H/M ne cernent pas la question, ils écrivent eux-mêmes : « Il faut analyser l’émergence de l’islamophobie comme un des avatars du refus de l’égalité, (…) l’enjeu central est bien la légitimité de la présence musulmane sur le territoire national, tout comme pour l’antisémitisme des XIXe et XXe siècles. Ce n’est en effet pas un hasard si la première politisation de la question musulmane en France apparaît au moment où les travailleurs immigrés revendiquent l’égalité avec les travailleurs français à propos des conditions de travail et des licenciements ; Comme le soulignait le sociologue Pierre Bourdieu au sujet de l’affaire du voile de 1989 : “La question patente – faut-il ou non accepter à l’école le port du voile dit islamique ? — occulte la question latente – faut-il ou non accepter en France les immigrés d’origine nord-africaine ?” La question latente de l’islamophobie renvoie à la légitimité présentielle des immigrés postcoloniaux et de leurs enfants (“immigrés à vie” malgré la nationalité française) qui, selon la logique des coûts et profits de l’immigration de la pensée nationale, est étroitement reliés à leur statut de travailleur et à leur position dans le rapport de production. Sachant que la majorité des musulmans font partie des classes populaires, ils se situent dans une position fragilisée par la destruction du capitalisme industriel et subissent de plein fouet le chômage de longue durée et le précariat. Dès lors que leur position économique est remise en cause par les transformations du capitalisme postindustriel, leur légitimité présentielle a considérablement décliné aux yeux des classes dominantes pour qui les “coûts” de leur présence sont supérieurs aux “profits”. »
L’argumentation de H/M est ici constamment faite de non-dits et d’amalgames. « L’émergence de l’islamophobie » est tout d’abord présentée « comme un des avatars du refus de l’égalité », donc l’expression d’autre chose sans que soit posée la question : pourquoi cette chose a pris cette nouvelle forme (avatar) ? La citation de Bourdieu venant en appui souligne en fait le contraire de ce que H/M tentent de faire passer sans analyse : pour Bourdieu la question patente du voile masque la question latente « faut-il ou non accepter en France les immigrés d’origine nord-africaine ? ». Et c’est là où H/M passe en fraude une substitution des termes : la question latente qui chez Bourdieu porte sur la présence des immigrés (distinguée de la question patente sur l’islam) devient chez H/M : « la question latente de l’islamophobie ». Pour Bourdieu, l’islamophobie demeure un racisme antiarabe, la question est alors celle des raisons de la mutation. La question relative au fait que les « travailleurs immigrés arabes » soient construits, vus, catégorisés comme « musulmans » est évacuée comme question (ils sont « musulmans »). Et la suite de l’histoire semble alors écrite : la restructuration du « capitalisme industriel » touche des travailleurs qui sont pour H/M déjà « musulmans », comme si le fait (exact ou non) était la catégorie. H/M ne pose pas la question qui est pourtant l’objet annoncé de leur livre, la « fabrication du problème musulman » : pourquoi le déclin de leur « légitimité présentielle » fait-elle alors désigner les « travailleurs arabes immigrés » comme « musulmans » ? Cela est d’autant plus étrange que contre l’argument consistant à dire « l’islamophobie n’est qu’un nouvel avatar du racisme antiarabe », leur principal argument était : « Or tous les Arabes ne sont pas musulmans et tous les musulmans ne sont pas arabes » (19). Il semble que maintenant ils le soient devenus. Ayant occulté la question historique de la désignation comme « musulmans » des « travailleurs immigrés arabes » et de leur descendance, H/M ont le plus grand mal à faire de l’islamophobie un « nouveau racisme » qui ne soit pas un « avatar » du racisme anti-arabe. Ce qui ne lui enlève pas sa spécificité à condition de produire la caractérisation des travailleurs immigrés maghrébins et de leur descendance comme musulman et non pas de la considérer comme une caractéristique donnée qui serait simplement activée.
Pour H/M, « ces deux formes de racisme (actes islamophobes et actes antimaghrébins, nda) s’articulent mais ne se confondent pas … » (57) et « l’islamophobie n’est pas réductible au racisme anti-arabe. » (90)
Cependant : « … pour toutes les confessions, ce sont les plus religieux qui déclarent le plus de discrimination, sauf pour les musulmans (souligné par nous) pour qui la religiosité ne change pratiquement pas les indicateurs. En d’autres termes, l’expérience de la discrimination n’est pas liée en ce qui les concerne à une pratique ou un engagement religieux particuliers, mais à une dimension plutôt identitaire de l’islam. » (63). Et à la page suivante H/M reconnaissent les « incertitudes statistiques entre origine et religion » en ce qui concerne les discriminations (de même, p.66 et p.176).
Bien plus : « Bien malin celui qui pourrait distinguer l’islamophobie du racisme anti-arabe ou du racisme anti-Indo-Pakistanais, comme l’illustre la difficulté de produire des statistiques fiables sur les actes racistes ou islamophobes. (…) dans le monde occidental contemporain, la figure de l’Autre absolu est celle du musulman et de la musulmane, tout comme le juif était dans un passé récent la figure par excellence de l’altérité. » (176)
La thèse qu’H/M veulent démontrer diffère de celle de Tévanian : « Le déchaînement permanent de violence et de furie prohibitionniste contre les filles et femmes voilées ; par exemple, ne marque pas l’émergence d’un nouveau racisme : il constitue la forme réactive et exacerbée qu’a prise un racisme très ancien au moment où les racisés l’ont mis en crise. » (op.cit., p.122). Ils veulent démontrer une « nouveauté » (la phobie de l’islam se distingue du racisme anti-arabe car tous les arabes ne sont pas musulmans) à partir d’une assertion qui contredit la nouveauté : les arabes sont musulmans (c’est bien connu).
Plus ou moins conscients du flou de leur logique H/M écrivent « Nous considérons que ces manifestations de l’islamophobie sont le résultat de la construction du “problème musulman” et du “problème de l’immigration”, dont la sociologie passe par la compréhension des logiques de fonctionnement du champ médiatique, du jeu politique et de l’espace des mobilisations. » (22). « Problème musulman » et « problème de l’immigration » sont accolés sans que leur sache la nature de leur relation et la transformation musulmane du racisme qui en tant que telle n’est pas objectivement posée est renvoyée à « l’islamophobie » comme manœuvre politique et médiatique auxquelles répondent des « champs de mobilisation ».
Quand un bref chapitre de leur livre s’attache à « Chiffrer l’islamophobie » (pp 37 à 49), rien n’est absolument convaincant dans ce qu’ils exposent. Reprenant un sondage de 2011 (peu importe ici l’origine et la nature de ce sondage) sur la « tolérance » des « Français », H/M relèvent un déclin de cette « tolérance » qui ne « viserait pas l’ensemble des minorités mais une population particulière ». En effet : «l’indice de tolérance décroît uniquement dans le cas de deux groupes, les musulmans (moins 4 points) et les Maghrébins (moins 8,5 points) … ». Il n’y a rien là, dans ce « chiffrage de l’islamophobie » qui fasse apparaitre un « nouveau racisme ». Bien au contraire, contrairement à la thèse du livre, le racisme antiarabe prend de nouvelles couleurs mais il demeure bien le fondement. C’est bien cette nouvelle forme, ces nouvelles couleurs (c’est ce changement qu’il faut expliquer), que révèle ce sondage (dans la mesure où de tels sondages sont « fiables ») : intolérance au port du voile, à l’observation du ramadan et aux respects des interdits alimentaires (p.46). Il est vrai qu’une analyse plus fine de ce sondage montre que cette nouvelle forme n’est pas anodine et qu’elle éclaire le passage d’un racisme anti-arabe culturel général (la figure culturelle de l’Arabe ayant elle-même succédé à celle du travailleur immigré) en un racisme plus spécifiquement anti-musulmans.
« En France, les deux tiers des répondants de l’enquête CNCDH 2011 (Commission consultative des droits de l’homme) se situe soit dans une posture minoritaire d’ouverture globale (ni ethnocentristes, ni islamophobes), soit dans un schéma (majoritaire) cohérent de solide fermeture (ethnocentristes islamophobes). (…) Une analyse plus poussée des profils, notamment politique, met cependant en lumière un aspect spécifique de l’islamophobie à la française, car les deux profils semblent dissoner. D’un côté, 13% des sondés seraient à la fois ethnocentristes mais ne manifesteraient pas d’aversion particulière envers l’islam et, de l’autre, 20% seraient islamophobes sans être ethnocentristes. (…) Ils jugent négativement l’islam, dont les pratiques leur semblent poser problème pour vivre en société. Leur proportion croît avec le niveau d’étude et ils sont surreprésentés à gauche et au centre. (…) Ces dernières années, la démarcation entre “l’aversion à l’islam” et l’ “ethnocentrisme” se serait renforcée sur deux points : le premier est “l’inversion des effets du genre”. En 2009, la réticence à l’égard de l’islam était plus fréquente chez les hommes, en 2012 elle progresse fortement chez les femmes qui devancent maintenant les hommes. La seconde différence est la forte réticence envers l’islam et ses pratiques manifestée cette année par les personnes les plus diplômées, généralement les plus tolérantes. » (48−49).
Comme d’habitude, quand il s’agit de construction raciale et raciste, c’est du côté du « racialisateur » que se trouve la solution du mystère. En parodiant Sartre, on peut écrire : « le musulman est l’homme fabriqué comme tel par le groupe dominant », la spécificité du groupe racisant devant restée absente. Dans ce groupe fabriqué, les pratiques individuelles ou collectives sont réduites à « un agir strictement religieux » (263). La pluralité et la complexité des identités sociales et culturelles sont écrasées sous le terme de « musulman ». « Cette essentialisation du “musulman” – comme jadis celle de l’immigré ou du beur – est l’un des fondements de l’islamophobie » (263). Une barbe, un hijab, une croix ou une kippa ne sont que des manifestations assez banales d’une diversité culturelle et confessionnelle. Que la barbe ou le hijab deviennent un « problème musulman » est alors une affaire de perception.
La question est alors qu’est-ce que le catégorisant dit de lui-même quand il fait de l’autre un « musulman » ? Le problème actuel, déjà évoqué dans des notes de lecture antérieures, est que le groupe dominant doit maintenant se nommer :
« “La spécificité du groupe racisant est considérée comme une donnée implicite, rarement étudiée en tant que telle.” (Guillaumin 116) [C’est un groupe absent]. Mais nous avons là le problème politique actuel du groupe dominant en France qui doit se définir. » (voir début des notes sur Guillaumin).
