1983, c’est l’année de Dreux, les immigrés deviennent un enjeu politique. C’est aussi l’année où l’on dénombre le plus de crimes sécuritaires et racistes (voir liste rien que pour l’été 1983, p.79 : 40 victimes, le plus jeune a 9 ans, cette situation est déterminante dans le déclenchement de la Marche même si les causes sont plus anciennes plus structurelles tout comme celles des cow-boys en uniforme ou non), c’est l’année de milliers d’expulsions, appelées « double peine », du territoire national de jeunes « arabes » (maghrébins, berbères) de moins de 26 ans qui pour la plupart n’avaient jamais mis les pieds dans leur « pays d’origine ».
Seconde génération :
Le terme désigne en permanence « l’échec » de l’intégration. Ces jeunes apparaissent encore comme la suite et reproduisant l’étrangeté de l’immigré. « Seconde génération » c’est une assignation à une origine, une identité « arabe », cela transforme et fixe la migration elle-même comme une origine identitaire.
« Or, ce sont les enfants nés après l’indépendance qui arrivent en 1983 à l’âge adulte et qui sont en pleine mutation identitaire. Du fait des accords d’Evian, les enfants algériens nés en France, après 1963, ont d’office la nationalité française que leur octroie le droit du sol. Or, ils sont à peu près 200 000 à l’avoir et donc en état de voter. Ajoutez à cela les français musulmans (dits Harkis) et leurs enfants qui sont également marginalisés. Les Marcheurs sont de cette génération là et bouleversent la donne parce qu’ils n’ont rien à justifier. Ils sont Français pour la plupart et cela suffit pour qu’ils aient les mêmes droits et les réclament à l’ensemble de la population française mettant en avant les valeurs fondatrices de la République. (…) Ce qui les différencie des autres luttes de l’immigration qui avaient lieu dans toute la France, et ce bien avant la Marche, c’est qu’ils étaient plus jeunes, qu’ils n’étaient pas politisés, pas même étudiants, et sans discours construit. » (pp.19 – 20)
Récit
En gros le même que Delorme. Quelques détails supplémentaires : parmi toutes les personnalités qui les rejoignent ou les accueillent, tous les représentants religieux sont là dont des rabbins, mais aucun représentant de l’islam.
« Après la Marche, le noyau des marcheurs de Vénissieux refuse toute aide extérieure pour avoir une autonomie reconnue par tous. Par le biais de leur association SOS avenir Minguettes, ils mettent en place une coordination qui se veut être le moteur de toutes les autres mais en pure perte. (…) Fragilisé, isolé des autres groupes dont le Collectif parisien qui lui aussi est en interrogation, le groupe se disloque et entre dans l’oubli durant près de trente ans. » (33)
« Un objectif se dessine : mettre en place un mouvement de l’immigration en fédérant les nombreuses associations nées de la Marche. (…) C‘est un Collectif morcelé qui peu à peu s’installe. Trois actions vont encore le maintenir en vie : la manifestation avec les ouvriers de Talbot à Poissy ; les Assises de Lyon (à Vaulx-en-Velin) en juin 1984 ; les Assises de St Etienne en septembre 1984 » (46−47).
