2007 : une crise du rapport salarial
Dans le capitalisme issu de la restructuration des années 1970 / 1980 (dont nous connaissons actuellement la crise), la reproduction de la force de travail a été l’objet d’une double déconnexion. D’une part déconnexion entre valorisation du capital et reproduction de la force de travail, d’autre part, déconnexion entre la consommation et le salaire comme revenu.
La rupture d’une relation nécessaire entre valorisation du capital et reproduction de la force de travail brise les aires de reproduction cohérentes dans leur délimitation nationale ou même régionale. Ce dont il s’agit c’est de séparer, d’une part, reproduction et circulation du capital, et d’autre part, reproduction et circulation de la force de travail.
La crise actuelle a éclaté parce que des prolétaires n’ont plus pu payer leurs crédits. Elle a éclaté de par le rapport salarial même qui fondait la financiarisation de l’économie capitaliste : compression des salaires nécessaire à la « création de valeur » ; concurrence mondiale de la main-d’œuvre. C’est le rapport salarial qui est au cœur de la crise actuelle.
Tout avait bien commencé…
Dans les « luttes suicidaires », les luttes de chômeurs et précaires ou de sans-papiers, les émeutes de 2005 en France, les grèves du Bengladesh où les ouvrières brûlent les usines, les émeutes en Grèce en 2008, celles plus ou moins revendicatives en Guadeloupe, les luttes multiformes en Argentine, etc., apparaissait la dynamique révolutionnaire de ce cycle de luttes : agir en tant que classe c’est, d’une part n’avoir pour horizon que le capital et les catégories de sa reproduction, d’autre part, c’est, pour la même raison, être en contradiction avec sa propre reproduction de classe, la remettre en cause. Nous avions défini cela comme un conflit, un écart dans l’action du prolétariat qui était le contenu et l’enjeu de la lutte des classes. Ce n’était qu’ainsi que nous pouvions parler de révolution comme communisation, et nous avions raison. Mais…
Et puis, tout a commencé à se gâter
La société salariale
Au début des années 2010, quelque chose bascule. La crise de la dette publique entraine dans tous les pays centraux une accentuation des mesures d’austérité, la pression fiscale se renforce, l’ascension sociale par les études n’est plus qu’un leurre suranné, le chômage et la précarité se développent touchant des catégories jusque là plus ou moins épargnées, les classes moyennes.
L’entrée de catégories comme les classes moyennes ou la jeunesse n’est pas que la simple venue de nouveaux acteurs dans une pièce existante et inchangée, les nouveaux développements de la crise construisent ces nouveaux acteurs en même temps qu’ils les frappent, mais surtout le champ de la lutte des classes s’élargit du rapport salarial à la société salariale. C’est la séquence actuelle.
La subsomption réelle est la constitution du capital en société. Mais cette constitution en société c’est le mode de production capitaliste comme société salariale. La société salariale c’est un continuum de positions et de compétences dans lequel les rapports de production capitalistes ne sont vécus que comme des rapports de distribution, l’exploitation comme un partage injuste des richesses, les classes sociales comme le rapport entre riches et pauvres.
Dans le cadre de la société salariale et des rapports de distribution, l’attaque de tous les revenus salariaux frappe, entre autres, les classes moyennes et les fait sortir dans la rue, mais encore les formes mêmes de ce moment de la crise font « momentanément » ( ?) des classes moyennes les représentantes de ce moment. Cela se passe souvent dans une jonction conflictuelle avec chômeurs et précaires et créent, inversement, une attitude distante si ce n’est méfiante des ouvriers plus ou moins stables qui ne s’engagent pas dans le mouvement à partir de leur position dans la production ou mènent, comme en Turquie ou au Brésil, des actions totalement parallèles. Avec le constant et rude travail de positionnement et de hiérarchie qui est le sien, la classe moyenne est un carrefour de la société salariale avec ses ascensions et ses dégradations. Elle milite pour la reproduction de la société salariale, entérinant l’autoprésupposition du capital.
Au même moment, les mêmes catégories sociales apparaissent comme des agents essentiels des mouvements sociaux dans les pays émergents. La Chine, l’Inde, le Brésil, la Turquie sont pris en tenaille entre leur rôle fonctionnel dans le système qui s’effondre et leur propre développement acquis qu’ils ne peuvent encore faire valoir pour lui-même. Peu importe alors que la société salariale soit dans chaque aire régionale déjà acquise ou en constitution plus ou moins réalisable, les classes moyennes des pays émergents n’en sont alors que plus entreprenantes.
La crise du rapport salarial devient crise de la société salariale en mettant en mouvement toutes les couches et classes de la société qui vivent du salaire. Partout, avec la société salariale, il s’agit de politique et de distribution. Comme prix du travail (forme fétiche), le salaire en appelle à l’injustice de la distribution, c’est normal. L’injustice de la distribution a un responsable qui a « failli à sa mission » : l’Etat. Quand la crise du rapport salarial devient un mouvement interclassiste comme crise de la société salariale, cette dernière est une délégitimation du politique dénoncé au nom d’une vraie politique nationale. L’enjeu qui est partout posé au cœur des luttes de cette séquence de la crise est celui de la légitimité de l’Etat vis-à-vis de sa société. Selon les circonstances, les histoires locales, la trame des conflits, cela peut prendre des formes très diverses et à première vue opposée, mais le fond est le même : l’Etat apparait toujours comme le responsable et comme la solution.
Par exemple, l’étrange combinaison entre libéralisme et bureaucratie d’Etat qui définit l’Etat et la classe dominante dans les pays arabes depuis le début des années 1970 parvenue à ses limites de développement a craqué de toute part. Mais la recomposition de la classe dominante et de l’Etat, en Egypte comme en Tunisie, ne peut être menée de façon endogène. C’est la clé de la compréhension du soulèvement arabe comme processus de long terme avec ses aller-retour dont les affrontements de l’été 2013 entre les fractions de la bourgeoisie représentées par les Frères musulmans d’une part et par l’Armée d’autre part (avec les fragiles hégémonies qu’elles peuvent passagèrement construire) ont été un épisode. Le prolétariat y participe non seulement parce que cette contre-révolution est la mise en forme des limites politiques mêmes de ses luttes, mais encore parce que sa propre structuration comme classe dans et par les luttes l’embarque dans cette recomposition de l’Etat et de la classe dominante.
« La dénationalisation de l’Etat » (Saskia Sassen)
Dans la mondialisation actuelle, ce que l’on peut qualifier de global ne se limite pas à quelques institutions « mondiales », le global investit les institutions et les territoires nationaux. La visée de Bretton Woods était de prémunir les Etats nationaux contre les fluctuations excessives du système international. Celle de l’ère globale actuelle est tout autre puisqu’il s’agit de mettre en place des systèmes et des modes de fonctionnement globaux au sein des Etats nationaux, quels que soient les risques encourus par leurs économies. La dénationalisation des capacités étatiques est une insertion de projets globaux dans les Etats-nations (politiques monétaires, fiscales ou de protection sociale). L’Etat n’est pas un tout, la mondialisation n’est pas un affaiblissement général de l’Etat, elle passe par des transformations en son sein, c’est-à-dire un travail de dissociation des éléments étatiques.
La logique du secteur financier s’intègre à la politique nationale pour définir ce qu’est une politique économique adéquate, une politique financière saine, ces critères ont été transformés en normes pour la politique économique nationale : indépendance des banques centrales, politique anti-inflationniste, parité des taux de changes, conditionnalités du FMI. A l’inverse de la « dénationalisation » les politiques keynésiennes étaient une illustration de ce que Sassen appelle « le national intégré » : combinaison d’économie nationale, de consommation nationale, de formation et éducation de main-d’œuvre nationale et maîtrise de la monnaie et du crédit.
Dans la crise de la société salariale, les luttes qui se déroulent autour de la distribution désigne l’Etat comme le responsable de l’injustice. Cet Etat, c’est l’Etat dénationalisé, traversé par et agent de la mondialisation.
La citoyenneté devient alors l’idéologie sous laquelle est menée la lutte des classes, nous voyons partout des drapeaux. Dans la « période fordiste », l’Etat était en outre devenu « la clé du bien-être », c’est cette citoyenneté qui a foutu le camp dans la restructuration des années 1970 et 1980. Si la citoyenneté est une abstraction, elle réfère à des contenus bien concrets : plein emploi, famille nucléaire, ordre-proximité-sécurité, hétérosexualité, travail, nation. C’est autour de ces thèmes que dans la crise de la société salariale se reconstruisent idéologiquement les conflits de classes.
La reconstruction idéologique des conflits de classes
Il est nécessaire de tenter une compréhension théorique du discours et des idéologies ambiantes et dans cette compréhension de les considérer autrement que comme un effet de surface, mais c’est encore insuffisant, le projet ici est de les considérer comme des éléments pratiques sans lesquels la construction conceptuelle de la période est impossible.
La relation des individus aux rapports de production n’est jamais une immédiateté dans la mesure où ces rapports sont exploitation et aliénation, elle comporte un « jeu » dans lequel interviennent toutes les instances du mode de production. Cette non-immédiateté, c’est ce qui, en France, fait la différence entre le « Front de Gauche » et le « Front National » et l’avantage du second sur le premier. La politique qui ne tient pas compte de cette non-immédiateté échoue. La « gauche de la gauche » est en train d’y réfléchir, mais son problème est que tous les thèmes font système et qu’en tant que tel, le système penche à droite. Quand le PCF, en 1977, promouvait le « produisons français », c’est lui-même qui ajoutait « avec des Français ».