« Le majoritaire n’est différent de rien, il est lui-même la référence (on verra – rubrique suivante – comment cela donne naissance à ce que nous appellerons : « l’ouvrier conceptuel »). Cela ne signifie pas que le « majoritaire » est un ensemble vide, il se donne à lui-même toutes sortes de caractéristiques mais qui sont toujours celles du « progrès », de « l’universel », de « l’humanité », de la « civilisation » (ne jamais oublier que le « majoritaire » est né de l’historicisation hiérarchique instituée par le MPC). Mais s’il se donne des caractéristiques, celles-ci font qu’il est exclu du mécanisme de particularisation (puisqu’elles sont celles de l’universel), il se pose comme extérieur au rapport différentiel. ».
Le « je » s’est toujours défini par certaines caractéristiques, mais il échappait aux mécanismes de catégorisation et de différenciation, il n’était différent de rien car rien ne pouvait être une norme ou un étalon face à lui. Deux phénomènes ont changé la donne : la présence massivement décomplexée des descendants et descendantes de l’immigration irrémédiablement d’ici mais toujours “bloqués” comme “autre” par les transformations structurelles du MPC dans les années 1980 (thème développé dans Le Kaléidoscope) et le piège toujours ouvert de « l’intégration », la “montée de la puissance indigène” dirait le PIR ; la mondialisation qui fracture le groupe dominant de la norme en “perdant” et “gagnant” et qui impose aux “perdants” de se situer et définir sous les termes de la citoyenneté nationale authentique (voir TC 25, Une séquence particulière) » (résumé dans notes sur Guillaumin). Nous devrions ajouter à cette dernière phrase : « et aux “gagnants” plus ou moins menacés de se situer sous les termes de l’universalité, du progrès, etc. ». (repris plus loin p.35 de ces notes)
Si, en dernière instance, l’islamophobie est la forme revêtue dans certaines circonstances, dans une certaine conjoncture, par le racisme anti-arabe ordinaire. Cette forme a la faculté suprême d’occulter son origine en même temps qu’elle la donne à voir dans ses termes en la redéfinissant (il ne s’agit plus que d’un mode de vie et d’une religion).
« Les discours orientalistes et néo-orientalistes opèrent une connexion entre l’Arabe et le musulman, alors même que les deux catégories renvoient à des réalités sociales et historiques reliées mais différentes. Le monde arabe ne se réduit pas au monde musulman (…) tout comme le monde musulman ne se réduit pas au monde arabe (…). Pourtant, malgré le fait que les Arabes et les musulmans soient marqués par des divisions en termes de nationalités, de classes sociales, de religion, de langues parlées ou écrites, le discours néo-orientaliste tend à homogénéiser et à essentialiser le monde “arabo-musulman” comme s’il s’agissait d’une réalité unique. » (175−176)
C’est bien des Arabes et/ou des Indo-Pakistanais (des Indonésiens aux Pays-Bas, etc.) dont il est question dans l’islamophobie mais de telle sorte que celui qui ne fait jamais que parler de lui-même quand il caractérise les « autres » n’ait pas, tout en se nommant, à se caractériser comme particulier. Quand le groupe dominant est amené à se nommer, la caractérisation de l’autre est générale, abstraite, idéologique, elle s’adresse à une religion et non, dans un premier temps de façon avouée, à des personnes. Mais la façon même dont cette religion est désignée comme critère d’identification redonne à voir la caractérisation des personnes visées.
Fondamentalement la segmentation raciale repose sur deux points : l’universalité du MPC et son historicisation hiérarchique des sociétés. Quand le groupe dominant est amené (contraint) à se nommer il le fait dans les ternes de l’universalité, de la liberté individuelle contenant potentiellement toutes les manifestations humaines (voir Guillaumin : le racisé n’est inversement qu’un exemplaire individuel d’une catégorie dont il ne fait que manifester les caractéristiques), du progrès, de la laïcité, de la séparation du public et du privé, de l’Etat et de la religion, mobilisant pour la circonstance le droit des femmes et le « gay-friendly ». Bref, paradoxalement, il se nomme sans se « particulariser », il crée, sous le nom de « religion musulmane » ou « islam », l’objet qui est son autre, admettant des nuances, des degrés de « civilisation », mais objet construit unique. « L’islam représenterait tout ce que l’Occident n’est pas » (Sherene H. Razack, La chasse aux musulmans, éd. Lux, p.142). Actuellement, toutes sortes de processus sociaux et historiques, ainsi que ceux liés aux conflits internationaux font que quand le groupe dominant de la distinction raciale (groupe qui, rappelons-le, ne se confond pas, loin de là, avec la clase dominante) est amené à se qualifier tout ce qu’il n’est pas, ou prétend ne pas être (brutal, tribal, non-démocratique, moyenâgeux, misogyne, homophobe, archaïque, etc.) est appelé « islam ». Non seulement le groupe dominant de la distinction raciale quand internationalement il se désigne comme « Occident » le fait sans se particulariser, mais encore réussit le tour de force de se caractériser en négatif, c’est-à-dire sans le faire.
Pourquoi alors contester la caractérisation de « l’islamophobie » comme un « racisme nouveau » ? L’islamophobie existe comme forme nouvelle du racisme anti-arabe et en tant que telle (forme nouvelle) elle possède ses propres déterminations qui reconfigure le racisme anti-arabe avec comme principal résultat de cette reconfiguration l’occultation de ce racisme. Ne pas contester la caractérisation de « l’islamophobie » comme un « racisme nouveau » serait reconnaître l’islam comme étant en dernière instance l’objet spécifiquement nouveau des constructions raciales et du racisme. Or ce sont les Arabes, musulmans ou non, athées, pratiquants ou non et quelque soit l’intensité de la pratique religieuse qui sont désignés comme « musulmans ». Il s’ensuit que « islam » est le nom posé sur le racisme anti-arabe. La question réside dans les raisons de ce glissement de la désignation et c’est précisément la question que les tenants de « l’islamophobie » ne doivent pas poser. Le refus de cette caractérisation a un enjeu : la critique de l’islam (et de toutes les religions), la critique des Etats islamiques, la critique de l’idéologie décoloniale qui fait du conflit Occident / Islam une contradiction fondatrice. A partir du moment où le concept d’islamophobie est accepté, l’islam en tant que tel, comme religion, étant devenu l’objet non seulement patent mais aussi latent du racisme (cf. supra, Bourdieu et l’entourloupe de H/M) devient incritiquable (malgré les distinctions embarrassées de Deltombe ou H/M, p.195). Il est intéressant ici de suivre l’argumentation de Thomas Deltombe dans L’islam imaginaire (pp. 311 à 315).
Dans ces pages, tout commence bien : « La difficulté consiste à savoir ce qui tient de la critique parfaitement légitime de la religion musulmane et ce qui relève de la haine ou du mépris des musulmans ».
Mais page suivante : « Cette distinction nécessaire pour préserver la liberté d’opinion et le droit à l’impertinence (comme si la critique de la religion n’était qu’un amusement impertinent de la liberté d’opinion, nda) reste glissante. Car sous le couvert de la liberté d’expression, de l’analyse critique des dogmes religieux, l’islamophobie sert souvent, de façon intentionnelle ou non, d’instrument à la production d’un “racisme respectable” (expression de Saïd Bouamama, nda) »
Suite du « raisonnement » : « De la même façon que l’islamophobie peut porter un racisme latent, la critique de l’islamisme peut porter une forme d’islamophobie. »
Déjà la critique de l’islam de « légitime » était devenue de toute façon « glissante » et suspecte. Maintenant, même la critique de l’islamisme devient une manière cachée de critiquer l’islam et donc, par contagion, d’être un racisme latent.
Conclusion : ayant ramené toute critique de l’islam pour la simple raison qu’elle est une religion à une « expression glissante » et un « racisme latent », il ne reste plus au malheureux critique que la dénégation de son islamophobie. Mais le pro-anti islamophobe l’attend au tournant : « La dénégation islamophobe fonctionne sur un paradoxe : celui qui consiste à faire de l’islam une belle et grande religion … à condition qu’elle change. ». La critique qui veut simplement qu’elle disparaisse n’a été chez Deltombe qu’un artifice rhétorique. A vouloir dénoncer l’islamophobie en la considérant pour ce qu’elle dit elle-même de son objet (l’islam comme religion), toute critique de l’islam peut devenir une proclamation raciste et, après avoir rapidement concédé que la liberté de critique est sacrée, il est cependant conseillé de ne pas prendre de risques et de s’en dispenser.
Prise de façon non critique l’islamophobie satisfait à la fois le racisateur et les entrepreneurs en racisation. Pour le racisateur, le racisme devient selon l’expression bien connue : « un racisme respectable » bénéficiant d’une large légitimité dans l’espace public, il satisfait la contrainte à se nommer avec le moindre risque de particularisation de soi. Pour les entrepreneurs, présupposer la prééminence de la discrimination religieuse offre la possibilité de solidifier sous une appellation unique une multiplicité de situations sociales, de niveaux de pratiques religieuses ou même de son absence, d’effacer la pertinence de la construction sociale des segmentations raciales et, comme on l’a vu avec Deltombe de délégitimer comme raciste toute critique de l’islam comme religion. Prenons un exemple des effets délétères de l’islamophobie et de son pendant l’anti-islamophobie.
A la suite de quelques interventions stupidement racistes, électoralistes et humiliantes pour les femmes visées, de quelques maires et policiers municipaux durant l’été 2016 relatives à « l’affaire du burkini », quelques manifestations de dénonciation de ce racisme se sont déroulées sous le slogan : « Burkini ou bikini, c’est moi qui choisis ».
