« Nous sommes d’une catégorie qu’on a installé dans la cave de la société et dont on ne veut ni entendre le chant, ni voir l’âme. Nous revendiquons donc nos droits : des droits destinés à nous porter à la hauteur des citoyens reconnus. En chemin, nous avons appris que le sous-sol est plus grand que nous l’avons cru et qu’il comprend des pièces que nous ne connaissions pas. Nous avons rencontré des citoyens moins égaux que d’autres. Eux aussi exigent leurs droits : parfois les mêmes que les nôtres, parfois non. Nous avons compris qu’il s’agit de leur part d’égalité, comme nos droits sont notre part. Nous nous sommes dit que ces luttes diverses — les nôtres et les leurs — se confortent et doivent se rejoindre pour élargir le champ d’application de l’égalité. » (op. cit., Texte d’appel, p. 8). Les initiateurs du mouvement soulignent eux-mêmes que, dans le texte d’appel, pas une fois le mot racisme n’est prononcé, « parce que pensions-nous, à tant rabacher le racisme, on finit par occulter les véritables problèmes. » (p. 98). Mais à tant rabacher l’Egalité on fini aussi par occulter les véritables problèmes. C’est tout le mouvement de Convergence 84 qui est pris dans cette contradiction.
Les initiateurs de ce mouvement ont considéré qu’il n’y avait pas que des « inégalités sociales » ou plutôt que celles-ci se complétaient d’inégalités diverses contre lesquelles on pouvait lutter au niveau du droit, des inégalités « formelles ». Contre ces inégalités on ne pouvait revendiquer une uniformisation abstraite dans la politique d’insertion, c’est une « nouvelle citoyenneté » qu’il fallait définir. L’existence de ces inégalités est indéniable, insupportable et on a mille fois raisons de lutter contre elles. Mais, revendiquer l’égalité, même comme « nouvelle citoyenneté », c’est revendiquer la neutralité de la justice, de la police, de l’école, des employeurs, de l’aménagement du territoire, de l’Etat etc., c’est revendiquer que « la cave » soit traité par ces institutions comme « les étages supérieurs » dont elles sont leurs institutions.
Les initiateurs de cette Convergence et l’ensemble des participants savaient bien que la société est divisée en prolétaires et capitalistes et que les « inégalités devant la citoyenneté » contre lesquelles ils se battaient sont là. Ils n’avaient pas non plus la naïveté de croire que la résolution de ces inégalités était l’abolition des classes. Mais l’existence des classes se donnant empiriquement à voir dans ces inégalités, elles devenaient des objets de luttes et de revendications particulières. Ces revendications réclamaient alors une solution à leur niveau, celui de l’Egalité et de la citoyenneté. Ainsi, une lutte indispensable contre les inégalités se transforme en une litanie de revendications démocratiques ne changeant absolument rien à ce qui est sa raison d’être (l’existence des classes, l’exploitation, les conditions générales de reproduction de la force de travail et de sa segmentation) et surtout la niant. Ce n’est pas dans le côté particulier de la revendication que réside le problème car toute revendication est particulière, ce n’est pas dans le fait de lutter contre des inégalités, mais dans le fait de le faire au nom de l’Egalité, de la Citoyenneté. Ce ne sont donc pas les revendications sur les inégalités qui sont en question ici mais l’invention d’une « solution » qui traite ces revendications comme existant pour elles-mêmes et par elles-mêmes. Ce n’est plus parce qu’on est prolétaire que l’on est « inégal » mais on est inégal parce qu’on n’est pas un vrai citoyen puisque, par définition, les citoyens sont égaux. On était parti d’inégalités réelles, elles étaient devenues, dans leur « solution », des inégalités abstraites, le passage n’est pas arbitraire, il n’est pas un détournement des « bonnes et vraies luttes prolétariennes », il est la formalisation de leur limites, formalisation qui est simultanément une reformulation, une activité spécifique.