Assises de Lyon : 9 – 11 juin 1984, 400 jeunes issus de l’immigration
Salika Amara est très brève sur ces Assises : « Cette première tentative provoque quelques scissions. » (50)
Assises de St Etienne : 27 – 28 septembre 1984
« Trois mois après une deuxième tentative a lieu à St Etienne les 27 et 28 septembre 1984. Mais ces deux jours ne suffisent pas à ressouder les différents représentants des associations de jeunes issus de l’immigration. De plus l’annonce de l’initiative “Convergence 84″ ne fait qu’accélérer le mouvement de division au sein des participants. Les futurs rouleurs de Convergence 84 axent leurs propos sur les notions d’ouverture et de repli communautaire. Cette insistance autour de ce thème qui frise le harcèlement va jusqu’à diviser celles et ceux pour qui l’ouverture est indispensable. Et pour cause, le paradigme en est représenté sous la forme de couples mixtes et des enfants de couples mixtes. Or, pour nous, cette question relevant de choix individuels n’était pas une priorité. C’est sur cette base que s’appuient les détracteurs du mouvement et ceux qui sont quasi accusés de repli communautaire sont ceux qui souhaitent rester concentrés sur les victimes d’exaction de bavures et de crimes racistes, ainsi que sur les politiques migratoires et les mesures sécuritaires mises en œuvre à des fins électoralistes. Les clivages récurrents du repli-ouverture, politique-apolitique, maghrébins-non-maghrébins, les égos démesurés de quelques-uns, les rivalités, les querelles de légitimité, de leadership, les tensions, la crainte de récupération et les conflits de personnes portés de manière virulente, encore une fois par les détracteurs de la Marche et leur projet de “Convergence 84″ qu’ils souhaitent imposer, réduisent à néant toutes les autres réflexions et renvoient la création d’un mouvement à une date hypothétique. » (p.50)
L’accusation de « repli communautaire » des Assises est relayée par les médias ainsi que par le représentant du ministère de Georgina Dufoix présent aux assemblées ce qui amène ceux qui sont ainsi accusés à se justifier dans un communiqué publié dans le n° 88 – 89 de Sans Frontière (reproduit dans Salika Amara, op.cit, pp. 97 – 98) : « Depuis quelques mois, un débat semble secouer la jeunesse issue de l’immigration. Celui-ci se fonde sur deux modalités réactionnelles aux événements sociaux et politiques que nous vivons, modalités exclusives l’une de l’autre (souligné par nous). Le repli sur la communauté maghrébine d’une fraction de cette jeunesse en réponse au repli de la société française et son inverse, l’ouverture à la société par une autre fraction en dépit de ce repli de la société française. Cet antagonisme qui avait vu le jour à l’époque du Collectif de Paris a trouvé sa pleine expression après les premières Assises nationales des jeunes tenues à Lyon en juin dernier. Nous considérons que ce débat n’est pas le nôtre. Il est celui qu’alimentent certains médias et ceux qui ont décidé de mettre en œuvre une action à l’automne dont l’apogée doit se tenir à Paris en décembre, symbolisant ainsi le premier anniversaire de la Marche pour l’Egalité (à noter, nous y reviendrons, que le discours de Farida Belghoul, place de la République, à l’arrivée de “Convergence 84″ douchera sévèrement les partisans de l’esprit d’ouverture, nda). (…) Il n’est pas question pour nous de repli. (…) Nous vivons dans cette société depuis des années ; nous y participons et nous en procédons dans une large mesure. (…) Ce à quoi nous tenons, c’est à notre liberté de nous organiser nous-mêmes, de nous structurer nous-mêmes et de nous donner les moyens de nos actions nous-mêmes. Nous avons du mal à déceler le repli dans cette position qui est minimale et que nous exigeons. Ou alors, est-ce à dire que tous ceux qui ont cette exigence se replient ? » (97−98). Cependant l’accusation de « repli » ne portait pas seulement sur l’attitude vis-à-vis de la « société française », elle portait peut-être avant tout sur le « repli » des associations essentiellement de jeunes maghrébins sur elles-mêmes vis-à-vis des autres « communautés issus de l’immigration ». A la suite des Assises de Lyon, un autre texte du n° de Sans Frontière intitulé la Beur génération est plus explicite à cet égard (reproduit par Salika Amara, op.cit., pp.94 – 95) : « Deux thèses se sont affrontées entre les tenants d’une ouverture totale sur les thèmes issus de la Marche pour l’égalité des droits et contre le racisme et ceux qui demandaient une pause après cette Marche afin de faire le point. (…) C’est une vérité de dire que lorsque l’on parle de l’immigration, on vise les Maghrébins en premier lieu. (…) Bien sûr le débat sur l’égalité des droits et le racisme ne doit pas devenir l’expression d’un groupe mais un mouvement social d’ensemble qui interpelle toute la société française dans toutes ses composantes. Mais dans ce débat global, la communauté maghrébine doit s’exprimer avec ses spécificités, ses aspirations propres et exigences en tant que réel partenaire de cette lutte. (…) Il n’est donc point question de repli comme certains ont tenté de le faire croire mais d’une revendication légitime de l’expression communautaire sur une question qui l’interpelle au premier chef et sur laquelle elle doit se prononcer avant de rechercher toute alliance à partir de bases claires (souligné par nous), associant toute la population sans aucune volonté de rejet. » (94−95).