Quand, au restaurant, à la fin du repas, le garçon me propose « tarte aux fraises ou tartes aux pommes », j’ai le choix entre deux types de dessert, objets de la même catégorie et jouant le même rôle dans le cours de mon repas. En revanche, burkini et bikini sont deux objets n’appartenant pas à la même catégorie, comme si le garçon me proposait, en dessert, de choisir entre une tarte aux fraises et une bicyclette. Le burkini est nécessairement un objet appartenant à un registre religieux. Mais, en même temps que le caractère religieux de l’objet est connu et dit, le slogan a pour fonction de le faire disparaître comme tel au nom d’un simple choix vestimentaire (puisqu’il est placé en regard et en équivalent à ce qui est un vêtement sans connotation religieuse ou athée particulière) désamorçant ainsi toute critique de la religion. Au lieu de dénoncer le racisme de ces interventions municipales et policières soutenues par un Premier ministre à la dérive et l’humiliation publique infligée à ces femmes et de façon générale aux femmes car c’est toujours à elles que l’on dit comment elles doivent être vêtues, la question est rabattue sur un problème de « choix » entre éléments faussement posés comme équivalents et appartenant au même ordre. La simple dénonciation du racisme de ces interventions et de l’humiliation aurait laissé ouverte la critique de la religion distinguée des personnes (on peut être contre toutes les religions en tant que dogmes et institutions et simultanément contre toutes les discriminations religieuses portant sur le droit à la présence de musulmans, de juifs, etc.). Le slogan du choix (qui présuppose donc des éléments posés comme équivalent dans le même ordre) dans son énoncé même désamorce cette critique et cela revient par la bande à implicitement défendre le port du burkini puisque le port du bikini est là comme l’objet équivalent de référence (« équivalent général ») posé, lui, comme allant de soi, comme tout « équivalent général ». Il ne s’agit pas de défendre le port du burkini, mais d’être contre l’humiliation raciste dont les femmes qui le portent sont l’objet. Qu’une femme choisisse le bikini ou le burkini, c’est son affaire, mais cela ne fait pas un slogan sauf à vouloir lui donner (et à accepter) sa fonction manipulatrice. Islamophobe et anti-islamophobe se tiennent par la barbichette.
Les pages 92 à 98 du livre de H/M sont consacrées aux « Approches plurielles de l’islamophobie »
La première approche consiste à ne considérer l’islamophobie que comme un « phénomène idéologique » surtout visible dans la représentation des musulmans dans les discours publics principalement les discours médiatiques et la rhétorique guerrière depuis le 11 septembre 2001. Si la critique de cette approche faite par H/M est globalement juste, elle est cependant biaisée par les a-priori et les présupposés de leur démarche.
« Les discours islamophobes peuvent être identifiés en dehors et bien avant l’existence de conflits militaires menés par des pays occidentaux : par exemple en France, l’altérisation des ouvriers immigrés apparaît avant la guerre contre l’Irak (1990) et l’extension de la guerre civile algérienne sur le territoire français ; en Grande – Bretagne, elle opère dans les années 1980 alors même que le gouvernement britannique n’est pas engagé dans des conflits armés contre des pays musulmans. » (95).
Alors que la thèse de H/M consiste à dire que l’islamophobie est un « nouveau racisme », les auteurs considèrent que puisque les ouvriers immigrés venus d’Afrique du Nord étaient « musulmans » (ce qui n’était pas d’une évidence éclatante quant à la pratique religieuse quand il allait de soi de consommer du vin dans tous les restos à couscous du « quartier arabe » à Marseille – ce qui n’est plus du tout le cas aujourd’hui), leur « altérisation » était une « altérisation » des musulmans. H/M confondent le fait que les ouvriers immigrés étaient plus ou moins musulmans avec leur caractérisation (« altérisation ») comme musulmans. Pour que l’islamophobie soit un nouveau racisme et non une forme nouvelle du racisme anti-arabe, il faut que les ouvriers immigrés aient toujours étaient non seulement musulmans mais caractérisés comme musulmans, ce qui permet d’évacuer la question de la mutation du racisme qui amènerait à considérer l’islamophobie comme une forme nouvelle. Pour éviter cette considération, la thèse de la nouveauté est toujours sur le point de se contredire elle-même.
« La deuxième approche de l’islamophobie consiste à analyser le processus de racialisation / altérisation des musulmans et l’articulation / imbrication entre race et religion. (…) Pour Nasar Meer et Tariq Modood, “le sentiment antimusulman s’appuie simultanément sur les signes de races, de culture et d’appartenance religieuse d’une façon telle qu’il ne peut être réduit seulement à l’hostilité contre la religion, ce qui nous oblige à prendre en compte l’importance sociologique grandissante de la religion dans la construction des identités, des stéréotypes, de l’assignation résidentielle, des conflits politiques, et ainsi de suite” (The racialisation of Muslims). Si on admet que le racisme ne s’appuie pas nécessairement sur une caractéristique somatique et biologique, on peut dire que le racisme culturel n’est pas seulement un “dérivé” de racisme : “le racisme culturel n’est pas un pur et simple racisme par procuration pour le racisme biologique, mais bien une forme de racisme en soi”(ibid). » (95−96)
Avant de poursuivre la présentation de cette deuxième approche, de loin la plus intéressante, il faut s’arrêter sur ces deux citations de Meer et Modood faites par H/M. Ces citations posent deux sortes de questions : d’abord ce qu’elles disent elles-mêmes, ensuite leur fonction dans la problématique de H/M.
Si le racisme culturel n’est pas un « dérivé » du racisme biologique c’est qu’il n’existe pas de racisme biologique. Les caractères somatiques et la couleur de peau viennent rendre « permanent » et « héréditaire » un racisme toujours de construction sociale et culturelle. Le racisme biologique était la justification « naturelle » du racisme social et culturel. Le racisme culturel n’est pas un « racisme par procuration » mais la question n’existe que si l’on considère le racisme biologique comme ayant réellement existé.
Pour H/M, la distinction de Meer et Modood est utile pour faire du racisme culturel un nouveau racisme, culturel étant alors immédiatement identifié sans autre forme de procès à religieux, tout en faisant l’impasse sur le fait que pour Meer et Modood : « le sentiment antimusulman s’appuie simultanément sur les signes de races, de culture et d’appartenance religieuse d’une façon telle qu’il ne peut être réduit seulement à l’hostilité contre la religion (souligné par nous) »
Pour cette deuxième approche dont nous sommes proches : « Il s’agit d’analyser le long processus historique – contingent, non naturel, arbitraire – de racialisation qui assigne à des individus une identité religieuse (“origine musulmane”, “musulman d’apparence”) et qui est en train de faire passer les musulmans d’un groupe religieux hétérogène (socialement, politiquement, nationalement, géographiquement, spirituellement, ethniquement, etc.) à un groupe homogène et marqué du signe de la permanence. Nous proposons de qualifier ce processus de racialisation/altérisation religieuse, entendue comme la construction de l’identité (“nous”) et de l’altérité (“eux”) fondés sur le signe religieux. Ainsi, l’enjeu théorique porte sur le processus d’altérisation d’un ensemble d’individus justifiant des pratiques d’exclusion. » (96)
L’approche est bonne qui considère la caractérisation raciste religieuse comme un processus historique encore faut-il le considérer comme « contingent » (peut-être) mais pas « arbitraire » et ne pas se contenter de le désigner comme processus historique (ce qui déjà pose correctement le problème) mais d’en délimiter les causes permettant de dépasser la simple description en une description raisonnée.
La troisième approche est l’approche « décoloniale » : « selon le point de vue décolonial développé par les sociologues Ramon Grosfoguel et Eric Mielants, l’islamophobie est un phénomène “constitutif de la division internationale du travail” que l’on doit analyser dans une “perspective historique mondiale”. C’est un “racisme culturel” correspondant à “la subalternisation et infériorisation de l’islam” produites par le “système-monde moderne/colonial, occidentalisé, christiano-centré, capitaliste et patriarcal” (The long-durée entanglement between Islamophobia and racism in the modern/colonial capitalist/patriarchal world-system, 2006) à partir de 1492, année de la Reconquista et de la colonisation des Amériques. » (96)
Les quatrième et cinquième approches réfèrent à la « panique morale » de l’Occident relative au maintien de sa domination culturelle, économique et militaire. L’islamophobie émerge alors dans les contextes où le fait d’être musulman revêt une signification politique.
Une sixième approche consiste à s’intéresser aux questions de genre et de sexualité dans la production de l’islamophobie. Il s’agit d’instrumentalisation, à des fins nationalistes et islamophobes des causes féministes et homosexuelles : « l’homme musulman est violent, sexiste, antisémite, homophobe, etc. ; la femme musulmane est soumise et à émanciper ».
H/M concluent cette présentation des diverses approches par une tentative de synthèse.
« Au final, il est difficile de proposer une définition de l’islamophobie qui transcende toutes les approches théoriques évoquées. Mais nous considérons que l’islamophobie correspond au processus social complexe de racialisation/altérisation appuyée sur le signe de l’appartenance (réelle ou supposée) à la religion musulmane, dont les modalités sont variables en fonction des contextes nationaux et des périodes historiques. Dans la France contemporaine, ce “fait social total” relève d’une relation établis/marginaux dont l’enjeu central est la légitimité de la présence des immigrés postcoloniaux sur le territoire national (souligné par nous). Il s’agit d’un phénomène global et genré parce qu’influencé par la circulation internationale des idées et des personnes et par les rapports sociaux de sexe. Nous faisons l’hypothèse que l’islamophobie est la conséquence de la construction d’un “problème musulman”, dont la “solution” réside dans la discipline des corps, voire des esprits, des (présumé-e-s) musulman-e-s. » (98)
Nous pouvons souscrire à cette description. Mais cette description ne nous dit rien sur les raisons qui ont fait de l’appartenance (réelle ou supposée) à la religion musulmane, considérée comme un tout, ce signe de catégorisation. S’il est vrai que « l’enjeu central » est celui de « la légitimité de la présence des immigrés postcoloniaux sur le territoire national », pourquoi est-ce sous ce signe qu’il se pose et opère ? Enfin dire que « l’islamophobie est la conséquence de la construction d’un “problème musulman” » confine à la tautologie. Sur le dernier point, il est important de noter la différence entre la problématique de H/M portant sur la « construction d’un problème musulman » et celle de Nedjib Sidi Moussa dont le livre s’intitule : La fabrique du musulman (éd. Libertalia). Pour Sidi Moussa, avant de construire le problème il faut fabriquer son objet, pour H/M le « musulman » est toujours déjà là comme catégorie.
En Europe, c’est seulement dans les années 1980 que la catégorie de « musulmans » commence à désigner les personnes de religion musulmane indépendamment de leur pays d’origine et celles nées sur le territoire européen. « Ainsi la première génération de migrants en Grande – Bretagne, venus des Caraïbes, du Pakistan, d’Inde et d’autres pays du Commonwealth, s’était d’abord elle – même définie en termes de pays d’appartenance avec une composante religieuse : les communautés musulmanes faisaient partie du collectif Black et des Asians. Mais les musulmans nés en Grande-Bretagne vont s’identifier d’une façon différente de celle de leurs parents. Pour eux, le rôle et la prééminence de leur religion, l’islam, sont devenus de plus en plus importants, ce qui favorise l’émergence d’une “conscience musulmane”. On assiste donc à une transformation des modalités d’auto-identification collective, la catégorie “Asian” étant concurrencée puis remplacée par la catégorie “Muslim” » (81)
Il y a un effet de miroir entre la transformation du discours raciste et l’affirmation identitaire comme musulmans mais que l’on prenne la relation dans un sens ou dans l’autre, on ne peut pas dire que l’un produit l’autre, les deux relèvent de processus sociaux qui les construisent l’un et l’autre réciproquement.