En tant qu’idéologique, la citoyenneté nationale répond au problème réel de son époque : la crise du rapport salarial devenue crise de la société salariale, la crise de l’Etat dénationalisé, l’opposition irréductible entre les gagnants et les perdants de la mondialisation. Mais le recours à la citoyenneté nationale est alors l’aveu même dans les luttes sur la base et à l’intérieur de la société salariale que ces luttes opèrent sous une idéologie. D’une part, la citoyenneté nationale répond au problème réel de la crise de la société salariale ; d’autre part, elle ne lui correspond pas, car elle la traite de façon « inauthentique » comme représentation d’autre chose : la perte des valeurs, la décomposition de la famille, l’identité nationale, la communauté du travail. C’est-à-dire qu’elle ne répond qu’à ses propres questions.
Au premier abord, cette idéologie est critique, mais seulement dans la mesure où elle est le langage de la revendication dans le miroir que lui tend la logique de la distribution et de la nécessité de l’Etat. Les pratiques qui opèrent sous cette idéologie sont efficaces parce qu’elles renvoient aux individus une image vraisemblable et une explication crédible de ce qu’ils sont et de ce qu’ils vivent et sont constitutives de la réalité de leurs luttes. La question de la distribution, celle du travail et de l’assistanat, de la déshérence des territoires dans « l’unité nationale », des valeurs, de la famille, structurent adéquatement la relation des individus aux enjeux actuels des luttes de classes dans cette séquence de la crise.
Il s’agit d’affirmer comment c’est un processus objectif des rapports de production qui se reconstruit à partir de lui-même comme pratiques idéologiques significatives d’une séquence particulière.
Thématique de la reconstruction idéologique des conflits de classes
a ) Le territoire et le local
La mondialisation et la dénationalisation de l’Etat créent de vastes territoires périphériques et exclus des processus économiques majeurs. A l’automne 2013, c’est ce sentiment d’exclusion territoriale qui a fédéré la révolte bretonne, dite des « bonnets rouges », contre l’écotaxe et les fermetures d’entreprises. Pour les ouvriers de Bretagne, du Nord-Pas-de-Calais, de la Picardie, de la Lorraine ou de Champagne-Ardenne, l’attaque du local par le capitalisme mondial est une explication raisonnable des problèmes et des souffrances subies sous de multiples aspects, et sa préservation, une solution crédible.
Lors de la votation suisse du 9 février 2014 sur la « limitation du nombre de travailleurs immigrés », le « oui » l’a emporté dans les campagnes contre les villes et il l’a emporté là où il y avait le moins de travailleurs immigrés européens mais le plus de chômeurs nationaux.
Dans la reconstruction idéologique des conflits, le local est au carrefour de plusieurs autres déterminations dont il sera question plus loin : il rassemble le « peuple authentique » contre les élites, les « intellos », ce qui est étranger, ceux qui profitent du système social et des impôts des autres. Dans ce type de révolte, le sentiment d’abandon des zones rurales et péri-urbaines, face à l’hégémonie des métropoles met en cause la légitimité de l’Etat dénationalisé, il rejoint « l’exaspération contre la pression fiscale » et le « carcan réglementaire » sous la volonté générale de mettre fin au « dumping social » et de « conserver l’emploi au pays ».
De leur côté, les manifestations brésiliennes du printemps 2013, s’inscrivent dans l’expansion et la rénovation massives des zones urbaines centrales, au moment même où des portions importantes de ces villes sombrent dans la pauvreté et connaissent un déclin de leurs infrastructures. La politique urbaine synthétise les questions relatives à la reproduction de la force de travail et de façon conjointe à la reproduction des différences de classes : questions de logement (localisation dans l’espace que bouleverse la « rénovation urbaine »), santé, éducation, transport. Dans la densité, la qualité et le coût des services publics se jouent non seulement la reproduction de la force de travail mais également les enjeux de mobilité sociale.
A Rio ou Sao Paulo, que ce soit à propos de l’expulsion des zones centrales d’habitation ou des transports et des services publics en général, le rapport social qui structure la lutte et définit les enjeux n’est pas le capital ou le travail salarié mais la propriété foncière régissant l’aménagement de l’espace. L’interclassisme est le symptôme de ce rapport social de production. En effet, parce que c’est la propriété foncière qui les structure et se pose elle-même comme leur enjeu, les luttes de classes comme luttes sur l’aménagement urbain portent sur un rapport de production « second » : la rente n’est qu’une partie de la plus-value extorquée dans le rapport entre capital et travail. Ce caractère « second » manifeste son essence propre en organisant les luttes autour du revenu et de la consommation.
Dans les luttes qui existent sous l’idéologie du local, même si ce n’est pas avec la même dynamique et les mêmes perspectives, on passe du rapport salarial à la société salariale, au salaire comme rapport de distribution, à la légitimité de l’Etat existant. Bien assise sur la succession de ces décalages, la reconstruction idéologique possède une perversité polymorphe.
b ) La famille
Les idées de « liberté », d’ « autodétermination » et d’ « émancipation » non seulement ne peuvent plus dire grand-chose, mais encore avec celles de « choix », voire de « droit », elles sont devenues les emblèmes du libéralisme économique lui-même. Elles sont devenues pour les « perdants de la mondialisation » l’énoncé d’une menace. Appliquées à la famille, ces idées apparaissent comme une sourde et sournoise entreprise de démolition de ce qui est considéré comme la dernière institution capable de protéger contre « l’individualisme ».
Cette image idéale de la famille dite « traditionnelle » si ce n’est « éternelle » ou même « naturelle », lieu protecteur hors des rapports purement économiques, aux rôles fixes et rassurants, et qui cristallise bien des revendications contre les déterminations du développement capitaliste telles que la crise les a rendues manifestes, est d’origine relativement récente : elle se forme dans l’entre-deux-guerres autour de la figure de l’ouvrier mâle travaillant à plein temps, détenteurs de droits, mari et père, et se désagrège au début des années 1970.
L’ « indifférenciation sexuelle » et la dite « théorie du genre » sont vécues comme une menace bien au-delà des manifestations contre le « mariage pour tous », une menace contre un ordre où les rôles sociaux « correspondent » au sexe biologique (à moins que cela ne soit l’inverse …), où les sexes sont « complémentaires » et où chacun et chacune occupent sa place « traditionnelle » dans la famille. Une place que verrouillerait pour les femmes l’interdiction de l’avortement.
Tout se passe alors comme si la lutte ou plutôt le simple rejet des rapports sociaux régissant la production et la reproduction se faisait au nom du monde antérieur que la restructuration a aboli, monde antérieur érigé en contre-type idéal. D’autant plus que ce contre-type idéal acquiert une valeur bien actuelle contre l’efficacité idéologique d’une théorie du genre pour laquelle n’existeraient que des comportements libres et librement modifiables : des préjugés ou des représentations. Cette efficacité idéologique consiste à construire et légitimer des pratiques déniant la contrainte et les déterminations sociales qui construisent la distinction de genre. Quand on n’a pas le choix, la théorie « libérale » du genre apparaît au mieux comme un fantasme au pire comme une insulte. Contre cette conception arbitraire du genre qui comme l’écrit une journaliste du Monde (5 février 2014) ferait que « les inégalités entre les sexes se logent dans nos représentations », ce qui, pour les « classes populaires » résonne dans le discours conservateur c’est la reconnaissance du côté contraignant du social. Non seulement la contrainte sociale est là, forte, mais encore elle affirme sa positivité, la famille est le rempart du peuple et de « l’authenticité humaine » contre l’individualisme, contre les élites et les experts de l’éducation, de l’alimentation, de la sexualité, etc.
c ) L’authenticité, les élites intellos et la nation
L’insécurité économique a conduit une partie du prolétariat et des classes moyennes à rechercher la sécurité ailleurs, dans un univers « moral » qui lui, ne bougerait pas trop et qui réhabiliterait des comportements anciens liés à un monde disparu. L’élite jadis associée aux possédants, aux grandes familles de l’industrie et de la banque, devient identifiée à la gauche, aux intellectuels et aux experts, exagérément friands d’innovations sociales, sexuelles, sociétales et raciales. Ce basculement a lieu aux Etats-Unis au début des années 1970 et on peut le constater partout en Europe actuellement pour les raisons évoquées plus haut : la constitution en contre-type idéal du monde aboli par la restructuration des années 1970 comme résistance et rejet actuel du capitalisme issu de cette restructuration.
On a évoqué l’importance de la famille et de ses rôles sociaux « traditionnels » dans la reconstruction des conflits de classes à l’intérieur de la société salariale, la mobilisation anti avortement est au carrefour de la préservation de ces rôles et du combat contre les élites. Pour les besoins idéologiques actuels, que la vague de lois qui dans les années 1960 et 1970 libéralisa l’avortement ait été le résultat de la lutte des femmes disparaît pour ne plus être qu’une ingérence des médecins et des juges dans la vie familiale. Dans les mobilisations contre l’avortement non seulement se focalise la réaffirmation des rôles sexués traditionnels et de la famille selon un « ordre naturel » (en fait celui de la phase précédente du mode de production capitaliste), mais encore « l’ordre naturel » devient un thème majeur de lutte contre l’élite intellectuelle qui cristallise au niveau idéologique, sociétal, toutes les déterminations économiques et sociales du capitalisme issu de la restructuration des années 1970.
Ce rejet culturel de la mondialisation dans la période du capitalisme entrée en crise construit une identité populaire authentique qui sert de référence au nationalisme. Cela implique des choses qui peuvent être tout à fait triviales. Aux Etats-Unis, le Parti Républicain est celui des buveurs de bière, de vrai café américain et pas de « latte », de ceux qui vont à l’Eglise et possèdent des armes à feux ; en France, le FN est celui des mangeurs de cochonnailles, des buveurs de vin rouge et des laïques purs et durs. Il n’y a pas de nationalisme, ni même de souverainisme national, sans identité et authenticité, sans possibilité de pouvoir dire « nous » et « eux ».