Il n’est pas question d’opposer à « la lutte de classe » les revendications d’égalité et de citoyenneté, comme l’on opposerait la « réalité » à son masque ou à son dévoiement. Quand les initiateurs de Convergence 84 reformulent ce qu’ils savent être une distinction de classe autour de la revendication de « droits », ou autour des thèmes de l’ « égalité » ou de la citoyenneté, ils ne font pas disparaître la lutte de classe mais ils entérinent l’existence des classes comme existences d’inégalités et lutte contre elles. Et ils se savent dans cette contradiction. La lutte se déroule alors à la fois à l’intérieur d’un espace consensuel imaginaire qui est celui de « l’égalité des droits » et / ou de la citoyenneté (« nouvelle », c’est-à-dire séparée de la nationalité) et des inégalités de classe affectant tous ceux se trouvant dans la même situation et connaissant les mêmes problèmes vis-à-vis du travail, de la justice, de la police, de l’école, du logement, etc. C’est alors cette « même situation », cette situation de référence qui devient l’angle mort du discours. Cette situation de référence sert d’étalon pour définir « ceux qui se trouvent dans la même situation », à ce moment là « descendants d’immigrés » devient indicible sous peine de « rabacher le racisme » et de « masquer les véritables problèmes » (p.98), mais simultanément revendiquer l’égalité des droits et la nouvelle citoyenneté c’est constamment poser la distinction raciale comme référent.
Depuis le début des années 70 (grèves dans l’industrie, foyers Sonacotra, contre les attentats racistes, pour la carte unique de 10 ans…) les luttes des travailleurs immigrés ne peuvent être découpées à l’intérieur d’elles-mêmes en luttes de classe sur les conditions de travail, les salaires etc., disons « un côté prolétarien » et, de l’autre, la volonté « d’asseoir son droit de cité dans la société française ». « Asseoir son droit de cité » c’est aussi lutter contre une surexploitation et il ne s’agit pas d’idéologie. La question de « l’égalité » et des « droits » n’est pas un « plus » qui viendrait se surajouter à la lutte de classe « pure et dure », car la lutte de classe n’est jamais « pure et simple ». Résoudre la question en en appelant de façon quasiment incantatoire et magique au « noyau dur prolétarien » contre son dévoiement idéologique, humanitaire, antiraciste, à la manière, par exemple, de l’article du Prolétaire de juillet-août-septembre 96 sur la lutte des « sans-papiers », ne nous avance pas à grand chose dans la compréhension du mouvement, ni dans celle de ses limites et de leur nécessité.
Il faut renverser la problématique. C’est parce que la lutte des immigrés est lutte de classe qu’elle comporte ce « plus ». La lutte de classe n’existe toujours que « surdéterminée » parce qu’elle est lutte de classe. C’est le rêve programmatique qui veut une classe qui se dégage de son implication réciproque avec le capital et s’affirme en tant que telle dans une pureté autodéterminée, une classe subsistant par elle-même. Dans ce « plus » c’est l’existence et la pratique en tant que classe que l’on trouve, c’est-à-dire la reproduction réciproque du prolétariat et du capital dans laquelle c’est toujours le second qui subsume le premier et celui-ci qui agit à partir des catégories définies dans la reproduction du capital. Si le prolétariat n’est pas condamné à en demeurer là c’est que, dans sa contradiction avec le capital, il trouve la capacité de l’abolir et de se nier lui-même. Mais c’est une autre histoire, ou plutôt une histoire qui commence dans les catégories de la reproduction du capital. Essentiellement, c’est toujours agir en tant que classe qui est la limite de la lutte de classe, c’est là le point de départ, mais ce n’est qu’un point de départ.
Pour avoir voulu considérer pour les besoins du mouvement comme immédiatement identiques d’une part, les inégalités de droit et de citoyenneté et, d’autre part, les inégalités de classes (« ceux qui sont dans la même situation »), ne pouvant plus dire quel était son référent des inégalités de droit, Convergence 84 s’est enfermée dans une contradiction qui a éclaté dans les conflits internes qui ont suivi le discours de Farida Belghoul lors de l’arrivée à Paris. Un mouvement qui se fixe sur « l’égalité sociale et politique », en ayant pour objectif une « nouvelle citoyenneté », ne pouvaient échapper au discours anti-raciste et ne pas se trouver partie prenante du continuum des organisations et collectifs anti-racistes qui l’agaçait tant.