Mais un autre « repli » est aussi en jeu, celui des associations de terrain vis-à-vis de l’afflux des militants politiques. Dans ce dernier texte, issu du Collectif lyonnais, le devenir du Collectif parisien est également critiqué de façon assez proche des critiques portées par Salika Amara sur son subit gonflement après la Marche : « Lors des deux rencontres à Paris et à Dreux, on a surtout découvert la réalité d’un Collectif Parisien disparate composé essentiellement d’individus militants politiques d’horizon divers. (…) Ce que l’on a découvert lors de ces Assises ce sont surtout les grandes gueules. Des individus en rupture totale ou partielle avec la communauté et qui venaient chercher une légitimité lors de ces Assises : légitimité politique qu’ils n’avaient pu acquérir lors de la Marche, car pour la plupart ils l’avaient ratée. Ces généraux sans troupes comme on les surnommera par la suite au Collectif Rhône-Alpes avaient la fâcheuse tendance à confondre leurs analyses et projets individuels avec ceux des associations. Leurs analyses qui à mon avis étaient des plus simplistes pouvaient être résumées de la façon suivante : il existe un mouvement et donc des troupes, parmi celles-ci il y a un certain nombre de sous-officiers plutôt idiots donc, ce qu’il manque ce sont les officiers et donc les généraux dont ils se réclamaient. N’ayant pu obtenir de ces Assises cette légitimité tant souhaitée, leur unique souci a été durant les trois jours de faire tout capoter en restant persuadés que leur vision était la meilleure et que les autres n’avaient rien compris parce qu’ils n’avaient pas voulu les entendre. Ce que les généraux n’avaient pas saisi, c’est qu’avant d’engager la bataille il fallait rassembler les troupes, leur assurer un encadrement avec la nécessité de préparer le terrain des luttes. Même si le temps joue en notre défaveur, on ne peut faire l’économie de ce travail qui consiste à consolider les bases par un travail quotidien sur le terrain auprès des jeunes et de leurs familles, autour des problèmes qui sont les leurs (école, travail, logement, etc.) » (94−95−96)
Trente ans après d’autres « généraux » prendront la relève : (voir Bouteldja sur la Marche 1983 in Les blancs, les Juifs et nous, p.110, voir plus loin)
Après l’épisode des Assises
- Il ya ceux et surtout celles de l’ANGI (Association de la nouvelle génération immigrée,
née à Aubervilliers en novembre 1981) dont Salika Amara qui comme les Lyonnais « regagnent leur banlieue et continuent le travail local » (51).
- Il y a ceux qui préparent Convergence 84 : la majorité d’entre eux faisaient partie des
détracteurs de la Marche. « Leur objectif premier était “l’ouverture” à savoir mettre en avant la mixité et arriver à Paris avec pour finalité des “baisers entre couples mixtes”. » Le projet suscite peu d’enthousiasme, il s’agit alors « d’aller à la rencontre des jeunes de banlieue », mais, à la suite des conflits durant les Assises, la majorité des associations autonomes locales n’adhère pas du tout au projet. « Les organisateurs parleront alors de mélange racial et culturel abolissant la notion de communautarisme qu’ils “percevaient” dans la Marche et les Assises. (…) Eux-mêmes ne seront pas à l’abri du repli communautaire dont ils se défendaient puisque des débats internes virulents ont lieu entre Portugais et Maghrébins se disputant le leadership de cette convergence.» (52). Finalement, à l’arrivée Farida Belghoul se posera en dissidente à son propre projet et de nombreux autres organisateurs se désolidariseront de son discours de la République.
- Il ya ceux qui s’engagent dans une sorte de « mouvement des droits civiques »
appelant les jeunes à s’inscrire sur les listes électorales et voter.