Le peuple, précisément dans une polysémie (demos, ethnos, plèbe) qui le fait coïncider avec une nation toujours menacée par les élites, est à la fois le dépositaire et l’inventeur de cette authenticité. Ce changement de terrain et d’instance face aux agressions sociales et économiques est la nature même de l’idéologie comme rapport des individus à leurs conditions d’existence comme rapports de production. Que peut entendre un ouvrier de la raffinerie de Berre, en France, ancienne raffinerie Shell (anglo-hollandaise), puis devenue LyondellBasell (cotée à Wall Street) qui refuse de la vendre à la Sotragem (entreprise de trading italienne revendue à un Slovaque), et qui donc va perdre son emploi, quand un Cohn-Bendit déclare : « L’identité européenne est en devenir et ne peut correspondre qu’à une identité de nature post-nationale. Dans la mesure où celle-ci n’a rien à voir avec une identité figée, elle est sans doute moins confortable pour les individus. A la limite être européen, c’est ne pas avoir d’identité prédéterminée. » (Le Monde du 2 février 2014). On pourrait presque comprendre qu’il ait des envies de meurtre.
Dans la séquence actuelle, de façon agressive vis-à-vis de l’étranger et des « ennemis intérieurs », comme en Ukraine, ou de façon progressiste, comme au Brésil, la nation est le langage et le formatage pratique de la revendication économique. En Ukraine, le nationalisme de la clase ouvrière est la chose certainement la mieux partagée entre l’Ouest et l’Est du pays : à l’Ouest c’est Svoboda, à l’Est, le Parti Communiste.
On a vu des drapeaux nationaux à Athènes, à Rio, à Istanbul, au Caire et à Tunis et si on ne les a pas vus en Bosnie, à Sarajevo ou à Tuzla, c’est qu’il n’aurait symbolisé qu’un simulacre d’Etat corrompu jusqu’à la moelle contre lequel la révolte ouvrière s’est immédiatement fondue en un mouvement citoyen de restauration nationale. On les a vus aussi le 9 décembre 2013 dans les rues de l’Italie, lors du dit « Mouvement des fourches » (forconi). On a vu ce 9 décembre, une conjonction de groupes sociaux et d’idéologies qui pourrait préfigurer d’autres choses tout aussi surprenantes et inquiétantes. A ce qui était à l’origine une révolte de classes moyennes traditionnelles, se sont joints, ce 9 décembre, de très nombreux jeunes précaires et chômeurs adultes ainsi que des comités de locataires contre les expulsions, les Centre sociaux de Turin, le centre de la construction sociale de Milan, le Mouvement de libération populaire, le Comité des locataires de San Siro. On peut relier ce succès des « Forconi » à celui de « L’Unione Sindacale di Base » aux élections syndicales à Ilva Tarente, la plus grande usine d’acier d’Italie (11 000 ouvriers), ainsi qu’à la réussite de la grève générale du 18 octobre et de la concentration sur Rome organisées par l’USB. A tous les niveaux, c’est la même collusion entre les pouvoirs politiques, économiques et syndicaux qui est rejetée : la « casta ».
La nation ne devient un thème de combat que si elle est construite comme menacée, mais alors les menaces ne peuvent être formulées que dans les termes que la nation impose. L’authenticité et la nation ne peuvent s’imposer comme l’idéologie sous laquelle vont opérer des pratiques conflictuelles qu’à la condition d’une autre transposition : il faut que le conflit économique ait été lui-même préalablement transmué en conflit culturel (il s’agit seulement d’une antériorité dans la construction logique, dans l’immédiateté du vécu, tous les thèmes n’existent que s’interfécondant). Les riches et les pauvres feront l’affaire.
d ) Riches et pauvres
Après ce que nous avons dit sur les rapports de distribution, sur la crise de la société salariale et ses injustices, sur la crise de l’Etat dénationalisé comme responsable de ces injustices, il n’ait pas besoin de nouvelles explications pour saisir comment des contradictions de classes deviennent des conflits entre riches et pauvres. La question qui apparaît est plutôt de comprendre comment de tels conflits transmuent en conflits culturels où les riches ne sont plus exactement ceux que l’on croit et où les pauvres se battent entre eux.
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Au commencement était la « valeur travail » qui engendra les « assistés ».
Dans un premier temps, il s’agit de « réhabiliter la valeur travail » (comme si elle en avait besoin). Les conquêtes ouvrières deviennent un droit à la paresse, à la fraude, à l’assistanat, aux avantages corporatifs, un obstacle aux évolutions. Mais il ne s’agit pas de livrer bataille aux travailleurs, mais à ceux qui ont dénaturé la valeur travail. Ainsi, les conflits de classes sont redéfinis de manière à ce que le clivage qui n’oppose déjà plus capital et travail, mais riches et pauvres, devienne, par la vertu de cette première transformation, un clivage entre deux fractions supposées du prolétariat : « ceux qui n’en peuvent plus de faire des efforts » et « les profiteurs et fraudeurs de l’assistanat ». Ce clivage s’est diffusé selon les circonstances et les besoins comme un antagonisme dressant les ouvriers et les « petites classes moyennes » tantôt contre les « nantis » résidant à l’étage du dessus ( employés à statut, main-d’œuvre couverte syndicalement et régimes spéciaux) ; tantôt contre les « assistés » relégués un peu plus loin, ou contre les deux à la fois.
De son côté, la situation et le mode de vie des riches, exposés à longueur de pages dans la presse people, semblent tellement inaccessibles qu’ils ne concernent plus ces travailleurs comme s’il s’agissait d’une autre humanité, d’un monde parallèle. Alors que le fraudeur aux Assedic ou à l’Allocation logement, lui nous vole : « Qui est-ce qui paye finalement ? ». Que les déficits publics aient été sciemment construits avec une constance remarquable depuis trente ans dans tous les pays occidentaux, conformément aux modalités de l’exploitation et de l’accumulation dans le capitalisme issu de la restructuration des années 1970 – 1980, ne rentre jamais en ligne de compte, sauf pour dire qu’on a été trop généreux. Dans ce processus de clivage, la fin de l’identité ouvrière n’est pas sans importance. Le recul de l’industrie et l’affaiblissement des collectifs ouvriers, la précarisation de l’emploi se sont traduits par un vécu du rapport au social et à la politique sur un mode individualiste dans lequel la valeur travail n’était plus une puissance collective opposée aux patrons, mais relevait du choix et du mérite individuels.
La ligne de fracture économique passe alors moins entre capitalistes et ouvriers, ni même entre riches et pauvres, mais davantage entre salariés et « assistés », « blancs » et « minorités », « travailleurs » et « fraudeurs ». Momentanément les mouvements « occupy » ont bouleversé ces clivages, mais sans réintroduire les fractures de classes significatives. Tout est resté une question de revenus et non de rapports de production, à une segmentation idéologique a succédé un amalgame idéologique sans signification.
Les « assistés », devenus « ceux qui ne veulent pas travailler », présentent en outre le grand avantage de pouvoir être le support de toutes sortes de distinctions non économiques : groupes ethniques, vie familiale éclatée et dissolue, drogue, criminalité.
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Et en prime dans ce clivage : le racisme
Dans le cadre de la « préservation de l’Etat social » ou de sa « restauration » au nom du contre-type social, économique et idéologique des « Trente Glorieuses », la nation, la citoyenneté nationale et « l’authenticité » s’entremêlent avec le clivage entre « ceux qui n’en peuvent plus de faire des efforts » et les « Autres ». Il ne s’agit plus de rejeter l’étranger au nom d’une vision racialiste de la nation, mais en vertu d’un idéal beaucoup plus consensuel : sauvegarder le « modèle social français ». Cette guerre à la fraude ciblant les étrangers a pour principal effet d’arrimer la crise de financement des systèmes de protection sociale à un problème d’identité nationale.
Cette racialisation de la « préservation de l’Etat social » suit un principe identique à la racialisation de la lutte contre le chômage. Il s’agit de ne jamais critiquer le système social et économique mais de faire en sorte que la concurrence entre les travailleurs inhérente au salariat fasse que la classe ouvrière se plie tant bien que mal aux conditions actuelles de crise. L’immigration n’est pas tant présentée comme la cause du chômage, ce qui ne résisterait pas à n’importe quelle analyse, ni à n’importe quelle expérience vécue de fermeture d’entreprise ; elle est présentée « seulement » comme aggravant les conséquences. « Activons ce levier à effet immédiat, puis traitons les causes structurelles » : c’était, en France, en gros, la position du PC au début des années 1980, et celle du FN maintenant.
Mais les travailleurs n’ont strictement aucun pouvoir ni sur la demande, ni sur l’offre de travail : si l’accumulation du capital augmente la demande de travail, elle en augmente aussi l’offre en fabriquant des surnuméraires. Les dès sont pipés. Ce qui synthétise et donne une cohérence à toutes ces menaces, c’est la mondialisation et la dénationalisation de l’Etat. Les lois de l’accumulation du capital qui créent nécessairement des surnuméraires deviennent secondes, elles ne semblent fonctionner ainsi que parce que la « communauté nationale » a été rompue.
Les conflits nés de cette rupture sont destinés à être résorbés sous la restauration de la nation, et la concurrence entre ouvriers n’est plus vu comme telle, mais en termes de plus en plus ethnicisés.
Si les travailleurs n’ont strictement aucun pouvoir ni sur la demande, ni sur l’offre de travail, ils n’en ont pas plus sur l’effet de l’armée de réserve sur les salaires, ni sur la segmentation et composition de celle-ci. Une grande partie de la classe ouvrière connait les effets d’une mécanique que l’on croyait disparue, celle de la paupérisation absolue. Mécanique dans laquelle s’exerce, dans la situation actuelle, le même processus de transmutation des contradictions de classes en conflits entre riches et pauvres mais surtout, sous l’égide du national, de l’authenticité, du peuple et du racisme, entre pauvres.