Glissement de l’immigré au musulman
Pour H/M : « Ce sont avant tout les “élites” administratives, politiques, médiatiques et scientifiques qui sont les principaux acteurs de la construction du “problème musulman”.» (103)
Pour H/M, la construction de ce « consensus élitaire » passe par « l’articulation entre “problème de l’immigration” et “problème musulman”. » (103). Cette articulation n’opère que sous certaines conditions : « Cette articulation est pertinente pour les situations nationales où il existe une relativement importante immigration ouvrière provenant des pays à majorité musulmane (Grande-Bretagne, Allemagne, Pays-Bas, Italie, etc.). dans ce cas le “problème musulman” connecte la présence immigrée/musulmane en Europe (ennemi intérieur) et la violence politique justifiée par la référence musulmane (ennemi extérieur). » Ailleurs (Etats-Unis, Canada, Australie), la construction du problème musulman relève essentiellement de la politique étrangère.
« Le problème de l’immigration »
En France, la création en 1966 de la Direction de la population et des migrations (DPM) « correspond à l’invention d’une nouvelle culture institutionnelle qui fait de la “maîtrise des flux migratoires” son principal cheval de bataille. Expérimentée dans un premier temps sur les populations algériennes (refoulement des “faux touristes”, limitation du regroupement familial, création d’un fichier informatique, etc.), la politique restrictive de l’Etat français s’est par la suite étendue à l’ensemble des catégories d’étrangers, qui sont majoritairement des ressortissants des anciennes colonies. Ainsi, à l’inverse de ce que l’on pense généralement, la suspension officielle de l’immigration en 1974 n’est pas une réaction du gouvernement Chirac à la crise du pétrole de 1973. Elle est avant tout le résultat de la mobilisation d’acteurs administratifs convaincus que l’immigration pose problème et qu’il faut la maîtriser. Après la promulgation des circulaires Marcellin-Fontanet en 1972, qui durcissent les conditions d’attribution de la carte de séjour, ces acteurs administratifs parviennent à universaliser leur point de vue en persuadant à la fois le patronat libéral, d’habitude très réticent à l’idée de restreindre les flux migratoires, et le gouvernement Chirac de les soutenir dans leur démarche. Suspendre l’immigration est justifié, non pas en priorité par le chômage et la situation économique, mais par les déséquilibres démographiques avec les pays du tiers monde (la société française serait menacée par une “immigration anarchique”) …(…) L’idée de maîtrise des flux migratoires s’est imposée comme une évidence sociale pour les élites administratives, politiques et médiatiques à partir du début des années 1970. » (104−105)
La DPM existe depuis 1966, pourquoi l’idée de la « maîtrise des flux migratoires » et celle du « déséquilibre démographique » ne s’imposent-elles qu’au début des années 1970 ? Il y a tout un contexte économique et social que H/M négligent pour faire de la « maîtrise des flux migratoires » une sorte de décision purement idéologique d’une partie des « élites administratives ». Le renversement de conjoncture économique ne date pas de la crise du pétrole en 1973, les grèves massives d’OS immigrés dans l’industrie commencent dès le début des années 1970, l’influence du MTA n’est pas négligeable, les premières occupations d’églises et grèves de la faim de travailleurs sans-papiers apparaissent au début des années 1970, enfin l’été 1973 est particulièrement meurtrier (onze meurtres d’ouvriers maghrébins en deux mois, voir Tévanian, op.cit., p.85 – 86). Dans Le Méridional (quotidien de droite de Marseille), Gabriel Domenech écrit : « Nous en avons assez de cette immigration sauvage qui amène dans notre pays toute une racaille venue d’outre-Méditerranée. », durant l’été le Nouvel Observateur fait sa couverture avec ce titre : « Peut-on vivre avec les Arabes ? » et Paris-Match intitule un de ses articles de l’été : « Les bicots sont-ils dangereux ? ». Dans ce début des années 1970, c’est la coagulation des éléments de toute une conjoncture économique, sociale, idéologique qui fait que « l’idée de maîtrise des flux migratoires s’est imposée comme une évidence sociale ».
Même cette « maîtrise » que cherche à mettre en forme la circulaire Fontanet n’est pas absolument contraire aux intérêts du patronat : « La nouvelle législation (circulaire Fontanet) met en évidence que la dévalorisation de la force de travail, et donc les modifications à apporter dans la nature de l’accroissement démographique est le fait des grandes entreprises. En détruisant les petites et moyennes entreprises, l’implantation d’enclave (le texte porte sur la création de la zone portuaire et industrielle de Fos dans la région marseillaise, nda) ôte à l’émigration clandestine une partie de son utilité : l’apparition des sociétés multinationales, la concentration des moyens de production dans quelques zones géographiques, conduisent à planifier, contrôler et discipliner le flux migratoire. Après avoir légalement lié l’exploitation de la force de travail et sa reproduction, la circulaire Fontanet tente de fonder rationnellement l’approvisionnement en force de travail simple. Elle fait apparaître que la demande de travailleurs immigrés n’est pas le fait des secteurs archaïques e la production mais des plus développés, et surtout des secteurs à plus forte composition organique. » (« Fos/ Marseille, développement par enclave et (auto) négation du capital variable », Intervention Communiste 2, décembre 1973)
Durant « l’été meurtrier » de 1973, l’idée de la « maîtrise des flux migratoires » ne touche pas que les élites administratives de la DPM. Dans ce texte de 1973, les rédacteurs d’Intervention Communiste écrivaient : « La classe ouvrière locale lutte contre sa réduction en force de travail simple et donc contre la partie du capital variable déjà à ce niveau parce qu’elle est produite d’emblée en tant que telle, la main-d’œuvre immigrée. La classe ouvrière locale lutte contre son avenir inéluctable. Lorsque les banderoles gauchistes proclament : “Ouvriers français, ouvriers immigrés, une même situation!”, cela constitue pour la force de travail en procès de violente simplification, une provocation. Ce n’est pas le racisme qui divise les travailleurs mais tout simplement le travail (souligné dans le texte, on pourrait ajouter maintenant : mais pourquoi la division par le travail est-elle une division raciste ?). C’est la résistance du “petit blanc” à ce qui symbolise pour lui sa nouvelle condition ; les rackets s’en aperçoivent bien vite qui, tout en pleurnichant sur le racisme se gardent bien, de peur de froisser leur clientèle, de soutenir les grèves qui ont suivi les assassinats de travailleurs étrangers. Après la grève du 10 septembre, la CFDT déclarait se solidariser “dans la mesure où les formes d’action se limitent à des arrêts de travail et des assemblées générales sur les lieux de travail” (en un mot : ne sortez pas dans la rue, nda) et la CGT craignait que “les travailleurs immigrés, manipulés par des éléments groupusculaires ne se livrent à des actions susceptibles de nuire à leurs intérêts”. La grève du 3 septembre à Fos ne fut pas soutenue non plus par les syndicats, elle n’avait pas de mot d’ordre. Le personnel de la ville de Marseille, lui, revendiqua “le droit de travailler dans la tranquillité et un contrôle plus rigoureux de l’immigration” (Le Monde daté du 28 août 1973). » (idem).
Comme cela a été développé par ailleurs, ce début des années 1970 marque le début de la bascule de la situation du travailleur immigré de « travailleur » à simplement « immigré », la zone portuaire et industrielle de Fos, par exemple, connaîtra rapidement de nombreux déboires dont le travailleurs immigrés seront les premières victimes. En ce qui concerne la construction du « problème de l’immigration », nous pouvons en rester à ce que Sayad résume en une formule : « C’est le travail qui fait “naître” l’immigré, qui le fait être : c’est lui aussi, quand il vient à cesser qui fait “mourir” l’immigré, prononce sa négation ou le refoulement dans le non-être »
Le « problème musulman »
Dans les pages 105 à 114, H/M exposent la « construction du problème musulman ». Comme ils le disent eux-mêmes cette construction est « assez floue », mais plus encore elle tombe sous leur critique de la « première approche de l’islamophobie », c’est-à-dire une approche qui se limite aux discours médiatiques ou aux initiatives et prises de position institutionnelles. D’une part, les quelques événements auxquels ils font référence (grèves de l’automobile, Marches, « affaires du voile ») n’interviennent que comme support ou prétexte de ces intervention médiatiques ou institutionnelles. D’autre part, la question annoncée de « l’articulation/imbrication du “problème de l’immigration” et du “problème musulman” », n’est pas abordée en raison du vice fondamental de la problématique de H/M qui assimile le fait que les immigrés étaient, quel que soit leur degré de pratique ou non, «de religion musulmane » avec leur caractérisation comme « musulman ». La caractérisation ne vient que mettre en lumière et organiser le fait. Ce n’est pas la religion mais les personnes en tant qu’assimilés à cette religion qui sont visées par cette racialisation, la question est donc celle du changement de caractérisation : pourquoi elle se donne comme « islamophobie ». Alors que si on rejette le terme d’islamophobie défini comme un « nouveau racisme » on peut faire apparaître la nouveauté de la caractérisation car on la distingue du fait d’être musulman ou simplement assigné comme tel ; en revanche le « nouveau racisme » de H/M est « la conséquence de la construction d’un “problème musulman” » (20), ce qui est une tautologie. H/M en restent à la façon dont la caractérisation se donne et se présente elle-même d’où le travers idéologique et institutionnel de leur « construction du problème musulman ». Le dernier mot explicatif serait alors à chercher dans l’action des « élites ». Ce discours des élites n’est « déterminant » que dans la mesure où toutes les pratiques opèrent sous des idéologies qui doivent, en tant que telles, être formalisées et énoncées. Le travail de H/M sur l’islamophobie se limite à une histoire des pensées et du discours simplement référés à des faits. Ces faits ne sont jamais considérés comme des transformations objectives de la situation de l’immigration maghrébine en France, ils ne sont jamais analysés en eux-mêmes et le discours des élites apparaît déconnecté ou une simple manipulation, comme nous l’avons vu pour le début des années 1970 et la « construction du problème de l’immigration » expliqué comme le choix (arbitraire ?) des élites administratives de la DPM (la seule explication fournie de ce choix est que de nombreux fonctionnaires de la DPM venaient de l’administration de l’Algérie française …).