- Enfin, il y a ceux qui vont participer à SOS Racisme confinant tout le monde exclusivement au quartier et au local. « Les concerts géants et gratuits vont occulter les débats sur l’immigration et voiler les réalités face aux problèmes de ces populations au profit de l’anti-racisme. A savoir le racisme est la cause de tout il faut donc créer un front anti-raciste, anti-Le Pen. Tout le monde s’engouffre dans ce consensus se dédouanant ainsi de ses actes. (…) Tout cela est fait sciemment et au détriment des associations de banlieues qui, recevant de modestes subventions difficilement négociées chaque année, pour leurs activités socio-culturelles sont ainsi progressivement étouffées. La politique de l’apparence devient plus importante que la réalité des quartiers livrés ainsi aux associations issues de l’immigration et à des partenaires nouveaux : les associations cultuelles qui commencent à émerger dans la plus grande discrétion (souligné par nous). » (54−55−56).
Après un premier engagement dans SOS Racisme, Delorme se fait le porte parole des associations contre la manipulation du PS et obtient une rencontre entre Harlem Désir et de nombreuses associations. « Cette réunion ne mènera à rien ; chacun campera sur ses positions et SOS continuera, aidé en cela par le parti socialiste, à broyer un mouvement de jeunes issus de l’immigration, fragile certes, mais qui ne devait surtout pas voir le jour. Les jeunes des cités, laïques dans leur grande majorité, dérangent dans leurs revendications d’égalité de traitement et dans leurs velléités d’autonomie politique. (…) Peu de temps après, pour nous faire taire et impliquer les “Beurs”, “France Plus” (surnommée dans le milieu “Algérie moins”) mené par Arezki Dahmani voit le jour en juin 1985. »
« La France pouvait-elle accepter que des enfants de la République, laïques, d’origine arabe, issus de parents des anciennes colonies soient sur le terrain de la politique de manière autonome ? On ira jusqu’à préférer subventionner les associations cultuelles qui émergent et intègrent la vie associative au détriment d’associations laïques, mais dans la revendication, les mettant ainsi en opposition. (…) Que l’on continue nos activités socio-culturelles oui, intégrer le champ politique non, sauf à intégrer leur rang. (…) Les centaines d’associations créées après la Marche » ne pourront pas résister à la déferlante (de SOS racisme, nda) ». (57−58)
« La France pouvait-elle accepter … ? », c’est une vraie question. Telle qu’elle est ici posée, la seule réponse possible est négative et c’est vrai. Mais pourquoi « la France ne pouvait accepter » ? On ne peut réduire l’explication à la simple présence du Parti Socialiste au pouvoir. Il faut bien sûr aller au-delà de la simple manipulation qui est évidente mais n’explique rien. Il y a les contradictions et les limites (le piège de la citoyenne paradoxale, Joan Scott) de cette « affirmation autonome » (égalité, droits, différence, mélange, intégration, culture, coupure de fait malgré toutes les déclarations avec la génération des pères travailleurs immigrés, coupure qui n’est pas qu’un grand phénomène social, mais se vit à l’intérieur des familles) sur lesquelles s’articulent SOS Racisme, il y a le blocage à l’œuvre et la « culturalisation », mais tout cela n’est pas totalement satisfaisant. L’appartenance de fait à la « société française » devient un jeu où l’on perd à tous les coups (voir les commentaires sur « l’intégration » dans notes sur Tévanian et Guillaumin). Pourquoi : « La gauche de l’époque ne souhaitait en aucun cas promouvoir cette jeunesse laïque issue de parents colonisés revendiquant sa place pleine et entière dans la société française sauf à intégrer leur rang » ?
Salika Amara refuse de faire de la Marche un élément fondateur comme s’il n’y avait pas eu de luttes auparavant et pour s’opposer à la coupure avec la génération précédente, Cependant, elle est obligée de reconnaitre que : « Pour autant, il est vrai cependant que cette Marche de 1983 a rendu visible d’une autre manière les jeunes issus de l’immigration. » (60).
Le mot « Beur » réduisait le mouvement de cette jeunesse française réclamant l’égalité à une communauté. Il faudrait voir comment la revendication d’égalité appelle l’intégration comme sa limite et sa réponse.