L’appel à des travailleurs immigrés est la façon la plus économique de trouver la force de travail meilleur marché correspondant à ce mécanisme de substitution (lié à la division du travail et au machinisme par lequel opère la paupérisation absolue) par lequel le travailleur autochtone se trouve évincé, et les patrons proclameront ensuite qu’heureusement « les immigrés sont là pour accomplir les tâches dont les nationaux ne veulent plus », étant évident que ces tâches conviennent aux immigrés par nature et que c’est leur présence qui fait baisser les salaires.
Une très large catégorie moyenne d’ouvriers demeure dans les pays occidentaux coincée dans le cadre national, ce qui ne manque pas d’être une source de conflits internes au prolétariat. Les travailleurs à bas salaires des villes globales, précaires, immigrés et de plus en plus féminins, n’appartiennent pas à un secteur retardé de l’économie, ce segment existe directement dans une économie globale et correspond à une organisation non nationale de segments du prolétariat. En liaison avec les autres communautés et leurs compatriotes émigrés dans d’autres pays, ils définissent des stratégies au sein du système global. Malgré leur précarité et leur misère, ces segments de la classe qui se constituent dans la mondialisation semblent, aux yeux de cette catégorie moyenne, tant économiquement que culturellement, avoir partie liée avec tous les « gagnants de la mondialisation ».
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Ensuite, arrivèrent l’Etat et les « parasites »
La réhabilitation de la valeur travail que l’on a vu précédemment à l’œuvre ne se contente pas d’opposer les « travailleurs » aux « assistés », elle a l’immense vertu de créer une troisième catégorie celle des « parasites ». Ces « parasites » sont facilement repérables, c’est l’élite, pas celle de la richesse, mais celle des diplômés arrogants, des experts en tout genre, s’agitant le plus souvent dans des agences de l’Etat qui réglementent et administrent tout, et qui non contents de s’engraisser sur les impôts, traitent le peuple authentique et ses valeurs avec condescendance. Ce qui oppose cette élite et le peuple, c’est ce qui oppose le travail au parasitisme et ce conflit se mène au nom des valeurs. Ce que la transmutation de la contradiction entre les classes en conflit entre riches et pauvres et par là entre travailleurs d’un côté et assistés et parasites de l’autre, produit de plus merveilleux, c’est d’aboutir à une définition des protagonistes en termes de valeurs.
Le principal effet pratique de ce confit culturel est de faire disparaitre le fondement économique de tous les conflits, ou plus précisément de faire du règlement d’un conflit culturel la condition du règlement des problèmes économiques. Cette élite improductive qui représente l’artifice contre l’authenticité naturelle du peuple occupe l’Etat et vit en parasite « en dévorant l’argent des impôts ». Les conflits tels qu’ils prennent forme dans la société salariale retravaillent les contradictions de classes de telle sorte que la problématique pour laquelle tous les organes de l’Etat sont des organes de classe est prise au pied de la lettre. Il ne s’agit plus d’organes de classe parce qu’expression et au service de la classe économiquement dominante, détentrice de tous les moyens de production, mais d’organes constituant en soi une classe, à son propre service.
Bien sur, dans cette séquence, il y a des grèves et des conflits sociaux, mais leur fond consiste en ce que tel ou tel capitaliste, telle ou telle entreprise ne remplit pas son rôle en tant que capital, les coupables entrent alors dans la catégorie des « parasites » et des « jouisseurs » contre les « vrais producteurs » et les « gens ordinaires ». Le mécontentement et même l’exaspération sociale acquièrent un sens qui exempte totalement le capitalisme si ce n’est une finance fantasmatique construite pour la circonstance. En séparant la question des conflits de classes des rapports de production, ce qui est le propre de la société salariale, une perspective exactement conservatrice, contenant tous les thèmes présentés plus haut, est ouverte que vient corroborer une expérience subjective bien réelle qui nourrit une hostilité de classe niant dans son expression son fondement économique. Que les luttes ouvrières strictement revendicatives et économiques soient nombreuses et prennent parfois un tour sauvage est un fait, mais on ne peut isoler ces luttes d’un contexte général dans lequel et par lequel elles prennent un sens qu’elles contribuent elles-mêmes à constituer.
En conclusion d’étape
Dans la séquence où nous sommes engagés, le problème actuel de la lutte de classe se résume au fait que le refus de la situation présente n’est pas son dépassement à partir d’elle-même, comme cela s’était amorcé dans les premiers temps de la crise, mais la volonté de retour à une situation antérieure. Mais tout cela est bien ancré dans le présent.
Ce n’est que maintenant, avec la crise de cette phase du capital et de son Etat et plus précisément avec son devenir comme crise de la société salariale et de l’Etat dénationalisé, que la disparition de tout l’assemblage social, économique et idéologique comme formatage de la vie quotidienne qui avait fini par faire système durant les « Trente glorieuses » devient manifeste et s’impose comme le résumé et la cause de tous les malheurs du temps. La situation actuelle elle-même fait que ce qui a disparu est promu en contre-type idéal à la société présente et à sa crise, à cet Etat, son injustice, son indifférence, son amoralité.
Dans cette séquence, tout se joue pour l’instant comme crise du rapport de l’Etat à sa société, et tout le monde y joue. Il y a une étroite combinaison entre crise du rapport salarial, crise de la mondialisation, crise de la société salariale, crise de légitimité et de reconnaissance de l’Etat dénationalisé, interclassisme et politique. Cette combinaison, ce nœud, c’est la séquence actuelle de la crise comme lutte des classes.
Quelles dynamiques à l’œuvre actuellement dans cette séquence ?
a ) La séquence crise de la société salariale est un moment de la crise spécifique du MPC tel qu’il s’est développé post restructuration
Avec la crise du rapport salarial devenue crise de la société salariale, c’est d’une contradiction tenant à cette phase du capital maintenant entrée en crise dont il est question. La contradiction interne de cette phase de la valorisation se situe entre le travail immédiatement productif et la condition même de ce travail productif : être une force de travail socialisée, “le general intellect”. » Nous sommes entrés dans cette crise et elle comporte le moment de l’interclassisme inhérent à la « force de travail socialisée ». Dans toute son ambigüité liée au rapport contradictoire au travail productif qu’elle contient, la crise de la société salariale constituent un moment que l’on peut historiquement situer et comprendre dans sa relation au mode de développement précédent..
b ) Instabilité de la séquence nommée « crise de la société salariale »
Dans leur généralité interclassiste, les mouvements sociaux qui, sur la base du salaire comme rapport de distribution, se cristallisent sur la légitimité de l’Etat vis-à-vis de sa société, désignent simultanément le salaire comme prix du travail, forme de répartition, et, de par la même généralité, tous les revenus comme dépendants du travail, ceux de la rente, du profit, de l’intérêt. Le salaire comme prix du travail désigne alors ce qu’il cache : le salaire comme valeur de la force de travail, travail nécessaire, et tous les autres revenus comme formes transformées du surtravail.
c) Tension à l’unité
La « tension à l’unité » qui existe il est vrai dans les luttes interclassistes ne doit pas gommer les conflits ni laisser supposer que leur résolution est déjà donnée, que la jonction de ces luttes est inscrite en elles. La dissolution de la classe moyenne, le dépassement du stade des émeutes et le franchissement de ce « plancher de verre » que demeure vis-à-vis de la plupart des mouvements sociaux actuels la question de la production dépendent de pratiques conjoncturelles.
Pourquoi la classe moyenne n’œuvrerait-elle pas plutôt à la victoire de la contre-révolution ? Pourquoi dans la segmentation de la classe ouvrière, surtout dans des aires de vaste économie informelle, la fraction plus ou moins stable de la classe ouvrière ne verrouillerait pas ses luttes et les résultats qu’elle en espère, comme cela est apparu en Tunisie et en Egypte. En outre, cette « tension à l’unité » peut être absorbée dans la politique comme on l’a vu en Iran en 2009.
La communauté de luttes est loin d’être évidente au Brésil, Turquie ou Mexique, malgré une concomitance temporelle. Le problème central demeure celui du plancher de verre de la production. Non pas qu’il n’y ait pas de grèves, de mouvements revendicatifs ouvriers violents ou non, victorieux ou pas, mais jamais, semble-t-il, ces luttes ne s’articulent dans une synergie conflictuelle avec les « mouvements sociaux » dont ils sont pourtant la toile de fond permanente et nécessaire.
d) La nécessité pour la classe capitaliste de s’attaquer au cœur du problème
La double déconnexion de la reproduction de la force de travail, les formes actuelles de la mondialisation, la dénationalisation de l’Etat et la question de sa légitimité qui cristallisent les luttes, la recomposition locale des classes dominantes, sont les formes actuelles d’apparitions de la crise. Mais, inexorablement la spécificité de la crise actuelle, comme crise du rapport salarial devenue crise de la société salariale, définit une situation dans laquelle la classe capitaliste mondiale est amenée à s’attaquer au cœur du problème : le rapport d’exploitation. Pour le mode de production capitaliste et donc pour la classe capitaliste, le dépassement-résolution de ces formes de manifestation est suspendu, comme, dans d’autres conditions, dans les années 1930 ou 1970, à une restructuration du fondement même du mode de production : le rapport d’exploitation. Ce passage nécessaire au cœur du problème c’est après le développement de la crise comme crise du rapport salarial en crise de la société salariale, son passage en crise de la création monétaire qui, dans la crise du rapport salarial dans laquelle elle s’inscrit, conserve et dépasse cette dernière en devenant crise de la valeur comme capital, la seule crise de la valeur.
e) Irréductibilité du travail productif
Dans cette nécessité pour la classe capitaliste de s’attaquer au cœur du problème apparaît la question centrale du travail productif.
Si chaque prolétaire à un rapport formellement identique à son capital particulier, il n’a pas selon qu’il est un travailleur productif ou non le même rapport au capital social (il ne s’agit pas de conscience mais d’une situation objective). S’il n’y avait pas, au centre de la lutte des classes, la contradiction que représente le travail productif, pour le mode de production capitaliste c’est-à-dire ausi pour le prolétariat, nous ne pourrions pas parler de révolution (elle serait quelque chose d’exogène au mode de production, au mieux une utopie humaniste, au pire rien).