Pour en revenir aux causes et pour simplifier au maximum ce qu’il se passe au début des années 1980 (la séquence grèves de l’automobile / Marches) qui voit apparaître le « problème musulman » trois citations suffiront : d’abord toujours celle de Sayad et ensuite deux de Tévanian.
« C’est le travail qui fait “naître” l’immigré, qui le fait être : c’est lui aussi, quand il vient à cesser qui fait “mourir” l’immigré, prononce sa négation ou le refoulement dans le non-être » (Sayad)
« Les enfants ne sont considérés que comme une deuxième génération d’immigrés au sens strict, c’est-à-dire comme une force de travail destinée à prendre silencieusement la relève de la génération précédente – et certainement pas comme des citoyens ayant vocation à investir l’espace public » (Tévanian, p.88). Et, c’est précisément c’est ce qui ne fonctionne plus.
« Ces enfants arrivent dans la décennie 1980 sur les marchés sociaux (du travail, du logement, des loisirs) et sont confrontés aux mêmes discriminations que leurs parents alors qu’ils se savent, se vivent et se perçoivent comme français. C’est cette mutation sociologique qui fait éclater l’intériorisation de l’assignation à des places subalternes, et suscite spontanément une exigence de visibilité, c’est-à-dire d’égalité. (…) Depuis les années 1980, la mutation sociologique dans le rapport à la visibilité s’est traduite dans une recherche de canaux d’expression politiques (…) ce qui s’exprime à travers ces collectifs est un passage au politique par la visibilisation de conditions et de revendications jusque-là invisibilisées. » (Tévanian, p.154).
Il y a une corrélation étroite entre les grèves de l’automobile de 81 – 83 et les Marches. Corrélation que l’absence de jonction et la très faible reconnaissance mutuelle de ces mouvements, malgré leur concomitance, renforcent car cette corrélation marque une bascule, une métamorphose des dispositifs de racialisation. Les grèves de 81 – 83, c’est la perte de la fonction-travail du travailleur immigré ; les Marches c’est la manifestation massive de la présence légitime des immigrés et de leur descendance sur le territoire national au moment où il est évident que cette « seconde génération » ne prendra pas la relève de la première. C’est dans la concomitance de ces deux événements que, en France, la bascule culturelle se produit. Cependant, l’identification comme islam de ce racisme culturalisé n’intervient qu’au début des années 2000, il faut pour cela les circonstances particulières de cette période qui se renforcent à partir des années 2010. Dans les années 1980 puis 1990, l’islamisation du racisme demeure fragile malgré les diverses « affaires de foulards » et le contexte international.
Ce qui est hors de portée de la problématique de H/M, c’est ce que nous avons développé par ailleurs : durant cette période, on passe du travailleur immigré ou même du travailleur tout court (Pitti) à l’immigré. Cette transformation marque le passage « en tension » d’une position dans les rapports de production à un groupe social marqué par une identité héréditaire. Le passage d’une « immigration de travail » à une « immigration de population » est déjà largement entamé, cette évolution conjuguée aux effets de la crise qui commence à frapper les emplois industriels pas ou peu qualifiés, entraîne le passage progressif des « luttes de travailleurs » (Laure Pitti) ou même de « travailleurs immigrés » aux « luttes de l’immigration ». Ainsi, l’émergence des luttes « autonomes » de l’immigration au début des années 1970 signifie le début du déclin du « mythe du retour », et l’enracinement des immigrés maghrébins en France. Mais en même temps une essentialisation de la situation de travailleur immigré en celle d’immigré. Cependant, l’Islam n’est pas encore le marqueur identitaire à la fois imposé et « revendiqué » que produit la redéfinition culturelle achevée de « l’immigré ». C’est dans les années 1990 que commence l’islamisation de la bascule « culturelle » de la racialisation qui ne s’accélère dans les années 2000 et prend sa forme totalisatrice dans les années 2010 en raison d’une conjonction particulière d’événements. Il n’y avait aucune fatalité dans cet « achèvement ». Aucune fatalité à ce que le « problème des travailleurs immigrés » deviennent « problème culturel » comme « problème de l’immigration » et celui-ci « problème musulman ». Le discours des « élites » n’est ni déconnecté, ni arbitraire et manipulatoire ou simplement sans explication, il est un discours pleinement en situation qui en tant que discours idéologique de classe répond à la question du moment en parlant d’autre chose (comme toute idéologie : Althusser, Pour Marx, p.77).
Il est intéressant avec H/M de suivre l’émergence du « problème musulman ». Rappelons que le problème chez H/M ce n’est pas l’absence de faits mais que ces faits ne signifient rien en dehors de la « réponse » des élites.
« Bien avant 1989 (première “affaire du voile”), la première politisation de la question musulmane après la guerre d’Algérie apparaît dans le contexte des grèves ouvrières contre les licenciements massifs dans l’automobile. » (105). On retrouve ici une constante du livre : les travailleurs immigrés maghrébins sont toujours déjà musulmans et la « question musulmane est toujours déjà là : pour H/M ce qui apparaît ici c’est la « politisation (souligné par nous) de la question musulmane ».
« C’est dans ce contexte que la question musulmane fait irruption dans le débat public : le conflit religieux se substitue à la lutte des classes … (…) la focalisation du débat sur l’islam est le produit de l’action de trois pôles d’acteurs : patronal, médiatique et politique » (106). Jamais H/M n’expliquent pourquoi ce déplacement, pourquoi cette focalisation : « trois pôles d’acteurs » décident sans raison apparente de « déplacer », de « focaliser ».
« Mais le problème musulman ne concerne alors que les travailleurs immigrés, dont la présence est considérée comme temporaire, et non leurs enfants, qui font irruption dans l’espace public à l’occasion de la Marche pour l’égalité et contre le racisme. Alors que la question musulmane est quasiment absente du discours des marcheurs et du traitement médiatique de leur mobilisation antiraciste, elle est longuement discutée durant les débats de la Commission Marceau Long (juillet 1987) sur la nationalité.» (109). Remarquons toutefois que si la « question musulmane est absente du discours des Marcheurs, celle de la différence culturelle est alors bel et bien présente, il faudra des circonstances particulières au début des années 2000 pour qu’elle se spécifie autour de la religion.
H/M font remarquer avec raison que nous sommes alors avant la première « affaire du voile » (1989) et avant les premiers attentats sur le sol français liés à la guerre civile en Algérie (1995−1996). Cela n’empêche que : « plusieurs dizaines de personnalités, issues des mondes universitaire, politique, administratif, syndical, associatif et médiatique, sont auditionnés pour réfléchir sur la place des immigrés postcoloniaux en France, illustrant ainsi l’imbrication entre la construction du “problème de l’immigration” et la construction du “problème musulman”. » (109−110). Ça l’illustre, on la constate, on ne l’explique jamais. Ça se limite à un récit avec des acteurs « libres » et indéterminés. Ce qui est laissé de côté c’est le contexte que résumaient les trois citations (Sayad et Tévanian) rappelées ci-dessus. Ajoutons que cette « initiative des élites » visant l’islamisation de la racialisation des populations d’immigrés ne prend pas à ce moment là comme le remarquent H/M eux-mêmes : « Que s’est-il donc passé pour que les partisans de l’interdiction du port du hijab à l’école publique, minoritaire lors de la première affaire des foulards en 1989, soient devenus majoritaires dans les années 2000. » (17). « L’exclusion de jeunes filles voilées de l’école publique, considérée par le Conseil d’Etat comme une forme de discrimination religieuse contraire au principe de laïcité garanti par la Constitution (1989) devient “légitime” et semble pouvoir se justifier par le principe de laïcité (2004). » (114).
Ce qu’il s’est passé entre temps nous ne le sauront jamais en lisant H/M (si ce n’est que ce qui n’avait pas marché, se met à fonctionner une douzaine d’années plus tard). La « construction du problème musulman » n’est qu’une question de discours, la Commission Marceau Long est alors présentée comme une « étape » d’un pur processus discursif à l’initiative des « élites ». La « construction du “problème musulman” » est « globalement le produit contingent d’un contexte historique particulier » (141) disent H/M, mais ce « contexte historique particulier » n’est que celui « où l’on observe une convergence idéologique chez les différentes factions des classes dominantes, qui s’est notamment cristallisée à l’occasion de l’affaire du voile de 2003 – 2004. » (141)
Pourquoi H/M commettent-ils cette bévue ? Pourquoi leur problématique répondant à des problèmes réels ne correspond à aucun de ces problèmes ? Parce que les problèmes réels de la racialisation (universalité du capital, historicisation hiérarchique des sociétés introduite par le mode de production capitaliste et constamment reproduite par lui, la division du travail, la « valeur morale et historique » de la force de travail, la dénationalisation de l’Etat et la contrainte de la norme à se nommer, la fin de l’identité ouvrière, etc.) sont transposés en problèmes idéologiques : Islam et République, laïcité ouverte ou fermée, musulmans et société occidentale … La racialisation n’est pas soluble dans l’économie et les rapports de production, mais c’est là qu’elle est produite. Une fois produite, elle possède ses propres critères et fonctionne selon ses déterminations spécifiques ; elle s’autonomise par rapport à ses conditions d’émergence. La transposition de H/M consiste à faire de cette autonomisation son point de départ, on pourra de temps à autres (très rarement) parler des « conditions sociales », mais cela ne change rien. D’un côté, la reconnaissance de l’« islamophobie » comme à la fois un racisme nouveau et la question de l’islam toujours déjà latente depuis les années 1950 et, d’autre part, sa dénonciation comme construction discursive des élites, viennent alors conforter cette transposition.
Il ne s’agit pas de dire que les faits que relèvent les anti-islamophobes n’existent pas, le problème réside dans leur rassemblement et leur désignation comme « islamophobie ». Ce n’est pas l’Islam qui est visé dans ses relations à la République et la laïcité, mais les musulmans, c’est-à-dire dans la conjoncture actuelle la catégorisation et l’assignation à cette catégorie de « musulmans » des populations d’origine maghrébine. Par ailleurs H/M peuvent dire quelque chose de semblable : « Aux discours stigmatisants et appelant à la haine contre les Maghrébins en tant que groupe national ou racial (souligné dans le texte), de moins en moins légitimes dans l’espace public, succède une “racisme respectable” ou “vertueux” visant les Maghrébins en tant que groupe religieux musulman (idem), justifié ou minimisé par les plus hautes autorités de l’Etat. » (114)
Cependant, l’acceptation de ce racisme sous l’appellation d’ « islamophobie » prenant celle-ci au pied de la lettre pour ce qu’elle dit d’elle-même est une approche du racisme, fondamentalement démocratique et dénonce un déni de démocratie. Ce déni et sa dénonciation deviennent l’idéologie véhiculée par les radicaux de la démocratie, de certains anarchistes à Médiapart, mais aussi par la frange des descendants d’immigrés prétendant légitimement à des positions sociales supérieures.