La ligne générale de Convergence
« Pas de “solidarité” comme si nous étions des personnes particulières et vous les personnes normales. »
« Les organisateurs anti-racistes sont d’une efficacité réelle mais disparaissent dès que surgissent les problèmes. Le discours est globalisant. C’est un paternalisme dans lequel les jeunes ne peuvent pas se retrouver (…) Le défaut de l’anti-racisme est d’être “anti” et de traiter tous les problèmes en termes de racisme. C’est tellement évident qu’on n’y prête plus attention. Mais on ne peut plus s’en tenir là ; Le problème est dépassé. Le racisme est le ghetto des organisations traditionnelles. On oublie le concret, le quotidien, pour délirer sur l’incompréhension. » (Deux rouleurs, in l’Est Républicain, reproduit op.cit., p.31)
« Les rouleurs ont tenté de casser ce “mur Français-immigrés” et la marginalisation dans laquelle on essaye selon eux de cantonner ces derniers. En définitive c’est aux jeunes qu’ils se sont adressés pour “faire entendre leur voix”. Ces jeunes des cités dont les problèmes sont les mêmes, qu’ils soient européens ou étrangers (sic, nda). (…) Les organisateurs de Convergence 84 ont voulu susciter un débat sur la “nouvelle citoyenneté”. » (Le Quotidien de Paris, reproduit in op.cit., p.43). On dit d’une part que ce n’est pas une question de droit, mais on dit également que c’est aussi une question de droit. Si c’est aussi une question de droit, l’immigré devient la situation de référence donc on restaure le racisme et l’anti-racisme.
« Que disent-ils ? A l’antiracisme revendiqué en 1983, ils ajoutent l’égalité (l’antiracisme, officiellement ne fait pas partie de la plateforme de Convergence, donc on ne peut dire que l’égalité est ajoutée, cependant cet article du Monde est bien symptomatique de l’ambigüité, devenant contradiction interne, de “Convergence”, nda). Il s’agit moins pour eux de formuler des revendications ponctuelles en faveur de la seule immigration que d’affirmer une égalité pour tous, Français ou immigrés, élevés ensemble entre béton et bitume. Si les jeunes maghrébins sont victimes de discrimination dans les cités, il en va de même sur des territoires identiques pour les jeunes français. Et l’Antillais ou le harki, de nationalité française, peuvent être aussi l’objet de délit de “sale gueule”. Il n’y a pas pour eux de problèmes propres à l’immigration, mais des problèmes posés à l’ensemble de la société française. » (Le Monde, reproduit in op.cit., p.32). Si ce ne sont pas des problèmes propres à l’immigration, ill n’en demeure pas moins que l’imigration en demeure le modèle et la référence.
Oui, mais « l’égalité pour tous » dont il est question — de droits, de citoyenneté, de traitement égal — est particulière, le « tous » est très problématique car posée à partir d’une inégalité particulière de droits et de citoyenneté qui veut se donner comme sociale tout en continuant à se proclamer de droit et de traitement.
Convergence s’est enfermée dans une contradiction du général et du particulier, du général revendiqué au nom d’un particulier toujours là mais toujours dénié. C’est en cela que Convergence est très symptomatique de la « bascule ». Refus de la « culturalisation » particularisante au nom de la culture et de la revendication de droits qui renvoie à la particularité d’une situation raciale : « Nous revendiquons donc nos droits : des droits destinés à nous porter à la hauteur des citoyens reconnus (c’est-à-dire “français de souche”, nda) (…) Nous avons rencontré des citoyens moins égaux que d’autres. Eux aussi (quel est le “je” ou le “nous” qui dit “aussi”, c’est-à-dire “comme nous” ?, nda) exigent leurs droits : parfois les mêmes que les nôtres, parfois non. Nous avons compris qu’il s’agit de leur part d’égalité, comme nos droits sont notre part. » (Texte de synthèse et de bilan, sans titre et non signé, op.cit., p.8 – il n’est pas toujours évident dans cette grosse brochure de savoir quels sont le statut et l’origine des textes)
La contradiction de Convergence 84
(Le thème est déjà abordé dans les pages précédentes.)
Les Rouleurs veulent rassembler sur la base des inégalités sociales mais au nom des inégalités de droits causées par les origines. Il y a dénégation d’une situation mais dont l’objet est constamment affirmé dans les faits comme le fondement et la raison d’être de l’action.