« Ce mot, qui hors de son contexte local banlieue parisienne, devenait alors chargé d’ambiguïté en annonçant une nouvelle fracture. Synonyme de gens “comme il faut” avec la “crème des beurs” représentée essentiellement par les artistes, les écrivains et certains sportifs prometteurs (…) Pour autant un autre clivage persistait et qui bien des années après, s’aggravera de manière dramatique et irrationnelle à l’initiative de l’Association “Ni Putes ni Soumises” qui place les filles au centre de l’actualité dans des conditions ostensiblement manipulatoire. Petit sœur de SOS, elle naît en février 2003 après un dramatique événement (…) Ce clivage, en 1983, mettait en opposition les filles plus brillantes, plus cultivées, plus dynamiques, plus combatives, plus méritantes, plus scolarisées, féministes, luttant pour leurs droits et leaders d’associations, de mouvements et les garçons dont le seul mode relationnel ne pouvait être que pulsionnel, expliquant ainsi l’échec scolaire, la mauvaise insertion socio-professionnelle et la violence. Ces lignes de clivage recouvrant garçons-filles, beurs-jeunes défavorisés ont dès lors transformé la “Marche pour l’égalité des droits et contre le racisme” en une marche des “Beurs” scotomisant de fait la revendication d’égalité des droits et de lutte contre le racisme qui trop souvent tue. » (61). S’appuyant sur tout ce discours méritocratique, dans ses propos lors de l’arrivée de la Marche, Georgina Dufoix enfonce le clou en reconnaissant aux Marcheurs « la volonté d’être des nôtres pour ceux qui veulent se fondre et dès lors que nos lois sont respectées » (Libération, 3 décembre 1983)
Cette Marche : c’est la fin de l’anonymat ; l’affirmation d’une citoyenneté à part entière et du j’y suis, j’y reste ; l’éclatement du mythe du retour.
« Le large consensus autour de la Marche de la part des acteurs de la vie politique et sociale (…) autour de l’idée que le racisme ne pouvaient relever que de comportements humains individuels épargnait ainsi les structures institutionnelles, sociales, administratives et politiques. De fait, on ne touchait pas au racisme d’Etat. » (62). « Le racisme et l’antiracisme se sont vus amputés de leur spécificité lorsqu’on les a dilués dans le terme “discrimination”. (…) En vogue actuellement, les notions de diversité et de minorités visibles loin de faire une place entière renvoient à nos origines ethniques… » (67−68).
« La prégnance du fait religieux en tant que source refuge et modalité identificatoire pour nombre de jeunes. Le sentiment d’exclusion est tel quelque fois que le repli sur soi, la religion – à voir comme une mutation identitaire – comble le vide de l’isolement dans lequel on les installe. » (69).
C’est un peu bref et surtout négatif (comblement d’un vide) comme explication. Mais la liaison entre « l’échec » des Marches et l’apparition des organisations religieuses ne peut être fortuite.
Avant les documents joints au livre, Salika Amara conclut ainsi son texte : « Aujourd’hui l’engagement politique devient une nécessité. Le PIR (Parti des Indigènes de la République), Emergence, l’ont compris et d’autres posent les jalons comme le FCP (Force citoyenne Populaire) où l’on retrouve quelques personnes issus du Collectif parisien ou du FUIQP (Front Uni des Immigrations et des quartiers populaires) nés tous deux après le quatrième forum social des quartiers à St Denis et des troisièmes rencontre nationales des luttes de l’immigration qui ont eu lieu à Créteil en novembre 2011. » (71−72)
Enfin, très utile, la typologie (pp.99 – 100-101) des différents courants associatifs présents aux Assises réalisée par Delorme pour le n°1 de Les Cahiers de la nouvelle génération (ANGI). Typologie à laquelle Salika Amara fait plusieurs fois référence dans son texte. Il ressort de cette typologie que Sans Frontière et l’Angi (Salika Amara) appartiennent à « un courant qui voudrait rassembler tous les Maghrébins de France de toutes origines dans un espace communautaire susceptible de faire poids dans la société française. Ce courant défend l’idée d’intégration sans reniement des particularismes culturels. »(99)