« Les premiers (les immigrés par rapport à leurs enfants, nda), bien que confrontés à des formes brutales de rejet et à de nombreux obstacles administratifs et politiques, se montrent plus réticents à s’engager dans la lutte contre l’islamophobie, un combat surtout porté, sous diverses appellations, par des groupes et des mouvements impliquant davantage la génération suivante et cherchant –sans toujours y parvenir – à universaliser leur combat. Ainsi, les mobilisations musulmanes les plus dynamiques contre l’islamophobie sont l’œuvre d’enfants d’immigrés ou de convertis qui font émerger de nouvelles causes et mobilisent de nouveaux modes d’action collective. Ce qui distingue ces nouveaux acteurs du paysage islamique français, c’est leur volonté de mettre en place – par l’éducation, l’édition, l’engagement associatif culturel, l’éducation populaire, etc. – de nouvelles formes d’engagement civique et de participation sociale et politique (souligné par nous) ; les associations et collectifs créés durant cette période (par exemple « l’Union des jeunes Musulmans » dès 1987, puis les « Jeunes Musulmans de France », le « Collectif des Musulmans de France »), s’engagent alors activement – au nom de l’égalité et du refus des discriminations – contre l’exclusion des adolescentes voilées (ce n’est pas exactement ce dont témoigne Boualam Azahoum, L’expérience de DiverCité in Histoire politique des immigrations (post) coloniales, éd. Amsterdam, p.205, nda, voir plus loin). (…) Ces associations promeuvent ainsi de nouvelles formes de militantisme social qui viennent, au nom de l’islam, concurrencer sur leurs propres terrains les éducateurs et les travailleurs sociaux mais aussi les cadres associatifs des organisations créées dans les années 1980. Une frange de cette nouvelle vague de cadres musulmans s’est particulièrement appuyée sur la pensée de Tariq Ramadan qui encourage, depuis le milieu des années 1990, à la participation aux mouvements sociaux. » (237−238).
Un des fondateurs de L’UJM en 1987, parlant du projet originel déclare : « Le projet c’était plutôt de casser les quartiers. On voulait créer une dynamique d’agglomération. Parce que les quartiers, c’était le règne du tribalisme dans le style « Ce n’est pas ton quartier , qu’est-ce que tu fais là ? » Nous avons donc été confrontés à un triple conflit : avec les institutions qui n’acceptaient pas que l’on s’engage dans l’espace public ; avec la communauté qui n’acceptait pas qu’on parle en français dans les mosquées ; avec le tribalisme des quartiers ; ce conflit avec les quartiers a été le plus dur. (…) Il y avait des leaders qui jouaient d’une légitimité locale tandis que nous, on avait la légitimité d’une nouvelle vision de l’action collective. De 1987 à 1992, on a construit cette dynamique collective pour dépasser les quartiers. » (entretien avec Yamin Makri in Histoire politique des immigrations (post) coloniales, éd. Amsterdam, p.218)
L’association regroupe majoritairement des étudiants musulmans francophones s’opposant à la main mise sur les mosquées par les arabophones « qui en général ne sont là que de passage. » (idem, p.219). Si l’enjeu proclamé était « la reconquête d’une identité musulmane », cette reconquête était « associée au fait qu’on ne fait pas de concessions sur notre citoyenneté. A l’intérieur comme à l’extérieur de la communauté (souligné par nous). (…) Ce qui a fait le succès du congrès (1991), c’est l’équilibre entre l’action militante et citoyenne et notre identité spirituelle. Alors que les arabophones, bien que très engagés politiquement dans leur pays d’origine, ne s’impliquent pas en France. (…) A l’époque, il n’y avait pas de salafistes et la mairie de Vénissieux ne s’opposait pas à notre action. Au contraire, après la Marche, elle a tout misé sur les musulmans, sur une pacification cultuelle des quartiers (souligné par nous) : une dizaine de mosquées se sont ouvertes comme ça dans le bas des tours, bien avant la création de l’UJM » (idem, p.220 – 221).
A la fin des années 1980, le discours et la pratique d’un mouvement comme l’UJM est avant tout un discours français et citoyen qui veut rompre avec l’enfermement religieux communautaire des musulmans. L’association, au début des années 1990 est en violent conflit avec la FAF (Fraternité Algérienne en France) qui soutient l’action du FIS en Algérie durant la guerre civile : « Quand la FAF a commencé sa propagande, on a dit : “Non ! Nous, c’est la France ! » (idem, p.222). Cependant après les attentats de 1995, les rafles, les perquisitions, les gardes-à-vue, l’hostilité de toutes les institutions, la promotion de l’ouverture citoyenne a du mal à se poursuivre : « En fin de compte, après neuf ans d’existence (1995−1996), on s’était recroquevillé sur nous-mêmes (…) C’est à ce moment que Tariq Ramadan nous propose un projet : « Présence musulmane », créée en 1996. » (idem, p.223) Tout doit devenir public : transparence et ouverture, élargir le public, extension européenne, multiplier les contacts avec les non-musulmans.
Contrairement à ce qu’une approche intuitive pourrait amener à penser, la construction de la notion d’islamophobie et la lutte contre ce « nouveau racisme » ne vient pas d’un repliement religieux communautaire, il est porté par la frange la plus éduquée et celle qui socialement peut prétendre à sortir des assignations sociales, professionnelles et résidentielles des immigrés et de leur descendance. En effet, une étude de 2017 de l’Insee intitulée Les descendants d’immigrés maghrébins : des difficultés d’accès à l’emploi et aux salaires les plus élevés indique : « Les descendants d’immigrés maghrébins semblent confrontés à un “plafond de verre” qui rend plus difficile leur accès aux plus hauts salaires. (…) L’écart de salaire des descendants maghrébins est également plus prononcé parmi les personnes détentrices d’un diplôme de l’enseignement supérieur. »
Ce que H/M confirment : « Depuis 2003, la lutte contre l’islamophobie est portée par une nouvelle vague de militants, majoritairement issus des minorités, au sein d’organisations et de collectifs de taille restreinte, formés en partie dans la foulée des mobilisations antivoile de 2003 – 2004. Ces militant-e-s sont pour la plupart de nationalité française, diplômé-e-s et porteur-se-s d’une expérience politique et associative. Ils concrétisent la tendance à la “décommunautarisation” des luttes liées aux musulman-e-s. Les mobilisations contre le voile (sic) et l’islamophobie se sont en effet sensiblement renforcées durant la dernière décennie avec l’émergence du CCIF en 2003, des Indigènes de la République en 2005, des Indivisibles (regroupant des personnalités de la presse, des arts et du spectacle) en 2006 et la Coordination contre le racisme et l’islamophobie (CRI) en 2008. L’idée de “décommunautarisation” renvoie ici à une volonté d’universaliser la cause, à partir d’une conception “extracomunautaire” de l’engagement et d’un renouvellement des modes d’action. » (250)
L’islam compris comme une manifestation de l’appartenance citoyenne française entraine inversement que l’islamophobie est dénoncée comme un obstacle à la citoyenneté, un déni de démocratie. Sous l’influence de Tariq Ramadan, « Présence musulmane » qui a récupéré la majorité des membres de l’UJM combine idéologiquement la laïcité avec « l’universalité de l’islam ». Il fallait comprendre ce qu’était le « contrat citoyen » dit Yamin Makri. : « Quand tu défends la justice, tu défends un principe universel véhiculé par l’islam, religion universelle. (…) Si auparavant on était frileux, c’est qu’on ne savait pas comment comprendre les autres, les non-musulmans par rapport à nos propres sources. Est-ce qu’il faut parler avec des chrétiens pour qu’ils nous laissent prier dans notre coin ? Faut-il garder de bonnes relations avec la mairie pour avoir des subventions ? Si tels est l’objectif ça ne vaut pas le coup ! On défend quoi, ? Les intérêts de la communauté ou les intérêts de la France ? Le questionnement a été douloureux. (…) Parce que quand tu dis que la communauté est secondaire (souligné par nous) par rapport aux principes, beaucoup ne sont pas d’accord et ça crée des divisions. Du fait de nos positions claires et tranchées on a perdu du monde. » (idem, p.223). Et, last but not least, cette démarche citoyenne culmine avec les liens étroits tissés avec la Forum social européen (FSE), ce qui n’ira pas sans poser des problèmes à l’intérieur du mouvement altermondialiste.
A partir de la première rencontre du FSE à Florence en 2002, la participation de groupes se réclamant de l’islam « contribue à la diffusion de la thématique de l’islamophobie dans des univers militants moins concernés. (…) Les connexions initiales, renforcées par la suite, doivent beaucoup à l’action du MIB … (…) Ces convergences ne se sont pas faites sans embûches. La majorité des acteurs altermondialistes n’ont pas apporté leur soutien à de telles campagnes et les efforts de ceux qui ont voulu intégrer des groupes musulmans dans le “mouvement social” ont majoritairement échoué (cependant s’ils sont absents du Forum d’Athènes 2006, c’est par manque de ressources financières, nda). Ce n’est pas tant la présence d’acteurs se référant à la religion qui a fondamentalement posé problème – comme en témoigne la présence et l’engagement du secours catholique et de bien d’autres – mais plutôt le fait que l’engagement militant puisse s’articuler avec l’islam (souligné par nous). (…) Malgré une présence forte au sein des forums mondiaux, les collectifs musulmans en question ont réinvesti l’espace du national, entre autres sous la forme retravaillé du Forum social des quartiers populaires (FSQP), dont le premier s’est tenu du 22 au 24 juin 2007 à Saint-Denis. Cette stratégie du repli, contrant les résistances altermondialistes à la présence musulmane, rend visible le fait que l’islamophobie préoccupe autant à l’échelle locale que nationale, et qu’elle se rattache à de multiples enjeux comme la question sociale, la ségrégation urbaine, le racisme ou la cause palestinienne. Mais surtout un certain nombre d’acteurs engagés au sein de ces mouvements et du FSE vont concrétiser leurs alliances autour de luttes précises relevant plus directement de la lutte contre l’islamophobie. » (242−243−244)
Le collectif « Une Ecole Pour Tou-tes » créé au début 2004 (plus récemment : le mouvement Maman Toutes Egales) est la manifestation la plus emblématique de ces alliances. On y trouve « Présence musulmane » et le « Collectif des Musulmans de France » (l’une et l’autre proches de Tariq Ramadan), le MRAP et la Ligue des droits de l’homme, les Verts et la LCR, des associations LGBT, des féministes historiques comme Christine Delphy et des mouvements issus des luttes de l’immigration et des banlieues (le MIB et les collectifs que continue de fédérer Saïd Bouamama). Se trouve ainsi constituée une étrange alliance entre des groupes musulmans militant en faveur du voile et ceux qui ne voient dans l’interdiction et l’exclusion qu’une forme de ségrégation et de racisme tout en écrivant : « Le voile est un symbole d’oppression » (Delphy, Classer, dominer / Qui sont les « autres, éd. La fabrique, p.132) ou « Le foulard est un marqueur de la domination des hommes sur les femmes » et un « symbole d’infériorité féminine » (idem, pp.155 – 156). En fait, chacun est opposé au nom de son propre agenda politique à l’exclusion des adolescentes voilées de l’école publique. Il est vrai comme le remarque H/M que : « Le collectif permet d’extraire la lutte contre l’exclusion des filles voilées du terrain religieux pour l’ancrer dans celui de l’antiracisme ou du féminisme. » (245).