Les travailleurs productifs ne sont pas pour autant révolutionnaires par nature et en permanence. Dans leur action singulière qui n’est rien de spécial mais simplement leur engagement dans la lutte, la contradiction qui structure l’ensemble de la société comme lutte des classes revient sur elle-même, sur sa propre condition, car le rapport d’exploitation ne rapporte pas le travailleur productif à un capital particulier mais immédiatement, dans son rapport à un capital particulier, au capital social. Ce qui est constamment masqué dans la reproduction du capital (car il est dans la nature même du mode de production capitaliste que cette contradiction n’y apparaisse pas en clair : la plus-value devenant par définition profit et le capital étant valeur en procès) revient à la surface non seulement comme une contradiction interne à la reproduction (entendue ici comme l’unité de la production et de la circulation) mais comme ce qui fait que la contradiction elle-même existe : le travail comme substance de la valeur qui dans le capital n’est valeur que comme valeur en procès. La contradiction (l’exploitation) revient sur elle-même, sur sa propre condition. S’attaquer au cœur du problème, c’est marcher sur des œufs.
f) La question du « plancher de verre » comme synthèse de ces dynamiques
Si l’on considère les larges mouvements sociaux et l’interclassisme, avec leur instabilité en tant que mouvements revendicatifs internes à la société salariale qui cachent tout autant qu’ils révèlent le salaire comme rapport de production, comme un moment nécessaire de la crise dans sa spécificité, si l’on considère la tension à l’unité comme problème non seulement du dépassement de l’interclassisme mais encore de la segmentation, si l’on considère la nécessité pour la classe capitaliste de s’attaquer au « cœur du problème » et, dans ce cœur, l’irréductibilité du travail productif, alors la synthèse des dynamiques à l’œuvre se situe précisément, tant du point de vue du capital que de celui du prolétariat dans ce point de rupture consistant pour la contradiction entre le prolétariat et le capital à franchir ce « plancher de verre » que constitue la production pour les mouvements sociaux existants se constituant au niveau de la reproduction, mais aussi pour les luttes revendicatives, aussi violentes qu’elles puissent être, à dépasser leur caractère revendicatif, à franchir un « plafond de verre ». Pour une lute revendicative se dépasser en tant que telle, c’est situer la contradiction entre les classes au niveau de sa reproduction. Il est vrai que le principal résultat du procès de production c’est le renouvellement de la séparation du travail et du capital. Mais cela ne va pas sans inclure l’existence de la circulation et de l’échange et l’activité de toutes les instances du mode de production dont l’Etat. C’est ainsi, à partir du procès de production mais dans des pratiques qui l’excèdent, qu’est posée et reconnue pratiquement l’appartenance de classe comme une contrainte extérieure imposée par le capital, c’est-à-dire imposée comme reproduction. Il est impossible de déterminer dans quel sens la « jonction » peut se faire, d’autant plus qu’il ne peut s’agir de « jonction », mais à partir de multiples luttes particulières de la création d’une situation absolument nouvelle changeant la donne pour toutes les luttes existantes : une conjoncture.
Il serait contraire à l’esprit de ce texte de conclure sur une envolé aussi générale. Si le franchissement du plancher et / ou du plafond de verre est la synthèse des dynamiques de cette séquence, elle n’a rien d’une inévitable nécessité, si ce n’est qu’elle est aussi le moment de la décision pour la classe capitaliste, le moment où se coagule pour faire sens les divers possibles d’une restructuration existant jusque là comme des linéaments incohérents pris dans le mouvement général dominant qui est celui de l’exacerbation des caractéristiques de la période s’achevant, cela comme dans la phase initiale de chaque crise. Si l’on considère cette synthèse, non comme la détermination générale de La Révolution, mais comme une possibilité spécifique de dépassement d’un rapport d’exploitation historiquement particularisé, il faut situer la possibilité de cette synthèse dans une conjoncture définie par l’ensemble des déterminations de cette séquence. On peut avancer l’hypothèse que la Chine, l’Asie du sud et du sud-est concentrent au mieux les ingrédients de la fusion : importance des luttes ouvrières prises entre l’asystémie de la revendication salariale et son caractère intenable ; ampleur des mouvements sociopolitiques, situation charnière pour faire basculer et rendre totalement inopérante le zonage de la mondialisation. Il ne s’agit pas de dire que cette région est d’ores et déjà ou deviendra celle des « maîtres du monde », mais que son importance et ses caractéristiques tant internes que dans le capitalisme mondial en font le « maillon faible » de ce monde. Nous avons là un tout autre travail à poursuivre.
Epilogue laconique
Nous sommes actuellement loin de la visibilité croissante et immédiate des contradictions de classes et de genre et de leur liaison avec la révolution et le communisme, le devenir idéologie parmi d’autres de la « théorie de la communisation » tant comme slogan que comme passeport académique plane sur nos têtes fragiles.
Théorie Communiste
Avril 2014
Note méthodologique
A la suite du texte Une Séquence particulière, il est utile d’ajouter quelques commentaires méthodologiques relatifs à sa lecture
Dans l’appréhension ordinaire, convenue, allant de soi de la lutte de classe, tout se passe comme si on avait d’un côté les classes dans leur situation, leur contradiction, ce qu’elles doivent être et faire conformément à leur être comme disait Marx dans La Sainte famille : « Il ne s’agit pas de savoir quel but tel ou tel prolétaire, ou même le prolétariat tout entier, se représente momentanément. Il s’agit de savoir ce que le prolétariat est et ce qu’il sera obligé de faire, conformément à cet être. » (Marx, op. cit., éd. Soc., p. 48. ) ; et de l’autre, des circonstances, des dires, des façons d’être immédiates, des idéologies, en un mot des accidents. Et, entre les deux, rien. Comme si cet autre coté ne venait que comme un accident, une gêne ou une entrave momentanée, extérieure à l’être et à son devenir nécessaire. En bref, quelque chose dont on ne saurait pas trop quoi faire, sinon qu’il faut « faire avec ». Pour reprendre les questions abordées dans le texte Une Séquence particulière c’est comme si l’on disait que le local, l’ordre genré, les « riches et les pauvres », l’élite, les assistés, le racisme, etc., ne faisait que perturber désagréablement la structure des relations et des contradictions de classes.
D’un côté la lutte de classe telle qu’en sont concept et, à côté, occasionnellement, des circonstances. Mais, il est dans la nature du concept que les conditions existantes soient ses conditions d’existence. Lorsque nous introduisons les conditions existantes, nous sommes toujours dans le concept, dans le « concret de pensée ».
Dans la problématique programmatique d’un « être révolutionnaire » de la classe, la sentence de Marx est définitive, autosuffisante, on passe à autre chose, et on peut en toute tranquillité d’esprit, toute innocence, se livrer à l’analyse du cours historique du mode de production capitaliste, du cours empirique des luttes de classe et de leur devenir révolutionnaire déjà connu (même s’il n’est pas inéluctable). Mais voilà, le dépassement révolutionnaire du mode de production capitaliste est un dépassement produit, une sorte de point historique inconnu (une conjoncture, même si elle n’est pas fortuite en regard de ce qu’est le capital comme contradiction en procès), et la question ne se présente plus alors, dans chaque analyse particulière, comme celle d’une « disharmonie » conjoncturelle, sans grand intérêt théorique et sans conséquences majeures sur un aboutissement inéluctable ou non, mais dans sa définition déjà connue.
En résumé, considérer le cours des choses sur cette base ne pourrait que nous conforter dans un normativisme bien tranquille : la situation est telle, mais nous savons que ce n’est qu’une « disharmonie » momentanée, cela parce que l’avenir nous appartient, mais, surtout, parce que, dès maintenant, ce qui se passe, c’est-à-dire ce que fait le prolétariat, ne correspond pas à l’être que nous (la théorie) nous connaissons, en quelque sorte ce n’est pas « rationnel » et donc à peine « réel ». Ainsi, chaque situation, chaque « moment actuel », comme le plat du jour se décomposerait en son noyau essentiel et sa garniture : un peu plus de frites ou un peu plus de salade.
A partir du moment où « sa propre situation », comme dit Marx à propos du prolétariat, n’est pas un être, mais réellement une « situation », c’est-à-dire un rapport et donc une histoire, on ne peut plus se contenter de la tranquillité et de l’innocence normatives, on ne peut plus considérer les circonstances simplement comme telles et passer les disharmonies avec l’être dans sa nécessité par pertes et profits. On ne peut plus, avec le Marx de La Sainte Famille, dire « peu importe », car c’est justement cela qui importe (après l’expérience des années 1848 – 1852, Marx aura quelques doutes sur ce « peu importe »). La théorie n’en est pas pour autant ballotée au gré des vents de l’actualité. C’est dans le cours même de l’analyse, dans les caractéristiques concrètes spécifiques de chaque objet, que la théorie dit le fondement (la contradiction) et la particularité de sa critique de cet objet, c’est-à-dire de façon inséparable les circonstances et leur raison d’être. La disharmonie n’est pas rejetée à l’extérieur de l’objet comme cela apparaît dans une théorie normative.
