » (Marx, Le Capital, Ed Sociales, t.3, pp. 19 – 20)
[4] Avec le Parti comme être invariant de la classe que celle-ci sera contrainte de reconnaitre un jour comme sien, la Gauche italienne donne une autre réponse à la même question.
[5] Nous reviendrons plus loin sur les conditions d’apparition et les apories de cette notion.
[6] Bâtiments de l’université de Paris.
[7] Les membres du premier Conseil d’occupation de la Sorbonne dont le mandat n’est pas renouvelé à la suite de l’Assemblée générale du 17 mai 1968 manipulée par l’UNEF et tous les groupes gauchistes quittent la Sorbonne et fonde le CMDO. « Le Conseil pour le maintien des occupations(CMDO) fit de son mieux pendant la suite d’une crise à laquelle, dès que la grève fut générale et s’immobilisa dans la défensive, aucun groupe révolutionnaire organisé existant alors n’avait d’ailleurs plus les moyens d’apporter une contribution notable (souligné par nous). Réunissant les situationnistes, les Enragés, et de trente à soixante autres révolutionnaires conseillistes (dont moins d’un dixième peuvent être comptés comme étudiants), le CMDO assura un grand nombre de liaisons en France et en dehors, s’employant particulièrement vers la fin du mouvement, à en faire connaître la signification aux révolutionnaires d’autres pays, qui ne pouvaient manquer de s’en inspirer. (…) Le CMDO qui n’avait été dirigé ni embrigadé pour le futur par personne convint de se dissoudre le 15 juin… » (IS, n° 12, septembre 1969, p. 25)
[8] Pour tout ce qui concerne les grèves en France en mai-juin 1968, voir Bruno Astarian, Les grèves en France en mai-juin 1968 (Brochure publiée par Echanges et Mouvement, 2003).
[9] La revue A/traverso, fondée à Bologne en 1976, disparait en août 1981 après 14 numéros. Les membres de ce collectif dont le principal théoricien est Franco Berardi, connu sous le nom de « Bifo » constituent le noyau rédactionnel de Radio Alice. Cette première radio libre en Italie émet à partir de Bologne du 9 février 1976 au 12 mars 1977, fermée par les carabiniers. Les émissions de Radio Alice couvre une multitude de sujets : luttes ouvrières, poésie, leçons de yoga, analyses politiques, déclarations d’amour, recettes de cuisine… Pour les animateurs de A/traverso et de Radio Alice, le point central de leur action et de leur théorie se situe dans les relations entre les technologies de la communication et les mouvements sociaux. Il s’agit de montrer comment la subjectivité et le désir sont asservis dans le système capitaliste et d’élaborer un langage révolutionnaire capable d’interrompre et de subvertir le flux de la communication traditionnelle. Ils se désignent eux-mêmes comme « maodadaistes ». Dans un texte publié dans L’Espresso du 24 avril 1977, Bifo écrit : «On semble aujourd’hui pouvoir redécouvrir ce projet ; traduisons : inscription du corps et de ses besoins dans le texte, circulation du texte, réinscription de ce texte dans la conscience et l’action collectives, recoupement de la transformation linguistique et culturelle des diverses attitudes de refus. Mais attention : on risque de ramener ce recoupement à un fait purement sémiologique. (…) C’est oublier que, sous cette violation de la norme et cette transformation des gestes et du langage, il y a un sujet collectif pratique qui produit des comportements et des signes capables de briser les codes d’interprétation, précisément parce que la pratique sociale de ce sujet est capable de briser le code de la prestation du temps de vie à une société d’exploitation. » (op. cit., in Italie 77, le « Mouvement » et les intellectuels, documents rassemblés par Fabrizio Calvi, Ed. Le Seuil 1977). Après une accusation de la justice italienne pour « obscénités », Radio Alice et le collectif A/traverso répondent dans un texte commun : « Le corps, la sexualité, le désir de dormir le matin, se libérer du travail, la possibilité d’être bouleversé, de se rendre soi-même improductif et de s’ouvrir à une communication tactile et sans code, tout cela a été depuis des siècles caché, enfoui, refusé, inexprimé ; Vade Retro Satanas. Le chantage à la pauvreté, la discipline du travail, l’ordre hiérarchique, le sacrifice, la patrie, la famille, l’intérêt général, le chantage socialiste, la participation : tout cela a étouffé la voix du corps. »
Radio Alice et A/traverso sont insérables des luttes et affrontements qui couvrent toute l’année 1977 : grèves sauvages, manifestation violentes avec blessés et morts par balles, actions des Brigades Rouges, « Rondes prolétariennes » qui attaquent des entreprises fondées sur le travail au noir, révoltes de prisons, autoréductions, manifestations féministes contre le refus d’une loi sur l’avortement, commandos féminins contre le travail au noir, etc. En Mars 1977, l’agitation culmine précisément à Bologne où l’armée quadrille la ville avec des blindés.