Originalité du Collectif des jeunes de Paris-Banlieue
C’est ce Collectif qui assure et organise l’arrivée à Paris (dont Salika Amara)
Contre la négation du fond politique de la gestion des banlieues, ce Collectif assume, contrairement aux autres organisations soutenant la Marche, une démarche explicitement politique de dénonciation du racisme institutionnel (p.28). « Nous nous voulions complètement autonomes des autres institutions, organisations et associations qui avaient œuvré également à la réussite de la manifestation finale. » (p.31)
« Beur devient la tendance du moment, terme bien pratique pour tous pour désigner un Arabe souvent Jeune et Français, sans que cela soit péjoratif ou ne porte préjudice. Un déplacement sémantique effaçant par là même “la seconde génération” et nous opposant de ce fait aux travailleurs immigrés que sont nos parents. » (p.33)
« Notre propre démarche : populariser la Marche dans les banlieues en insistant sur les violences et bavures policières qui touchent principalement les jeunes Arabes, remettre en cause l’intégration à la française … » (p.43). « Rappelons que cette marche ne bouscule en rien les valeurs de la République. Ne touchant apparemment que le sociétal, elle ne peut qu’avoir l’assentiment de tous y compris l’Elysée. » (46)
Incise sur la « bascule »
Cependant est-ce que la Marche n’était pas en elle-même l’expression d’une rupture et d’une opposition d’avec les « travailleurs immigrés » ? Dans la même page, évoquant les réflexions du Collectif le lendemain même de l’arrivée de la Marche, Salika Amara écrit : « On venait de finaliser notre objectif et l’on se promettait de continuer le combat tout en sachant inconsciemment qu’il serait très difficile d’égaler cet événement à marquer d’une pierre qui demeure encore aujourd’hui dans la mémoire collective balayant, tel un tsunami, toutes les autres luttes de l’immigration (souligné par nous). » (p.33).
La Marche marque un changement de nature de ces luttes qui seulement dans ce début des années 1980 deviennent « luttes de l’immigration ». L’appellation « beur », avec son côté culturel bienveillant inoffensif et paternaliste, qui vient immédiatement coller à la Marche en gomme tous les aspects politiques et sociaux (quelles que soient les intentions de la majorité de ses organisateurs), mais comme toute « récupération » elle exprime une réalité qu’elle redéfinit et apprivoise la rendant domesticable. Alors que c’était le travail qui, avant tout, donnait à l’immigré son identité et qui le constituait à la fois comme ouvrier et différent de la « classe ouvrière officielle », le dépassement de cette tension s’est trouvé boqué dans la crise des années 1970, la restructuration des procès de production et des rapports généraux d’exploitation de la force de travail. Aujourd’hui, alors que l’appartenance à la nation, à la citoyenneté française existent de fait, avec ce blocage les caractéristiques culturelles et historiques deviennent indélébiles, l’appartenance de fait devient un jeu où l’on perd à tous les coups. Elle est enfermée entre la lutte pour l’égalité et l’injonction permanente à l’intégration que l’injonction même rend en permanence impossible en désignant toujours celui qui doit s’y soumettre comme « autre ». La lutte même pour l’égalité avalise l’injonction, c’est la contradiction et l’impasse dans lesquelles se trouvera prisonnière Convergence 84 jusque dans ses affrontements internes finaux.
Le récit que fait Salika Amara de la rencontre avec les ouvriers en grève de Talbot-Poissy, un mois et demi après l’arrivée de la Marche, est révélateur de la transformation en cours.