Il ne s’agit pas d’un fataliste « c’est ainsi ». Si, dans ce cycle, la limite de chaque lutte et même de tout rapport à un moment donné entre le prolétariat et la capital, c’est fondamentalement le fait d’ « agir en tant que classe » ou simplement d’être une classe, la limite est alors inhérente et existera nécessairement toujours de façon spécifique à la lutte et à la situation et selon les modalités de la reproduction du mode de production capitaliste dont le prolétariat est une classe. Cette limite est une nécessité, d’une part quelque chose qui ne peut pas ne pas être, ce sans quoi aucune lutte n’aurait lieu et sans quoi toute situation serait simplement un « c’est ainsi » et, d’autre part, un moment de l’autoprésupposition du capital. La limite est une façon concrète de dire simultanément dans la théorie et la disharmonie qu’elle ne rejette pas hors d’elle comme accidentelle ou sans intérêt et le fondement, la raison d’être, elle dit même que sans la disharmonie elle ne serait pas. Une théorie non programmatique et non normative se bat constamment avec elle-même, parce qu’elle n’est jamais transparente à elle-même (toujours auto-occultée dans sa propre démarche).
Cette disharmonie ne tient pas seulement à des circonstances momentanées, à des moments particuliers, elle est inhérente au fait que si être une classe est une situation objective donnée comme une place dans une structure, parce que cela signifie une reproduction conflictuelle et donc la mobilisation de l’ensemble du mode de production, cela implique une multitude de rapports qui ne sont pas strictement économiques dans lesquels les individus vivent cette situation objective, se l’approprient et s’auto-construisent comme classe. Et l’on ne peut pas faire comme si cela n’avait aucune importance, comme si l’être était ailleurs, dans une pureté inaccessible.
On peut comprendre que dans les aires centrales du mode de production capitaliste, l’identité ouvrière a longtemps masqué cela. Elle était une construction sociale que venait confirmer les modalités de la reproduction du capital dans la période antérieure à la restructuration des années 1970. Elle était un vécu idéologique au travers de la division du travail, de la relation aux travailleurs immigrés, des rapports entre hommes et femmes, de la relation à la nation, etc., mais qui avait la singulière faculté d’apparaître comme une situation objective. La relation vécue aux rapports de production se donnait comme les rapports de production eux-mêmes. On ne peut plus tellement dire que cela soit le cas aujourd’hui.« Se positionner » : rapports de production et rapports de distribution
(Relecture critique de Une séquence particulière)
Même si les situations sont différentes, à la lecture d’Une séquence particulière / où nous en sommes dans la crise, on peut être amené à penser à la façon dont nous (TC) avions analysé le démocratisme radical comme une formalisation de la limite générale du cycle de luttes qui en restait là (n’avoir pour horizon que le capital). C’était une analyse théorique dans laquelle nous étions intérieurement situés avec une prise de parti et un point de vue. C’est ce qui parait cruellement manquer dans Une séquence particulière / où nous en sommes dans la crise. Le point de vue de l’entomologiste ne suffit pas, en matière théorique il est même faux.
Il y a des distinctions ou plutôt des lignes de partage à construire dans les mouvements actuels : la délégitimation de l’Etat dénationalisé peut prendre des visages, créer des dynamiques différentes, et porter des implications différentes, de même que le « caractère injuste » du partage des richesses, en fonction de ce que ces mouvements disent d’eux-mêmes mais surtout en fonction de l’histoire des espaces concernés, de l’histoire du pays et de son Etat. Dans des pays, comme le Brésil, et d’autres, où la violence des rapports de classes a jusqu’à présent était peu « amortie » par l’Etat cela ne veut pas dire la même chose de dénoncer l’illégitimité de l’Etat et son incapacité à « être juste » car corrompu structurellement, etc. que dans un pays comme la France où l’identité nationale a toujours été porté par un Etat fort, républicain (pacte), et interventionniste, etc. « Là-bas », sans pour autant idéaliser, l’idée nationale peut exprimer une fierté de classe à opposer à la globalisation et à la mondialisation économique, incarnée par les Etats-Unis. Un même thème, une même revendication, des choses formellement identiques peuvent construire des lignes de partage diverses qui permettent d’envisager des clivages et des possibilités dans la situation actuelle. Dans le même ordre d’idée, si, aujourd’hui et mondialement, tout se joue autour de la question de l’Etat, ce n’est pas la même chose d’être dans une situation où dénoncer l’injustice de la distribution et le rôle central de l’Etat dans le partage et l’inscription institutionnelle locale de cette injustice renvoie directement à toutes les déterminations de l’exploitation mondialisée (en crise désormais), et où l’appartenance de classe apparaît comme une limite, une chose purement imposée par le capital (on t’extirpe de ta campagne pour aller te faire bosser en ville), une injustice « irratrapable » définitivement, qu’être dans une situation où cette dénonciation peut faire référence, dans le contexte de la concurrence mondiale et racialisée entre travailleurs, à une situation d’avant la restructuration et sa crise qui serait enviable, avec un Etat dit « social », comme un contre pouvoir imaginaire face à l’exploitation capitaliste mondiale ou comme régulateur bienveillant des échanges internationaux.
Il faut que l’analyse soit intrinsèquement prise de parti et positionnement. Bref, si on veut retrouver une âme, il faut aussi lire les mouvements actuels et leurs références à l’Etat et à la distribution en fonction de comment s’est construite ou pas l’identité ouvrière et en fonction de sa disparition. La question de l’identité ouvrière est directement en lien avec l’Etat comme interlocuteur et est situé géographiquement (cf. Louis Martin, Je lutte des classes / sur le mouvement contre la réforme des retraites de 2010, Ed. Senonevero). On ne peut pas en rester à une théorie « compréhensive ». Même s’il est difficile d’identifier pour l’instant des dynamiques dans les limites, une intransigeance théorique totale est nécessaire avec les mouvements qui formalisent les limites et s’en tiennent là. Au plus près de nous, face à l’ambiance réactionnaire française et à la popularité des idées du Front National, on ne peut pas se contenter de comprendre en disant « peuchère les prolos ont besoin de redonner du sens à leur vie car ils ont peur de ne plus avoir de quoi manger et se soigner »…
Si la révolution est l’expression du versant « dépassement » du rapport de classe dans un cycle, alors on peut aussi parler et penser en termes de contre révolution et opérer des lignes de partage. Cette absence de prise de parti est la faiblesse centrale du texte Une séquence particulière, faiblesse fondée dans la dichotomie entre rapports de production et rapports de distribution qui sont formalisés dans un rapport d’exclusion réciproque et non dans un jeu réflexif permanent. Dans l’usage autonomisé qui est fait des rapports de distribution, les diverses luttes qui s’y fondent sont indéterminées et renvoyées comme à une « erreur », mais cette « erreur » est aussi sous-entendue comme une vérité de la lutte des classes, sans que l’on sache comment. Ce n’est pas comme cela qu’on va pouvoir se positionner. Il faut faire la théorie des contradictions et luttes actuelles selon la structure spécifique du rapport de classes dans un espace donné et si, globalement, les luttes s’inscrivent dans les rapports de distribution qu’est-ce que cela vient dire de la relation aux rapports de production, relation qui amène les classes et les couches sociales à réellement se distinguer et prendre parti dans chaque situation. Et en France, quand une fraction des prolétaires blancs prennent parti, notre théorie doit aussi être une prise de parti … quitte à se planter.
Si lire les mouvements actuels et leurs références à l’Etat et à la distribution en fonction de comment s’y est construit ou pas l’identité ouvrière et en fonction de sa disparition est un point de départ, en rester là comporterait quelques risques théoriques majeurs. Le principal est de concevoir toute la période qui s’achève (le « capital restructuré ») de façon négative, c’est-à-dire comme disparition des caractéristiques précédentes et non pas comme ayant produit de nouveaux types de contradictions, un peu comme un long processus d’essoufflement des déterminations précédentes, il s’ensuit que le contenu des luttes de ce cycle serait avant tout une réaction à cet essoufflement. Nous perdrions alors quelques caractéristiques majeures de ce cycle de luttes : « l’écart » et « l’asystémie de la revendication salariale » (cf. TC 20). Un autre risque (lié au précédent) réside dans la compréhension de la présente séquence particulière (il faut insister sur le terme de « séquence ») comme la détermination principale si ce n’est unique et surtout finale de la contradiction entre les classes dans la crise. On perd, alors, enfin (dernier risque) la spécificité de la crise actuelle.
Il ne s’agit pas de contester l’importance de la « constitution / disparition de l’identité ouvrière », mais ce n’est pas la « dernière instance » (susceptible d’être le fondement d’une typologie), c’est une « surdétermination ». La « dernière instance » c’est la nouveauté pour elle-même (et non toujours en référence à quelque chose de disparu, même si bien évidemment tout a une histoire) du rapport d’exploitation issu de la restructuration des années 70 : contradiction entre les classes au niveau de la reproduction du rapport ; aucun rapport à soi du prolétariat confirmé dans la reproduction du capital ; être en contradiction avec le capital c’est être en contradiction avec sa propre existence comme classe dans sa situation de classe.
Quand dans Une séquence particulière, il est question de « contre-type idéal » (plus ou moins l’identité ouvrière), c’est bien d’ « idéal » dont il s’agit et la revitalisation de ce contre-type a des causes tout à fait actuelles. On ne peut fonder une analyse des situations actuelles sur quelque chose de bien réel mais qui n’est qu’un effet idéologique d’autre chose, d’un tout autre rapport (la crise actuelle du rapport salarial) qui fait que cet effet existe. La question première n’est pas la constitution et / ou la disparition de l’identité ouvrière mais la configuration nouvelle qui en est sortie il y a maintenant trente ans dont la crise est, dans certaines circonstances, la raison de cet « effet idéologique ». Malgré tout le « pessimisme ambiant », le mouvement général, celui qui a produit et dans lequel s’inscrit la séquence particulière elle-même, demeure (en gros) celui défini dans la théorie de l’écart.