« Les animateurs de Convergence 84 insistent sur le fait qu’il faut en finir désormais avec les discours classiques anti-racistes mettant en avant le droit à la différence et qu’il faut plutôt recentrer sur l’égalité des droits » (Libération, reproduit in op.cit., p.46). Cependant : « La France va prendre une dimension interculturelle qu’on ne peut plus éviter » (Un Rouleur, in L’Est Républicain, reproduit in op.cit., p.31)
« A Tours, raconte Rachid, on a répliqué à des militants antiracistes qu’on n’était pas des “jeunes immigrés” comme ils disaient, mais des habitants de France, comme eux. Ils ne savaient plus quoi dire. Mais les amicales d’immigrés n’étaient pas contentes non plus. Elles nous accusaient de nier nos origines. Il a fallu qu’on leur explique toute la différence que l’on faisait entre culture et nationalité. » (Le Matin, reproduit in op.cit., p.30)
Mais, simultanément : « A la préfecture de police (à Lille, nda), les voyageurs et leur comité d’accueil étaient allés apporter une protestation contre les nouvelles mesures à propos d’immigration (souligné par nous) : restriction des rapprochements familiaux, régularisation de situations plus difficiles, expulsions plus faciles. » (La voix du Nord, reproduit in op.cit., p.30).
Au Vernet-d’Ariège, les Rouleurs déposent une gerbe sur le mémorial du maquis portant mention : « Les jeunes issus de l’immigration » (La Dépêche du Midi, reproduit in op.cit., p.35).
« Nous voulons être traités comme des individus à part entière, selon, des références valables pour tous et non soumis à l’arbitraire racial ou raciste (souligné par nous) ». (Un Rouleur La Nouvelle République, reproduit in op.cit., p.36)
Dans son intervention intitulée Lettre ouverte aux gens convaincus, place de la République, Belghoul met à nu la contradiction, elle l’exprime sans la formaliser dans ses termes adéquats, elle demeure au stade de l’intuition.
« Cent Mille personnes à Paris (à l’issue de la Marche de 1983, nda), l’immigration semblait sortir de sa réclusion solitaire. (…) Quelques jours plus tard, premières grèves dans l’automobile (faux, cela faisait deux ans, Farida Belghoul ne s’en n’était pas aperçue, passons ; à noter également que Belghoul laisse plus ou moins supposer qu’elle fut partie prenante de la Marche, ce que conteste formellement Salika Amara, nda). Nous découvrons alors une distinction effrayante. Une distinction faite par d’autres que nous-mêmes. Entre les vieux travailleurs et les jeunes des cités, l’espoir ne serait pas le même. »
Belghoul évoque ensuite l’échec des rassemblements sur les « victimes du racisme » qui suivirent la Marche. « C’est alors que fin juin 1984 (c’est-à-dire après les affrontements ayant marqué les Assises de Lyon, nda) quelques “clandestins” se réunissent au Relais Ménilmontant. Ils sont jeunes, français, portugais, maghrébins et africains. Ils décident d’une grande initiative nationale. (…) Mais cette fois en élargissant le mouvement à d’autres communautés qui n’avaient pu s’identifier à la “Marche des beurs”. Nous prenions ainsi l’occasion d’en finir avec l’amalgame immigration égale forcément maghrébins. (…) Faire apparaître la diversité culturelle des quartiers (souligné par nous). (…) Nous nous sommes retrouvés enfermés dans de grandes salles et de grands débats généraux où revenait sans cesse le leitmotiv du racisme et celui de la montée de l’extrême-droite. Discussions où toutes situations concrètes sont oubliées au profit de considérations générales qui permettent à beaucoup, nous le soupçonnons de soulager leur mauvaise conscience. (…) Que fallait-il faire ? Ménager nos alliés parce qu’ils nous offraient le gîte et le couvert ? C’est justement parce qu’ils sont nos alliés que nous ne devons leur faire aucun cadeau. (…) Les malentendus, dont nous parlons, reposent sur des considérations générales sur “le racisme”. Ces considérations parlent de l’immigration à partir du seul point de vue moral. (…) Il est nécessaire que les institutions antiracistes remettent en question des pratiques qui prouvent qu’elles ne considèrent pas ces jeunes comme des partenaires à part entière. Elles refusent actuellement de comprendre que ceux-ci ont d’autres buts que d’adopter un mode de vie qui est celui du mode de vie en caserne. L’intégration proposée aujourd’hui signifie le sacrifice de notre intégrité (idem). (…) Le débat sur les nouvelles formes de citoyenneté (idem) ne peut être envisagé avec des partenaires extérieurs avant que s’instaure un rapport de force favorable à l’expression des quartiers qui passe par la remise en cause du carcan antiraciste. En effet, à servir le racisme à toutes les sauces, on finit par le banaliser. Et surtout occulter des problèmes qui ne sont pas exclusivement ceux de l’immigration (idem). Il est nécessaire que les liens entre les gens convaincus et l’immigration s’opèrent sur d’autres modes que ceux de la solidarité et du soutien parce que les résistances des jeunes des cités aujourd’hui concernent tous les habitants de ce pays. (…) Beaucoup de mouvements, d’organisations de gauche et d’extrême-gauche parlent de racisme à tort et à travers pour justifier les uns leur vocation, les autres pour légitimer l’inscription de la lutte antiraciste dans leurs programmes. (…) C’est une véritable convergence des symboles et des discours (sur le dos de l’immigration, nda) : les fachos et l’archétype des invasions barbares, les gauchos et l’étendard de la révolte des damnés de la terre, les cathos au nom de la compassion, etc. » (pp.54 à 58).