Cependant, même le passage sur le terrain de l’antiracisme ou du féminisme se fait sous le signe de la lutte contre « l’islamophobie » et cela n’est pas un marqueur neutre. L’islamophobie ancre les discriminations raciales et la lutte contre elles dans le terrain de l’universalisme et de la démocratie, la lutte s’effectue en leur nom. Si l’islamophobie est un « racisme respectable », la lutte contre lui l’est tout autant et pour les mêmes raisons : la racialisation est désobjectivée. L’islamophobie est le terrain commun du « racisme vertueux » et de l’antiracisme de la promotion sociale légitime.
Nous avons vu comment pour l’UJM puis les groupes qui lui succèdent, la question portait sur la nature du « contrat de citoyenneté » et comment il s’agissait de conjuguer l’universalité démocratique et celle de l’Islam. Pour Delphy, c’est la même vraie universalité démocratique non dévoyée qui demeure l’horizon de la lutte : « L’égalité des droits, l’universel vrai, ne peut s’accomplir qu’en mettant en cause la spécificité cachée du sujet de droit universel, en révélant sa nature sexuée, ethnicisée, et de classe, et en remplaçant ce sujet de droit par un individu qui puisse être tous les individus – qui prenne en compte tous les individus » (idem, p.72). Si l’on ne peut qu’être d’accord sur « la spécificité cachée du sujet de droit universel », on ne peut plus l’être avec la suite qui détruit cette critique de la « spécificité cachée » Pour Delphy, certains pays sont dans la bonne voie (Québec, Scandinavie) (idem, p.74) et : « Si on respecte les conventions internationales, les racines de la haine future seront coupées » (idem, p.94), « Il existe des moyens de pressions pacifiques sur les Etats » (idem, p.121) et enfin : « Seule une coopération vraie et pacifique entre les nations fera progresser les droits humains » (idem, p.128). Couronnant le tout : « Il faut retrouver les grands principes de l’égalité » (idem, p.159).
Le véritable enjeu de promotion sociale que recouvre la construction du racisme comme islamophobie et le positionnement idéologique fondamentalement démocratique et citoyen qui s’ensuit, font que l’engagement pratique de l’UJM puis des « Jeunes Musulmans de France » et enfin du « Collectif des Musulmans de France » sur des questions qui pouvaient apparaître comme spécifiquement religieuses ne fut pas aussi actif que ce qu’écrit un peu rapidement H/M (op.cit. pp237-238) : « Ce sont des gens comme Saadene, Yves Ména et moi-même qui avons assumé les actions de DiverCité relatives à tout ce qui touche à la question du foulard, la question de la défense des prisonniers français de Guantanamo, la défense des “présumés islamistes” (les arrestations, gardes-à-vue, assignations à résidence de Pasqua en 1995 puis Chevènement en 1997, nda). L’UJM et son réseau d’associations musulmanes n’avaient aucune prise là-dessus. Certains jouaient la discrétion pour éviter de prendre des risques. » (Boualam Azahoum, L’expérience de DiverCité in Histoire politique des immigrations (post) coloniales, éd. Amsterdam, p.205). Mais plus important pour notre propos, plus loin Boualam Azahoum souligne qu’il ne s’agissait pas seulement d’une « absence de prise là-dessus », mais d’un choix visant à séparer la question religieuse des « galères ordinaires des immigrés des quartiers » : « Parmi les militants qui assuraient la permanence juridique de DiverCité, il y avait deux jeunes musulmanes (à noter que tout au long de l’entretien Boualam Azahoum ne se considère jamais comme “musulman” et déclare même que, pour lui, rejoindre l’UJM serait une conversion, nda), Nawal et Sabrina. Elles étaient étudiantes en droit et elles avaient déjà initié une permanence juridique à l’UJM. Au début, c’était sur des questions de religion mais elles se sont vite rendu compte que le fait d’être un bon pratiquant propre sur soi ne met pas à l’abri d’une expulsion ou d’une bavure policière. Il fallait donc pour l’UJM que la question de la permanence juridique soit traitée dans un autre cadre et celui de DiverCité était le plus adapté. Plus largement, dans ce nouvel espace, il y avait des velléités de parler de problèmes qu’on n’osait pas aborder à l’UJM. » (ibid).
Petite « digression »
La signification raciale de l’appartenance à la religion musulmane plonge dans l’histoire coloniale. Un arrêt de la cour d’Alger (5 novembre 1903) souligne que la conversion au christianisme ne suffit pas pour acquérir la citoyenneté dans la mesure où les musulmans n’échappent pas à leur « islamité » par la conversion : « Il est manifeste que le terme “musulman” n’a pas un sens purement confessionnel, mais qu’il désigne au contraire l’ensemble des individus d’origine musulmane (la religion est considérée comme un trait racial héréditaire, nda) qui, n’ayant point été admis au droit de cité, ont nécessairement conservé leur statut personnel musulman, sans qu’il y ait lieu de distinguer s’ils appartiennent ou non au culte mahométan. » (cité in Hajjat, op.cit., p.170 – 171). L’altérité musulmane est non seulement religieuse mais aussi et surtout raciale. La religion ne désigne pas un racisme religieux, mais une distinction raciale dont la religion n’est dans certaines circonstances changeantes que le signifiant. Le racisme de cette mesure coloniale montre que la distinction raciale ne porte pas, en dernière instance, sur la religion. La religion n’est pas le principe constituant d’une distinction raciale, il en est seulement, dans certaines circonstances, le signifiant, la mise en forme.
Ici il faudra placer l’essentiel de ce qu’il y a retenir du livre « La Chasse aux musulmans »/ évincer les musulmans de l’espace politique » (Sherene H. Razack, éd. Lux 2011)
La critique que nous faisons de « l’islamophobie » ne porte ni sur la réalité des faits, ni sur leur importance en tant que manifestations racistes (ce que H/M appellent « l’islamophobie vécue » p.34), mais sur leur construction en une idéologie de « l’islamophobie », incapable de s’expliquer elle-même, de montrer en elle-même (à partir d’elle-même) les raisons de son existence comme en témoigne les 300 pages de H/M, si ce n’est un conjoncturel et contingent « consensus des élites » dont on ne connaît ni le sens ni les raisons si ce n’est les fonctionnaires de la DPM venus de l’ancienne administration de l’Algérie française). Ce n’est pas l’islam qui construit « l’autre », c’est, dans certaines circonstances, les déterminations objectives de cette construction qui le caractérisent comme « musulman ». Prendre l’islamophobie au pied de la lettre et pour ce qu’elle dit d’elle-même et s’en tenir à une lutte/dénonciation de l’islamophobie, c’est se condamner à ne rien comprendre à l’islamophobie et ne pas parvenir à la produire. C’est, comme nous avons plusieurs fois tenté de le montrer, d’un côté la contrainte actuelle à l’autodéfinition du « catégorisant majoritaire » qui est en jeu (ce qui n’a pas manqué de provoquer des conflits à l’intérieur de la mouvance altermondialiste et les réticences de nombreuses organisations antiracistes) et, de l’autre, pour certaines fractions des « catégorisés minoritaires », la dénonciation comme simplement arbitraire socialement de la discrimination dont ils sont victimes. Quoi de plus sans raison dans un Etat républicain, démocratique, laïque et universaliste qu’une discrimination religieuse. Devenue « islamophobie », la production des discriminations raciales peut être rangée au rang de préjugés combattus comme tels, ce que toutes les organisations internationales (ONU, Conseil de l’Europe, où le CCIF est reconnu comme « membre consultatif spécial ») s’empressent de conforter. La campagne du CCIF (influencé par Tarik Ramadan) « Nous (aussi) sommes la nation » en 2012 a été en partie financée par Georges Soros le chantre de la méritocratie universelle (confirmé par une note de H/M, p.276). Aux élections législatives de mai 2017 en France, Samy Debah, professeur d’histoire-géographie et ancien président du CCIF, s’est présenté en « candidat indépendant » dans la circonscription de Sarcelles : « Dans un discours de meeting il déclare : “je ne serai pas soumis au système partisan. Une loi bonne je la soutiendrai. Si elle n’est pas bonne, je la combattrai”. Mais où placé le curseur politique ? Au centre, manifestement, puisqu’il s’agira pour lui, une fois élu, de “protéger les salariés et soutenir l’entreprise, de garantir la qualité des soins, de mettre en place une police de proximité, de faire en sorte qu’aucun élève ne sorte de l’école sans formation” » (Le Monde Diplomatique d’Août 2017, p.7). Propositions on ne peut plus consensuelles qui lui permettront d’obtenir 13,9% des voix (rappelons cependant que Sarcelles, avec 68% détient le record d’abstentions pour ces élections).
En définitive, « l’islamophobie » en tant que racisme nouveau et spécifique, sui generis, dont l’islam serait l’objet et la cause en dernière instance, arrange tout le monde (sauf la masse de ceux qui se voient assignés à cette identité et en subissent les conséquences) de l’Etat et des « racistes vertueux » aux antiracistes moraux combattant les préjugés jusqu’aux fractions supérieures de la population immigrée en passant par les « néolaïques » et les associations religieuses musulmanes qui ont tout intérêt à investir ce « nouveau racisme spécifique ».