Il faut en revenir à la production de « distinctions » et de « lignes de partage ». Cela parait évident, mais ce n’était ni dit, ni fait explicitement dans Une séquence particulière. Au contraire, dès l’introduction, le texte insiste sur la production d’une unité, sur la nécessité de ramener toutes ces manifestations à un commun dénominateur, c’est important mais c’est bien peu dialectique. On ne peut ramener sans plus de commentaires quasiment à l’identique les révoltes brésiliennes ou même turques et des pratiques opérant sous des idéologies carrément « contre-révolutionnaires ». Le problème est alors que parler de distinctions et de lignes de partages, cela signifie qu’il y a une unité. Toute distinction implique un commun. Il faut conserver l’unité, sans quoi les distinctions et lignes de partage n’en sont plus. La question de la distinction doit être appréhendée d’un point de vue intérieur à ce qui définit l’unité (les circonstances différentes n’agissent pas comme un cadre accidentel). Quelle est alors l’unité qui se divise, se distingue, se partage ? Dans un premier temps c’est la « délégitimisation de l’Etat », « l’injuste partage des richesses ». Selon ce que les mouvements disent d’eux-mêmes, selon l’histoire des espaces concernés, ces deux éléments communs (« délégitimation » et « partage ») peuvent prendre des visages, créer des dynamiques différentes, porter des implications différentes. Nous aurions toujours là l’extériorité des circonstances, mais ce n’est pas tout.
D’une part, si nous en restons là, on pourra avoir des mouvements plus ou moins « sympathiques », mais nous aurons toujours une simple distinction entre pauvres et riches (cette distinction ne met jamais en question l’origine et la substance – valeur, plus-value — de la richesse ; entre « riches » et « pauvres » la question de la répartition n’est pas liée à la substance même de la richesse) et la revendication d’un Etat plus ou moins social et national (ce qui pour ce dernier point peut ouvrir la voie à des perspectives, quant à elles, pas très « sympathiques »). A en rester là, on ne dégage aucune dynamique. Au Brésil, il n’y a pas eu jonction entre les grandes manifs plutôt classes moyennes et les affrontements avec la police dans les favelas, même quand ces manifs ont volontairement longé les favelas ; de même, en Turquie, la grande occupation de Taksim et les émeutes dans les quartiers périphériques sont restées parallèles. Et, dans l’un et l’autre cas, les grands centres ouvriers sont demeurés relativement indifférents. Mais, c’est vrai, ce n’est pas parce que cela ne s’est pas passé que cela ne pourrait arriver…
D’autre part, pour que l’histoire du pays et de son Etat ait un impact pour les distinctions qu’il nous faut chercher à repérer (ce qui remet la théorie sur ses pieds), encore faut-il que ce sur quoi cette histoire du pays s’applique soit susceptible de distinction et de dynamique. Or, prises en eux-mêmes, ni la délégitimisation de l’Etat, ni le partage injuste ne le sont. C’est là qu’il faut revenir sur la question centrale de la dualité rapports de production / rapports de distribution.
Cela peut paraitre très abstrait, mais l’erreur fondamentale d’Une séquence particulière (outre le manque d’unité dans la construction du texte et dans le déroulement des concepts) réside dans le fait, malgré quelques précautions théoriques, d’avoir fait fonctionner comme deux mondes séparés les rapports de production et les rapports de distribution. Le passage des premiers au second était comme un effacement total des premiers. Cela à l’encontre de tout ce qui pouvait être dit dans un texte comme « Tel quel » (conjoncture) dans TC 24. Il ne s’agit pas d’un passage mais d’une relation que l’on pourrait plutôt qualifier de « réflexion » d’un terme dans l’autre (médiation avec lui-même, grâce à sa négativité propre : rapport à soi seulement en tant que rapport à autre chose que soi, cf. doctrine de l’essence).
« En fait, les rapports et modes de distribution sont tout bonnement l’envers des agents de la production : l’individu qui contribue à la production par son travail salarié participe sous le mode du salaire à la distribution des produits créés dans la production. La structure de la distribution est entièrement déterminée par celle de la production. » (Marx, Fondements de la critique de l’économie politique, Ed. Anthropos, t.1, pp. 24 – 25). Il ne s’agit pas de confondre les deux, il est vrai que les formes de la distribution s’autonomisent comme objet de la lutte de classe, au point que la possibilité d’action sur elles apparaît comme totalement libre et que leur bouleversement entrainerait, de par la liberté de cette action même, celui des rapports de production. Un tel point de vue est naturel dans la société capitaliste. Mais, en érigeant la distribution en pôle absolu de la société c’est-à-dire celui qui en détermine toutes les divisions et les luttes, on se condamne à en accepter toutes les lois, car on a pris ce qui n’est que « l’envers de la production » pour l’ensemble des rapports sociaux capitalistes. Si, dans cette proposition, sont bien désignées les limites de nombreuses luttes et mouvements actuels, prise de façon absolue, elle est fautive dans son application indistincte à tous les mouvements.
Il y a toujours réflexion d’un type de rapports dans l’autre, un jeu entre les deux, c’est parce qu’il y a ce jeu que peuvent spécifiquement avoir un impact toutes sortes de circonstances (et non finalement parce que tout existe dans l’histoire) et que le jeu n’est pas le même selon la position sociale des acteurs, selon la segmentation de la classe et les relations conflictuelles entre les segments, c’est aussi la tension à l’unité qui existe dans cette réflexion. Convergences et autonomie des luttes ne sont pas des moments diachroniques. C’est là que réside la possibilité des dynamiques et, dans la situation actuelle, des « distinctions » et des « lignes de partage » qui peuvent se construire dans les mouvements. Et nous les prenons bien comme des « mouvements actuels ». En effet, l’importance de l’effet possible des rapports de distribution sur les rapports de production est bien spécifique à la crise actuelle : crise du rapport salarial, double déconnexion entre la reproduction de la force de travail et la valorisation du capital, crise du zonage mondial et de sa mise en abimes, identité crise de suraccumulation et de sous-consommation, asystémie de la revendication salariale. Et l’on retrouve la pauvreté. Parce que l’on a une dynamique dans la limite (agir en tant que classe), parce que l’on a des distinctions fondées on peut inversement appeler un chat un chat et avoir une intransigeance théorique totale face aux mouvements qui formalisent les limites et s’en tiennent là.
Il faut explorer ce jeu entre rapports de production et rapports de distribution et entre autres choses se demander pourquoi Marx, à la fin du Capital attaque son chapitre sur les classes à partir de la distribution du revenu. Pour l’heure, il nous suffit de déterminer sur quel objet s’exerce l’impact des circonstances (leur « efficace » pour parler en « théoricien »), c’est-à-dire ce jeu (rapports de production / rapports de distribution) défini comme susceptible de dynamique à partir du moment où on ne considère pas les termes comme ceux d’une alternative (soit l’un, soit l’autre). Si les circonstances (conditions existantes, cf. TC 24 sur le concept de conjoncture) impactent (quel vilain mot) cette relation entre les rapports de production et les rapports de distribution c’est qu’elle est spécifiquement déterminante dans la crise actuelle et que par là c’est elle-même qui définit la possibilité d’efficacité des circonstances sur elle.
Cependant, il ne faudrait pas perdre l’unité de la séquence. Le problème central d’Une séquence particulière résidait dans le fait de prendre les rapports de distribution comme une sorte d’ « erreur », une sorte de « n’importe quoi », c’est-à-dire, comme étant une traduction dans un autre registre, séparés du rapport de classe. Par là aucune dynamique n’était décelable ni, corollairement aucune prise de parti possible.
Une fois ces préalables de méthode et de contenu posés, il s’agit de reposer la question suivante : quel est alors le critère de la « promotion » ou de la condamnation « sans indulgence », à l’intérieur de chaque situation confuse ? Nous avons vu que la proposition suivante était en partie fautive : « En érigeant la distribution en pôle absolu de la société c’est-à-dire celui qui en détermine toutes les divisions et les luttes, on se condamne à en accepter toutes les lois, car on n’a pris que “l’envers de la production” pour l’ensemble des rapports sociaux capitalistes. » La société salariale dont il est question dans Une séquence particulière c’est l’existence de cet « envers » devenue « l’ensemble des rapports sociaux». La proposition était effectivement fautive prise comme un processus général, inéluctable, allant de soi : comme les rapports de distribution nécessairement autres (par un pur passage-rupture) et non réflexion des rapports de production.
On peut théoriquement envisager que la « ligne de partage » se situe entre d’une part, un travail social et politique qui non seulement entérine le fait mais encore érige et promeut les rapports de distribution comme pôle absolu et, d’autre part, des luttes, des pratiques qui désignent les rapports de distribution précisément comme « l’envers des rapports de production », c’est-à-dire qui se situent dans la réflexivité. Tout en sachant qu’il peut y avoir de nombreuses situations intermédiaires. La distinction peut traverser une même pratique et / ou un même groupe social (subdivision de classe). Dans une lutte, elle peut être synchronique ou diachronique.
Dans le premier cas (l’absolutisation), cela peut aller de manifestations et revendications typiquement classes moyennes « progressistes » à la déclinaison de toutes les reconstructions idéologiques découlant de l’absolutisation des rapports de distribution dont les principales manifestations sont bien décrites et articulées dans Une séquence particulière. Nous ne nous étendrons pas plus.
Le second cas : la revendication contre l’injustice, la pauvreté, l’Etat dénationalisé désigne les rapports de production à l’intérieur même de la façon dont les rapports de distribution sont attaqués.
Les rapports de distribution c’est la relation fétichiste des revenus à leur source comme facteur autonome, cette relation est inhérente au mode de production et aux rapports de production. Relation fétichiste en ce qu’elle lie le travail à une certaine fraction de la valeur produite, alors que le travail (producteur de valeur, substance de la valeur) crée tout autant les autres fractions de la valeur distribuée. Pour Marx, si on relie, comme cela se passe dans les rapports de distribution, le travail au salaire, il est alors tout aussi légitime de lier capital et profit ou intérêt, terre et rente.