L’antiracisme est critiqué au nom « des problèmes qui ne sont pas exclusivement ceux de l’immigration » en même temps que le combat se mène au nom du refus d’une « intégration proposée aujourd’hui [qui] signifie le sacrifice de notre intégrité », la « nouvelle citoyenneté » destinée à résoudre la contradiction ne fait que la répéter en traitant en inégalités de droits ce que l’on avait posé par ailleurs comme inégalités sociales. L’entreprise de Convergence 84 est prise au piège de la « culturalisation » de l’immigration qu’elle cherche d’une part à dépasser en refusant l’antiracisme et en appuyant ses références aux luttes de l’automobile mais que, d’autre part, elle est contrainte d’entériner au nom la « diversité culturelle des quartiers » qui est sa raison d’être car sans elle la « nouvelle citoyenneté » et « l’intégration dans l’intégrité » n’auraient aucun sens.
La majorité des autres initiateurs de Convergence sont sidérés par l’intervention de Farida Belghoul, tout en reconnaissant la nécessité de « dépasser un antiracisme traditionnel, abstrait, paternaliste et/ou politicard », ils n’y voient qu’un « dérapage conduisant à la marginalisation politique » (p.60).
Alors que Farida Belghoul se débat dans les contradictions de l’entreprise, Albano Cordeiro, son contradicteur dans la brochure patauge dans toutes les significations du mot d’Egalité et les diverses instances du mode de production auquel il peut renvoyer. Quand Albano Cordeiro reproche à Belghoul de ne pas être, malgré ses déclarations, vraiment sortie de l’antiracisme, il se peut qu’entre Portugais et Maghrébins, en 1984, l’enjeu ne soit pas le même. Nous n’y étions pas, mais il y a fort à parier que les Portugais n’ont pas rencontré le même « paternalisme solidaire » que les Maghrébins.
Si nous suivons l’argumentation de Cordeiro nous y retrouvons la contradiction de Convergence, mais sans l’intuition et le vécu de l’impasse qui anime l’intervention de Belghoul. Pour Cordeiro, la « sortie de la thématique antiraciste » passe par le thème de l’Egalité (écrit avec sa majuscule).
« Le thème de l’Egalité était porté comme proposition d’un autre mode d’approche des problèmes qui assaillent la société actuelle en crise, en faisant levier sur ce qui assaille les diverses communautés (vivre ensemble), et cessant de structurer les différences (fausses “différences”, spécificité culturelle, hétéronomie) en inégalités. » (63)
Quand, par ailleurs Cordeiro critique la gauche au pouvoir (1884) pour « laisser agir un système qui institutionnalise les différences en inégalités », il considère que les différences sont des données de fait, absolues et objectives. Toutes les différences sont construites et sont ainsi, par définition, des inégalités ; les critères par lesquels existent des différences ne sont, à un moment donné dans une société donnée, que les outils d’une hiérarchie.