[10] Durant l’hiver 1983 – 1984, un mouvement de grèves spontanées impulsées par la convocation à des assemblées de travailleurs lancée par les conseils d’usine et non par les syndicats (la CGIL reprend rapidement la tête du mouvement) s’oppose aux modifications d’application de l’échelle mobile des salaires. « Dans son ensemble, le mouvement est l’expression de secteurs ouvriers protégés et la structure des conseils est perçue comme représentant le corps sain de la classe ouvrière », écrit à l’époque la revue Collegamenti-Woobly dans son n° 13 (février-mars 1984).
[11] Le 17 avril 1973, les ouvriers de l’entreprise d’horlogerie Lip à Besançon entament une grève pour protester contre la fermeture de leur usine. Refusant le dépôt de bilan, ils décident alors d’occuper l’usine à partir du 18 juin 1973 sous la direction de la CFDT et dans une moindre mesure de la CGT, minoritaire et plus réticente vis-à-vis de ce type d’action. Ils commencent à commercialiser les stocks existants et continuent l’assemblage à partir des pièces à disposition. Il semblerait qu’il n’y eut jamais réellement de production. Quoi qu’il en soit, cette « autogestion » rend le conflit très populaire. Le 14 août, le gouvernement fait évacuer l’usine par la force, il s’ensuit le 29 septembre une manifestation de soutien réunissant dans les rues de Besançon plus de100 000 personnes. C’est l’apogée du mouvement. Après quelques tentatives de médiations et de reprises qui échouent rapidement, le 3 mai 1976, l’entreprise est mise en liquidation.
[12] Cette formule est abondamment reprise en dehors de son contexte pour dire tout et n’importe quoi. Elle est extraite d’une lettre à Schweitzer (successeur de Lassalle à la tête de l’Association générale des travailleurs allemands) du 13 février 1865 dans laquelle Marx s’oppose à l’attente par les ouvriers de réformes venant de l’Etat, soutenant que, dans ce cas, le prolétariat ne serait plus rien. Marx y défend ce qui fait l’essence même du programmatisme : l’unité de la montée en puissance de la classe et de son action autonome (cf. dans cet ouvrage, le texte : La Révolution prolétarienne).
[13] La thèse selon laquelle le prolétariat est « une classe de cette société qui n’est pas une classe de cette société » (Marx, Introduction de 1843) est entièrement tributaire d’une problématique qui fait du prolétariat l’humanité vraie potentielle ou virtuelle. Le prolétaire de l’Introduction de 1843 nous renvoie à l’humanisme de Feuerbach. Il faut toujours faire attention aux formules un peu trop ronflantes.
[14] Pour les textes principaux de ces revues, voir Rupture dans la théorie de la révolution, Textes 1965 – 1975. Présentation de François Danel, Ed. Senonevero.
[15] Nous verrons plus loin que sur cette base, Reeve et son « adversaire », Zerzan, ont « raison » tous les deux, dans la mesure où ils demeurent l’un et l’autre dans la problématique de l’ancien cycle de luttes, en se fondant l’un sur l’aspect quantitatif de cette place du travail, l’autre sur sa situation qualitative dans la reproduction, l’identité ouvrière confirmée dans la reproduction du capital.
[16] Si ce n’est le contexte des luttes, ce qui est essentiel, les thèses actuelles de Negri sont-elles si éloignées de ce qu’il écrivait voici quarante ans ?
[17] Ce que les « Brigadistes » critiqueront à juste titre dans l’opéraïsme, dans leur texte L’abeille et le communisme in Correspondances internationales, 1983.