Cela a de grandes conséquences en ce qui concerne la compréhension et le cours réel de la lutte des classes : la lutte des classes conforte comme lutte entre « propriétaires d’une source de revenu » l’illusion de la distribution. Les agents de la production en sont prisonniers ajoute Marx. Il est exact que ce sont toujours les rapports de distribution qui sont au devant, en premiers, parce que les individus partent toujours de leur existence. C’est vrai, les individus partent de leur vie quotidienne, de leurs revenus, c’est-à-dire des rapports de distribution, du fétichisme vécu comme un « destin ». Mais est-ce que les rapports de production sont forcément très loin de cela ? C’est parce qu’il y a jeu et non dichotomie entre rapports de production et rapports de distribution que la révolte contre un « destin » peut remettre en cause l’éternité du capital, sinon le pauvre reste un éternel pauvre, même éternellement révolté.
En effet : « Le produit se divise d’une part en capital et d’autre part en revenus. L’un de ces revenus, le salaire, ne prend jamais la forme de revenu, revenu de l’ouvrier, qu’après avoir affronté (souligné par nous) ce même ouvrier sous forme de capital (souligné dans le texte). La confrontation des moyens de travail créés et des produits du travail en général en tant que capital avec les producteurs directs implique d’emblée un certain caractère social des moyens matériels du travail par rapport aux ouvriers qui, dans la production elle-même, se trouvent ainsi placés dans un rapport défini avec les possesseurs de ces moyens de travail et avec les autres ouvriers. » (Le Capital, Ed. Sociales, t.8, p.253) Que signifie « qu’après avoir affronté ce même ouvrier sous forme de capital »? Cela signifie que la valeur produite comme équivalent du salaire fait face à l’ouvrier comme capital variable, c’est-à-dire est une quantité de valeur changeante du fait de l’achat de la force de travail, c’est-à-dire assignation à la production de plus-value, donc rapports de production. Nous avons là le fondement même par lequel les rapports de distribution peuvent désigner les rapports de production.
Marx apporte par ailleurs une autre restriction à cette illusion dont les « agents de la production » sont « prisonniers ».
« Si l’on considère d’abord le capital dans le procès de production immédiat (souligné par nous) – en sa qualité de soutireur de surtravail, ce rapport y est encore très simple et les liens internes réels du phénomène s’imposent aux agents de ce procès, aux capitalistes, qui ont conscience de ces liens. Une preuve frappante en est la lutte violente au sujet des limites de la journée de travail. » (ibid, p.205). Sans tomber dans une survalorisation des « luttes d’usine », actuellement la domination des rapports de distribution est non seulement, comme toujours, le fait que c’est l’ « illusion nécessaire dans laquelle nous vivons », mais encore tient aux conditions de la crise et au déroulement, du moins en occident, des « grands mouvements sociaux » que nous avons eu ces dernières années et au « plancher de verre » qui leur est lié (leur incapacité à pénétrer les lieux de production). Sauf peut-être en Chine, les « luttes d’usines » suivent un cours souterrain et en grande partie parallèle (Brésil, Turquie, Espagne et même Egypte) par rapport aux grandes « mobilisations sociales ». Si, de ce point de vue, on revient sur les vagues de grèves et de luttes diverses entre la fin des années 1960 et les années 70 (Italie, France, USA, RU, etc.) on peut dire que la remarque précédente de Marx était pertinente (la citation de la p.205) : non seulement limites de la journée de travail, mais cadences, organisation du procès de travail, signification des qualifications, segmentations de la force du travail –immigrés du Sud en Italie – , disjonction entre salaire et travail, le fameux « on veut tout » italien et enfin le non moins fameux « refus du travail ». Toutes ces caractéristiques existent peut-être plus ou moins toujours, mais c’était alors la coloration massive de la période. De ce point de vue il faudrait aussi parler de la vague de grèves qui a bouleversé l’industrie automobile en France entre 81 et 83, d’autant plus que l’on a là une présence et une action là aussi massive des travailleurs immigrés (c’est un moment capital dont il est rarement question quand on aborde la séquence historique qui mène au manifs à partir des cités, marche des beurs, jusqu’au paternaliste « Touche pas à mon pote »). Il est vrai qu’on part toujours d’une existence dans la distribution, mais … mais … les choses peuvent être très différentes selon les situations (formes de la crise, rapports de forces, composition de la classe ouvrière, structure de la mondialisation, etc.).
Continuons à citer Marx qui est assez clair : « Dans sa conception la plus banale, la distribution apparaît comme distribution des produits, et ainsi comme plus éloignée de la production, et pour ainsi dire indépendante de celle-ci. Mais avant d’être distribution des produits, elle est : 1° distribution des instruments de production (souligné par nous), et 2°, ce qui est une autre détermination du même rapport, distribution des membres de la société entre les différents genres de production (subordination des individus à des rapports de production déterminés). La distribution des produits n’est manifestement que le résultat de cette distribution, qui est incluse dans le procès lui-même et détermine la structure de la production. Considérer la production sans tenir compte de cette distribution qui est incluse en elle c’est manifestement abstraction vide, alors qu’au contraire la distribution des produits est impliquée par cette distribution qui constitue originellement un moment de la production. (…) la production a nécessairement son point de départ dans une certaine distribution des instruments de production. » (Introduction de 1857).
La lutte contre l’injustice de la distribution s’articule avec les rapports de production quand comme compréhension de soi et de cette injustice, consciemment ou non, dans la pratique, dans les formes et l’enracinement de la lutte, cette lutte contre l’injustice de la « distribution des produits » se relie aux rapports de production en mettant en avant cette « distribution des éléments de production » : l’absence de propriété, absence de moyens de production, la pauvreté. Marx poursuit : « Aux yeux de l’individu, la distribution (il s’agit ici à la fois de la distribution des produits et de la distribution des instruments de production, Marx vient de définir les deux comme corollaires) apparaît tout naturellement comme une loi sociale qui fixe sa position au sein de la production (nous y voilà !), c’est-à-dire le cadre dans lequel il produit : elle précède donc la production (attention : “aux yeux de l’individu”, mais justement à partir des rapports de distribution et de leur injustice c’est notre point de départ). L’individu n’a ni capital ni propriété foncière de par sa naissance : en venant au monde, il est voué au travail salarié par la distribution sociale. » (ibid). En résumé, c’est peut-être à partir de la révolte contre l’injustice, au travers de cette forme de la distribution (des instruments de production) liée à la distribution des produits (revenus) que le jeu entre rapports de production et rapports de distribution peut être impacter de façon dynamique selon les circonstances historiques et locales. On pourra retrouver ainsi l’histoire des espaces et de l’Etat et même à partir de bases absolument présentes l’idéologie du « contre-type idéal » et la reconstruction idéologique contre-révolutionnaire sous laquelle peuvent opérer toutes sortes de pratiques de classe.
Dans la même citation de l’Introduction de 1857, Marx introduit une autre relation de réflexivité entre distribution (des produits) et production : « 2°, ce qui est une autre détermination du même rapport, distribution des membres de la société entre les différents genres de production ». Les limites entre lesquelles peut osciller la consommation individuelle dépendent de la composition interne du capital et sont fixées à chaque moment. Dit autrement : elles dépendent de la « distribution des membres de la société entre les différents genres de production ». Un peu plus clair : « Tout comme le travail de l’ouvrier individuel se partage en travail nécessaire et surtravail, le travail total de la classe ouvrière peut être, lui aussi, divisé de telle manière que la fraction qui produit la totalité des moyens de subsistance pour la classe ouvrière (y compris les moyens de production requis) accomplit le travail nécessaire pour toute la société. Le travail effectué par tout le reste de la classe ouvrière peut être considéré comme du surtravail. » (Marx, Le Capital, Ed. Sociales, t.8, p. 24). Bien que le travail des producteurs directs de moyens de subsistance se divise, pour eux-mêmes (et pour le capital qui les exploite), en travail nécessaire et surtravail, il représente, du point de vue de la société, le travail nécessaire à la seule production des moyens de subsistance, c’est-à-dire le travail nécessaire par rapport au surtravail. En outre, on n’est pas loin dans tout cela de la question des émeutes et du plancher de verre.
De ce point de vue, une protestation contre l’utilisation de l’argent public, contre le peu d’investissement dans un quartier, etc. peut établir une relation dynamique dans le jeu entre rapports de distribution et rapports de production car c’est le rapport travail nécessaire / surtravail qui est en jeu. Là aussi toutes sortes de circonstances peuvent intervenir, mais ce qu’il fallait définir c’est sur quelle matière celles-ci interviennent. Il faut non seulement que cette matière soit susceptible d’être « dynamisée », mais encore il faut que ce soit cette matière elle-même qui déterminant la spécificité présente de la crise, détermine les relations de classes qui vont la « dynamiser » ou inversement « l’absolutiser ». Différentes tendances peuvent se croiser dans un même mouvement, se combattre ou s’ignorer.
Les revendications et luttes sur la distribution sont constamment dans une ambiguïté et qu’elles ne sont pas toutes identiques dans leur capacité à désigner les rapports de production. C’est pour cela que toutes les révoltes contre un « destin de pauvre » (paysans même « sans terre », micro entrepreneurs informels) ne sont pas identiques. Il faudrait également revenir sur la relation entre rapports de production et de distribution dans la constitution de l’identité ouvrière.
Il faut enfin se garder d’un dernier « piège ». Selon les critères posés, les pays « pauvres », « émergents » (peu importe ici l’appellation) auraient une faculté supérieure à incarner des dynamiques et des distinctions positives, relativement aux aires centrales. Vieux réflexes « européocentristes » peut-être, mais cela est gênant. La capacité d’un revendeur de cartons usagés du Caire ou de Rio à réfléchir dans sa lutte sur le partage des richesses (sur la distribution) les rapports de production qui font le contenu même de la richesse et par là sa répartition, n’est pas plus évidente que celle de l’ouvrier professionnel de Sochaux avec sa résidence secondaire dans les collines du Jura.
Un commentaire
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salutations