Cordeiro reproche à l’intervention de Belghoul de ne pas sortir du « piège de l’antiracisme » (64). Mais comment en sortir ? « Ce thème de l’Egalité, étendue à l’ensemble de la société vivant en France, et non plus portée comme une revendication spécifique “immigrée”, appelait à une attitude participative des Français, à un engagement en première personne. Le refus de la solidarité extérieure des Français était inhérent à l’initiative. » (63). Mais quand on fonde son action sur l’égalité de droit, sur la nouvelle citoyenneté (séparés de la nationalité), quand on invoque les inégalités sociales pour les laisser de côté en ne les retenant que dans leur existence d’inégalités de droit, qu’attendre alors des Français ? Comment sortir de l’antiracisme ? Soit il s’agissait d’inégalités sociales, soit il s’agissait de droits. S’il s’agissait de droit, il n’y avait au mieux à attendre des Français pour lesquels l’identité entre citoyenneté et nationalité ne posait aucun problème personnel qu’une solidarité extérieure et compatissante. Cordeiro ne voit pas la contradiction dans laquelle était enfermée Convergence 84, celle que Belghoul ne parvient pas à formaliser dans ses termes adéquats mais qu’elle exprime symptomatiquement. En ramenant l’initiative de Convergence à la dimension immigrés / pouvoir, Belghoul met le doigt où ça fait mal, c’est-à-dire sur l’incohérence idéologique de la démarche qui n’existait que de par les segmentations raciales et qui ne voulait pas en parler. Mais le refoulé revient toujours de façon perverse.
Quand Cordeiro reproche à Belghoul de ne pas sortir du piège de l’antiracisme, lui-même en revient à l’antiracisme le plus plat que ne rejetterait pas SOS Racisme : « Convergence 84 se proposait de présenter la diversité des communautés vivant en France comme un atout, un fait positif, face à l’emprise montante de négativation des apports de l’immigration. (…) Une des innovations majeures de Convergence 84 était sa volonté initiale de mettre en scène la volonté participative des communautés issues de l’immigration et d’une bonne partie des Français sensible à ces thèmes (souligné par nous), de visualiser leur volonté de vivre ensemble. » (64−65).
La contradiction interne (lutter contre le racisme sans en parler en mobilisant une dialectique confuse entre social et juridique) dans laquelle était enfermée l’initiative de Convergence s’est cristallisée dans les divergences de point de vue, c’est-à-dire d’existence, entre Maghrébins et Portugais. Depuis longtemps les trois « F » de Salazar ne suscitent plus aucun débat ni aucune animosité personnelle et / ou institutionnelle en France : Fatima, Futbol, Fado, tout le monde s’en fout. Et le maçon (souvent devenu entrepreneur) ou le plombier « portugais » dont plus personne, même s’il s’appelle José, ne remarque la lusitanéité, est le bienvenu.
Il est évident que « l’objectif de convergence des origines et des apports » (dans le texte de Cordeiro, il n’est même plus question d’ « inégalités ») ne pouvait que « subir au sein de Convergence, les pesanteurs du franco-maghrébisme (tout ce qui concerne l’immigration est une affaire entre français et maghrébins) et du maghrébocentrisme (en matière d’immigration, les maghrébins sont les seuls autorisés à s’exprimer). (…) Tous ceux qui étaient sensibles à cette perspective (convergence des origines et des apports, nda), à cet objectif savaient que la participation de la COMMUNAUTE PORTUGAISE DE FRANCE était STRATEGIQUE (majuscules dans le texte) parce qu’à la fois la plus importante et celle qui possède un degré d’organisation unique dans l’histoire de l’immigration. (…) La participation portugaise était celle qui pourrait donner à l’initiative une dimension dépassant la protestation antiraciste et celle qui pouvait donner un contenu autre que celui immigration-affaire interne franco-maghrébin). » (65−66). Pourtant, force est de constater avec Cordeiro que « la participation portugaise au Rendez-vous du 1er Décembre n’a guère dépassé les militants qui s’étaient engagés dès le début. » (66). Que seraient allés faire les Portugais dans cette galère ?
La réussite même de la manifestation finale du 1er décembre signe l’échec et la mise à nu du confusionnisme idéologique de la problématique affichée de Convergence, fruit de cerveaux militants. Trente mille jeunes, venus très majoritairement, selon tous les témoignages et les comptes-rendus de presse, des cités de banlieues ont énergiquement défilé dans Paris sans organisation pour les mobiliser et les encadrer. Dans leur immense majorité, ces tente mille jeunes étaient « citoyens français », les « droits » ils les avaient, les circonvolutions sur le social et le juridique n’avaient aucun sens. Les slogans pour l’égalité étaient dirigés contre la subordination raciale et les inégalités sociales, précisément ce que les idéologues de Convergence s’imaginaient pouvoir laisser de côté pour une étape ultérieure. En 2005, les mêmes déchireront leur carte d’identité de citoyen français.