[18] Pour autant que l’on n’a pas renvoyé la contradiction entre le prolétariat et le capital au musée des antiquités du « marxisme traditionnel » comme le fait Endnotes dans son éditorial du n°3. Il y a comme une folie théoricienne à ranger le rapport entre prolétariat et capital qui est la vie même du mode de production capitaliste comme accumulation au même rang que les antagonismes culturels ou les différents types de sexualité. Tout cela n’étant que des « formes de réalisation » de la si chic et pure contradiction entre la valeur d’usage et la valeur d’échange.
[19] On peut trouver une critique de la théorie de la forme-valeur proche de celle que nous faisons ici dans le texte de Gilles Dauvé, La boulangère et le théoricien, sur le site web de « Trop loin ».
[20] Nous conseillons à ceux qui verraient là une construction conceptuelle transhistorique la relecture de la première phrase du chapitre I du Manifeste.
[21] « La coïncidence du changement des circonstances et de l’activité humaine ou autochangement ne peut être saisie et rationnellement comprise que comme pratique révolutionnaire ».
[22] Cette définition de « l’essence de l’homme » supprime ce qu’elle est censée définir.
[23] Il faut comprendre que le capital comme contradiction en procès est le fondement de toute capacité du capital à être contre-révolution. En effet, par là, le mode de production capitaliste est une réponse adéquate à une pratique révolutionnaire en perpétuant la loi de la valeur dans la dynamique même de sa caducité et même faisant de celle-ci la condition de cette perpétuation.
[24] Les idéologues qui nous bassinent avec l’idéalisation des « commons » ne font qu’idéaliser la servitude.
[25] Cela peut être la famille comme la séparation entre la ville et la campagne.
[26] « La coïncidence du changement des circonstances et de l’activité humaine ou autochangement ne peut être saisie et rationnellement comprise que comme pratique révolutionnaire. » (Marx, Thèses sur Feuerbach)
[27] Que l’on pense à la Commune de Paris en 1871 ou à la prise des Tuileries le 10 août 1792.
[28] La critique des rapports sociaux capitalistes comme économie prend au pied de la lettre leur autonomisation comme économie. Un rapport social, le capital, se présente comme objet, et cet objet comme présupposition de la reproduction du rapport social. La critique du concept d’économie, qui intègre dans le concept les propres conditions d’existence de l’économie, évite précisément de poser le dépassement de l’économie comme une opposition à l’économie, parce que la réalité de l’économie (sa raison d’être) est en dehors d’elle. L’économie est un attribut du rapport d’exploitation.
[29] « Les catégories de l’économie bourgeoise sont des formes de l’intellect qui ont une vérité objective en tant qu’elles reflètent des rapports sociaux réels » (Marx, Le Capital, Ed. Sociales, t. 1, p. 88)
[30] « Le défaut principal, jusqu’ici, de tous les matérialismes (y compris celui de Feuerbach) est que l’objet, la réalité effective, la sensibilité, n’est saisi que sous la forme de l’objet ou de l’intuition ; mais non pas comme activité sensiblement humaine, comme pratique, non pas de façon subjective ».
[31] Il faut cependant être très vigilant au statut accordé à cette distinction entre sujet et objet, aucun des deux ne tient son existence de lui-même ou même de leur réciprocité. En effet, la lutte du prolétariat et même la révolution ne sont pas l’irruption d’une subjectivité (plus ou moins libre, plus ou moins déterminée) mais un moment du rapport du mode de production capitaliste à lui-même à l’intérieur de lui-même, ceux qui voit là de l’objectivisme oublient seulement que le prolétariat est une classe du mode de production capitaliste et que celui-ci est lutte des classes. On ne peut isoler la question du rapport entre la situation objective et la subjectivité de l’auto-contradiction du mode de production capitaliste. Le sujet et l’objet dont nous parlons ici sont des moments de cette auto-contradiction qui dans son unité passe par ces deux phases opposées (unité de moments promus à l’autonomie).
[32] C’est en tant qu’il est pratique du prolétariat que le jeu abolit sa règle, cf. supra : « Quand nous disons que l’exploitation est une contradiction pour elle-même nous définissons la situation et l’activité révolutionnaire du prolétariat. »