Cependant, au sein des tenants de la construction des faits sous l’idéologie islamophobe, les Indigènes, tout en faisant partie de ses promoteurs font entendre une voix discordante. Le premier Forum international contre l’islamophobie est organisé à Paris le 14 décembre 2013, il avait été annoncé en avril 2013 par Houria Bouteldja (porte-parole du PIR) lors d’un colloque à l’université de Berkeley. Ce colloque réunira à Paris un grand nombre d’universitaires dont Ramon Grosfoguel et H/M, les auteurs de « Islamophobie », animateurs au même moment d’un séminaire à l’EHESS sur la « construction du problème musulman ». Sont également présents la Ligue des droits de l’homme et certaines sections du MRAP. Bien qu’à l’initiative du Forum, Bouteldja critique violemment la campagne du CCIF « Nous (aussi) sommes la nation » en ce que ce slogan « évacue la question raciale ». « Selon Bouteldja, “il s’agit bien pour le CCIF d’évacuer cette dimension gênante : la question raciale/coloniale qui clive le corps national. Le slogan Nous (aussi) sommes la nation n’a plus aucun sens si l’on tient compte de cette réalité. La campagne est donc bien obligée de produire des fantasmes, des illusions et des rêves” » (Bouteldja, citée par H/M, p.256). L’agenda et le projet politique propres du PIR, font que tout en étant adepte de l’idéologie de « l’islamophobie », il lui est impossible d’adhérer à la stratégie de « décommunautarisation » que cette idéologie implique. Le PIR en arrive alors, à l’intérieur même de l’ « islamophobie » à en exprimer le caractère proprement idéologique : l’islamophobie répond à de problèmes réels mais ne correspond à aucun de ces problèmes, rien ne se joue en réalité sur l’islam.
En novembre 2012, dans Islamophobie : quand les Blancs perdent leur triple A (sur le site des « Indigènes »), Bouteldja écrivait : « L’islamophobie est d’abord et avant tout un racisme d’Etat (…) qui n’a pas d’autre objectif que de maintenir une population dans un statut de subalterne. Elle représente un symptôme du déclin de l’identité européenne blanche, une peur irrationnelle face à la volonté des dominés de vivre et de s’affirmer, de transformer l’ordre établi par le racisme et le colonialisme, ce qui de fait signifie une perte de pouvoir et des privilèges afférents. » Que reste t-il alors du « concept d’ « islamophobie », si ce n’est une idéologie qui parle en fait d’autre chose que ce qu’elle proclame. Mais pourquoi, à l’intérieur de la multiplicité des discours racistes possibles, est-ce « l’islam » qui devient la caractérisation de la « population immigrée » et de sa descendance racialisées ? Il faut pour expliquer cela autre chose que le « déclin de l’identité européenne blanche » qui peut s’accommoder d’un grand nombre de discours. Malgré leurs critiques, les « Indigènes » ne peuvent abandonner « l’islamophobie » : c’est premièrement une notion actuellement efficace pour souder la « communauté » qu’il leur faut construire pour en être les représentants et, deuxièmement, les « Indigènes » appartiennent eux-mêmes à cette fraction de la population racialisée pour laquelle l’ascension sociale est légitime et les obstacles arbitraires (nous laissons ici de côté tout le fatras idéologico-historique issu des théories décoloniales comme le « déclin de l’identité européenne blanche », il ne s’agit pas d’un déclin mais d’une configuration de la mondialisation et de la « dénationalisation de l’Etat » qui affecte très différemment les individus selon leur position de classes et qui enveloppe les contradictions de classes d’un discours sur l’identité nationale).
Dans le livre de H/M un long paragraphe de la postface (2016) résonne comme une sorte d’aveu des impasses de la notion d’ « islamophobie » et surtout de ce qu’elle occulte. H/M exposent de façon convaincante comment la reconnaissance par l’Etat français du racisme que constitue l’islamophobie « occulte les racines profondes du racisme structurel (souligné par nous) » : « Sa politique sécuritaire participe grandement à la suspicion généralisée à l’encontre des présumés musulmans » (283). Le « cadrage néolaïque » de cette suspicion généralisée et considéré par H/M comme « une forme particulièrement puissante de culturalisme, qui occulte les véritables sources de la violence politique : la politique étrangère des puissances de l’OTAN, et les inégalités sociales et raciales des sociétés occidentales. » (283). Pour des tenants de l’islamophobie comme « nouveau racisme », cette critique de la politique de l’Etat français sonne comme une critique générale de la notion d’islamophobie qui n’a de raison d’être qu’en faisant de la haine de l’islam la raison même de l’islamophobie.
Dans la conception de l’islamophobie comme nouveau racisme spécifique, à distinguer (comme cherchent à le faire H/M tout au long de leur livre) du racisme anti-arabes ou anti-immigrés, et pour lequel l’islam est l’objet même et la cause du racisme, la citation d’Abdelmalek Sayad placée en exergue (p.265) de cette postface semble très ambigüe : « Si être musulman, ce n’est pas l’être nécessairement religieusement, l’islam jouerait alors un rôle analogue à celui de la couleur de la peau : être musulman c’est comme être un Noir ; l’islam sert alors, comme la couleur de peau, de sorte de patère à laquelle on accroche tous les préjugés, tous les stigmates, tous les racismes ». Mise à part la notion très floue et peu opérationnelle de « préjugé », nous somme en accord avec la thèse de Sayad. Mais alors où est l’islamophobie telle que H/M ont cherché à nous la montrer ? Et la question se résume alors à l’interrogation suivante : pourquoi est-ce à cette « patère » que depuis le début des années 2000, on accroche toutes les déterminations du racisme ? Pourquoi tous les mécanismes structurels du racisme se sont-ils cristallisés sous la forme de cette patère ?
Retour sur la distinction racisme anti-arabe et islamophobie comme « nouveau racisme »
Pour conforter la thèse du racisme nouveau et spécifique, H/M renvoient aux « chemins contraires » que prendraient, selon eux, à partir de 2010, les courbes du racisme antimaghrébin et de l’islamophobie. « Depuis 2010, le CCIF enregistre davantage d’actes islamophobes que la police d’actes antimaghrébins, ce qui fournit un argument supplémentaire à l’idée que ces deux formes de racisme s’articulent mais ne se confondent pas et appuie les analyses qui pointent les recompositions idéologiques et politiques autour de la question de l’islam. » (57) Cependant, à la page suivante : « Il reste malgré tout difficile de distinguer précisément ce qui relève du comportement des victimes, des techniques d’enregistrement, de la réalité sociale de l’islamophobie ou de la visibilité (légitimité du CCIF et du ministère). » (58). Nous ne nions pas que l’islam soit devenu le marqueur du racisme et que comme toute idéologie, elle n’est pas un reflet mais fonctionne selon ses propres critères et déterminations qui organisent toute la perception du réel (et donc est elle-même réelle), ce que nous nions c’est qu’il en soit l’objet propre et son origine.
Il y a tout au long de l’ouvrage de H/M une étrange obstination à affirmer la thèse du « nouveau racisme » tout en montrant honnêtement qu’il est assez difficile de l’étayer. Cela est particulièrement visible dans leur commentaire de l’enquête EU-Midis (European union minorities and discrimination survey) de 2008. Cette enquête permet d’étudier les expériences de discrimination des « minorités » en se focalisant sur deux groupes particuliers au sein de chacun des Etats membres. « Pour la France, l’enquête a ciblé des Nord-Africains et des Subsahariens, résidant sur le territoire national depuis au moins un an et s’identifiant eux-mêmes aux groupes en question. Les discriminations sont interrogées à partir d’une multitude de situations : lieu de travail, marché du logement, contact avec les personnels de santé, service sociaux et scolaires, lieux de restauration (café, restaurant ou bar), commerces de vente de produits textiles et accès aux services bancaires (ouvrir un compte ou obtenir un prêt) ; l’expérience des “musulmans” fait l’objet d’une publication, dont on souligne ici les points saillants : un musulman sur trois en Europe déclare avoir fait en moyenne l’objet de huit incidents de nature discriminatoire lors des douze derniers mois (34% des hommes et 26% des femmes). Il ressort que la propension à déclarer décroît avec l’âge. Par ailleurs les nouveaux arrivants et les non-citoyens déclarent davantage de rejet sur la base de leur origine. Par contre, le rapport souligne que le port de vêtements traditionnels ou religieux (tel que le hijab) n’a pas d’impact lourd sur les expériences de discrimination, sans que l’on puisse, pour le moment, distinguer les taux par pays. En effet, sur la question épineuse des motifs de discrimination, seuls 10% des répondants citent uniquement la religion ou les croyances, ce qui est trois fois moins fréquent que le motif “origine ethnique ou immigrée”. Cependant lorsqu’on offre la possibilité de combiner ces deux motifs, on atteint 43% des réponses. » (65−66) Alors que tous les résultats de l’enquête vont à l’encontre de leur thèse, H/M se consolent avec les derniers 43%, mais c’est alors leur thèse des « chemins contraires » (p.57) qui prend l’eau. Mieux vaut, pour eux, finalement conclure : « Que ce score (les 43%, nda) exprime des confusions ou non dans la détermination des motifs, il invite à la prudence dans la mesure et l’analyse de l’islamophobie par le biais de l’interrogatoire des victimes » (66). H/M ont raison : on n’est jamais trop prudent et, il est vrai, qu’il vaut mieux faire confiance aux enquêtes du CCIF dont l’ « islamophobie » comme idéologie est le fonds de commerce.
- La Dynamique
« Quel que soit le mode d’adaptation (face au racisme, nda) –affrontement, évitement ou impassibilité -, la réaction est toujours un positionnement impulsée par discrimination réelle ou présumée. C’est ce sentiment d’être aliéné au discriminant qui pèse le plus, devient parfois obsédant et étouffant, surtout lorsque les individus cumulent sans pouvoir les neutraliser plusieurs marqueurs du rejet. C’est donc une expérience profonde, intime, qui rappelle l’infériorisation raciste dont Frantz Fanon avait déjà montré à quel point elle révèle les failles de l’individu et impose au racisé un regard instable, incertain et flottant sur soi. Le risque est celui de la dissociation, d’une “épreuve identitaire vécue par des individus qui, parfois brutalement, parfois de façon subtile, tantôt de façon répétée, tantôt de façon imprévue, sont placés dans des situations d’écarts à eux-mêmes.” (François Dubet, Pourquoi moi ? l’expérience des discriminations, éd Seuil) »
[ C’est comme chez Guillaumin, Il faudrait peut-être, de ce point de vue, reprendre Fanon dont je n’avais rien trouvé à tirer.]