Sous le slogan de la « nouvelle citoyenneté », c’est autre chose qui se joue que l’acquisition des droits liés à la citoyenneté quelle que soit la nationalité. Ce qui se joue c’est la fabrication et le contenu de cette citoyenneté qui formellement, pour le plus grand nombre des manifestants du 1er décembre 1984, était acquise. Nous étions alors au moment de la bascule, du passage « en tension » d’une position dans les rapports de production à un groupe social marqué par une identité héréditaire. Alors que jusque dans les années 1970 la situation d’immigré surdéterminait celle de travailleur, qu’immigré et racisation étaient une situation dans le travail, des individus, désignés autrefois par leurs appartenances sociales ou nationales, étaient maintenant définis depuis la fin des années 1970 à partir de l’ « origine ». Avec les transformations économiques et sociales de la fin des années 1970 / début des années 1980, le travailleur immigré devient purement et simplement « immigré », « autre » et, à la différence d’une fonction économique, il est substantialisé.
Convergence 84 est une lutte à l’intérieur de la culturalisation de la situation d’immigré devenue paradoxalement un héritage transmissible qui, en tant que telle, devient un marqueur englobant la descendance et la désignant comme « étrangère » quelle que soit formellement sa situation juridique. Pour les organisateurs mêmes de la Convergence, sous la question de la « nouvelle citoyenneté » c’est explicitement une autre question qui, dans la métamorphose en cours de la situation d’ « immigré » en France, est le véritable enjeu. « “L’interculturel” enfin, renvoie à une situation statique, comme si les identités nationales des différentes communautés existaient une fois pour toutes et qu’il n’y avait plus qu’à les rassembler pour en faire un patchwork. Pour les jeunes de la deuxième génération comme pour les Français, l’identité est aujourd’hui en question, elle est à trouver, à faire. La résistance à prendre la nationalité française se double aujourd’hui d’une crise du modèle assimilateur dominant. Les valeurs universelles de la République française sont en lambeaux et “l’identité française” est en miettes. » (La ruée vers l’égalité, p.79).
Pour les animateurs de Convergence, il s’agissait de redéfinir la citoyenneté et l’identité afin de lutter contre « le devenir autre » inhérent à la culturalisation du racisme, donc ne plus poser aucune question en termes d’origine, de « problèmes des immigrés » et de racisme, c’est-à-dire : définir une nouvelle citoyenneté avec tous les droits, là où l’on vit. Le projet de Convergence s’élève contre la logique habituelle de « soutien des Français aux immigrés », contre les batailles sur des « revendications spécifiques qui renforcent la marginalisation ». Le thème de l’égalité a alors pour fonction de « montrer le racisme comme révélateur exacerbé des problèmes d’ensemble de la société » (p.80). Logement, rapports avec la police et la justice, emploi, échec scolaire, ne sont pas des « problèmes d’immigrés » défendent les initiateurs de Convergence. Il existe dans ce programme de lutte deux contradictions que le mouvement n’est pas parvenu à dépasser parce qu’elles en étaient constitutives.
La première fut celle que l’on pourrait qualifier de contradiction entre le particulier et le général, c’est-à-dire entre les problèmes rencontrés par tous mais qui cependant avaient besoin d’un « révélateur » particulier qui était le racisme. Comment affirmer ce révélateur et s’en défaire à la fois, il fallait choisir entre les termes comme le révéla la scission entre Belghoul et la quasi-totalité des autres organisateurs.
La seconde contradiction (qui sous un autre angle répète la première) non dépassée parce que constitutive fut celle entre le social et le juridique. L’égalité des droits doit être également une « aspiration à la transformation des rapports sociaux » (p.80). Mais la « transformation des rapports sociaux » n’a rien à voir avec l’égalité juridique de la « nouvelle citoyenneté » réclamée par ailleurs. Sauf, comme les militants de Convergence, à entendre par « égalité sociale » ou « transformation des rapports sociaux », non pas le renversement des rapports de production capitalistes, mais le traitement égal dans la société capitaliste de tous les jeunes des cités et des banlieues, confrontés aux mêmes problèmes quelle que soit leur origine. Le racisme n’est plus que le révélateur d’une situation générale, on en revient alors à la première contradiction : parler du racisme sans en parler.
On en revient également à la ligne de clivage principale des Assises de Lyon puis de St Etienne : «Sur la question du repli, notre discours n’a pas été suffisamment clair (pouvait-il l’être ? nda). Notre critique du repli au sein des communautés immigrées visait ceux, extrêmement minoritaires (pas si évident selon les comptes rendus des Assises, nda), qui prônent l’organisation autonome des jeunes d’origine maghrébine comme seule stratégie politique, se posant ainsi en interlocuteurs représentatifs d’un groupe vis-à-vis du gouvernement et porteurs de revendications particulières à ce groupe. » (p.82). Comment faire des descendants d’immigrés » la catégorie « révélatrice » tout en lui déniant la possibilité d’organisations et de revendications autonomes ? Surtout quand ces jeunes issus de l’immigration maghrébine étaient massivement présents alors que de les organisateurs eux-mêmes reconnaissent « une grande difficulté à mobiliser les communautés africaine, asiatique et, à un moindre degré portugaise… » (p.85). La solution c’est l’habituelle boite à outils de tous les militants : créer une « force sociale et politique de transformation. » à l’encontre de ces « jeunes qui revendiquent une identité de rebelle et pratiquent une résistance sociale tournée vers eux-mêmes » (p.84).
A l’heure du bilan, il faut cependant reconnaître la lucidité des organisateurs sur leurs faiblesses et leurs contradictions : « A trop vouloir l’ouverture, à trop mettre en avant les ressemblances, n’avons-nous pas passé allègrement sur les spécificités de chaque groupe et son inspiration à conserver son identité. (…) Parce qu’il s’agit bien de cela, se regrouper pour défendre son identité et son intégrité. Ce “repli” ne s’opère pas la plupart du temps sur des bases politiques, même si certains sont tentés d’exploiter politiquement cette situation. Notre attitude volontariste de briser les ghettos ne doit pas nous faire oublier que pour des milliers de gens c’est leur seule façon de se repérer, de se sécuriser et trouver un équilibre difficile dans cette société. (…) Ce manque de réflexion de notre part et donc notre précipitation, n’est pas étranger à la faible participation des différentes “communautés” à Convergence. Rejetant trop souvent les modes d’organisation “communautaires” et n’ayant pas réfléchi sur les potentialités et les possibilités de participation et d’intervention de ces associations, nous avons, à ce niveau, raté le coche. » (pp.99 – 100).
Après l’arrivée parisienne de Convergence, dans un texte de bilan, José Vieira, un des principaux organisateurs, sans l’écrire explicitement, souligne que la question de l’égalité des droits ne tient pas une question de « citoyenneté nouvelle », pleine et entière quelle que soit la nationalité : « Voici venir le temps des origines, c’est-à-dire des différences. (…) Différent c’est-à-dire inégal (…). Dans une situation où de plus en plus d’habitants de ce pays ont la nationalité française, donc l’égalité juridique des droits, et où les actes racistes sont des délits en inflation, même à un niveau institutionnel, nous affirmons la nécessité de l’égalité de tous les habitants de France quelle que soit leur origine, culture et nationalité. A cause de votre origine, vous êtes en danger de ne pas trouver de logement et dans la vie d’être plus facilement contrôlé par les flics, d’être refusé dans un emploi… » (pp. 101 – 102). Mais alors c’est de racisme dont il s’agit et de la vacuité du mot d’ordre de départ sur la « nouvelle citoyenneté ».
La Marche pour l’égalité de 1983 et Convergence 1984 sont prises l’une et l’autre dans le basculement de l’époque, mais alors que la première exprime sans contradiction la reconnaissance de la « diversité » et la culturalisation de la situation d’immigré qui entérine cette situation pour toute la période à venir, la seconde se débat encore dans la tension du passage entre une identité dont la détermination première est la fonction économique et cette même culturalisation. Dans ses impasses et ces contradictions, c’est aussi de la fameuse « unité de la clase ouvrière » dont il est question, c’est tout l’intérêt de Convergence jusqu’à aujourd’hui.