« Ce qui nous sauve encore (des réunions du Collectif qui n’aboutissent à rien, des conflits d’intérêts et de leadership entre individus et organisations présentes dans le collectif, de l’activisme sans perspective, etc., nda) c’est l’action concrète, en l’occurrence le conflit de l’usine Talbot-Poissy où des OS ouvriers spécialisés maghrébins font une grève en appelant à la défense de leur dignité et du droit à la vie de leur communauté. Cet affrontement n’est pas seulement un conflit de travail ; de nombreux licenciements sont en vue et ils sont les premiers touchés ; c’est aussi un conflit racial. En effet, pour les déloger, on fait appel aux CRS qui, lorsqu’ils investissent les lieux, sont applaudis par les non-grévistes et surtout insultent les grévistes lors de leur évacuation avec des expressions telles “au four les Arabes, à la Seine les ratons, les noirs, Vive Le Pen …”. Encore une fois c’est la consternation pour tout le monde. En effet, c’est retransmis par les médias. Dans ce conflit d’ordre social, le racisme reprenait du poil de la bête et ce, un mois seulement après la Marche. Nous décidons alors de nous re-manifester et faisons appel à tous ceux qui avaient soutenu la Marche notamment les ex-Marcheurs qui acceptent d’emblée de nous rejoindre aux côtés des ouvriers arabes et du Collectif. (…) Un petit meeting a d’abord lieu avec eux avant la manifestation où nous serons à peine deux mille cinq cents le 14 janvier 1984, alors que quarante cinq jours avant nous étions cent mille. Nombreux sont ceux qui nous en dissuadent, notamment les milieux politiques où ce geste symbolique d’union entre des “vieux immigrés” et des “jeunes issus de l’immigration” est très mal perçu. Pour le gouvernement, “les revendications des travailleurs de chez Talbot ne font pas partie des réalités françaises”. (…) Comment comprendre ce nouveau message à savoir que les travailleurs immigrés sont soutenus par leurs enfants ? Par cet acte on signifie notre refus de jouer la division entre travailleurs immigrés “à jeter” et leurs enfants “à intégrer” au sein de la République. C’est un point de rupture et l’on comprend dès lors, que sur le terrain de la lutte concrète, il n’y avait plus grand monde. L’euphorie de la Marche est bien loin derrière nous. L’on différencie déjà le bon grain de l’ivraie ; le bon “Beur” du mauvais “Arabe”, deux termes connotés, en opposition. (…) Mme Georgina Dufoix vivra cet épisode comme une trahison des Marcheurs. Fallait-il pour trouver grâce à ses yeux éliminer toutes traces de sa filiation, de ses racines ? » (pp. 48 – 49)
« Une grève en appelant à la défense de leur dignité et du droit à la vie de leur communauté (…) C’est aussi un conflit racial » : c’est une lecture un peu biaisée par les perspectives organisationnelle propres de l’auteure et qui sollicite beaucoup les revendications des ouvriers, sollicitation en elle-même symptomatique de la coupure que l’on voudrait conjurer. Le Collectif et les Marcheurs ne comprennent pas que leur « bon accueil » 45 jours auparavant impliquait et supposait le rejet des « ouvriers arabes » et que la Marche dans son existence même était l’acte de cette coupure. Le racisme ne « reprend pas du poil de la bête », il se transforme, se remodule. Il y a une redéfinition de l’Arabe répondant à deux déterminations : il est là « dans le paysage français », il en fait définitivement partie mais ce n’est plus le travail qui le définit fonctionnellement comme étranger. C’est alors la mécanique inexorable de l’injonction à l’intégration que les associations et activités culturelles combattent et (en tant que telles) légitiment à la fois qui se met en place avec la reconnaissance des associations, l’octroi de subventions, les activités de « supplétifs de l’action sociale » et corollairement … l’omniprésence de la police. Même si les causes (crise et restructuration de la mobilisation et de la reproduction de la force de travail) de la transformation (passage de la segmentation de la force de travail à l’essentialisation culturelle) se situent en dehors de la Marche et des associations qu’elle a suscitées, cette transformation s’effectue à travers la médiation de ces formes de représentation que sont la Marche et les associations qui y furent favorables ou non. C’est dans les caractéristiques de ces formes de représentation que la transformation apparaît. Les causes économiques n’expliquent pas tout et sont loin de suffire à rendre compte de la transformation qui s’opère alors. Ces causes s’exercent sur une segmentation raciale produite par la conjonction de toutes sortes de catégories du mode de production capitaliste, sans cet « intermédiaire », il serait impossible d’expliquer pourquoi ce sont les travailleurs arabes, leurs familles et leurs enfants qui se sont trouvés coupés des possibilités d’emplois y compris dans le renouvellement de celles-ci. C’est parce que ces causes s’exercent sur ce matériau que l’essentialisation culturelle peut prendre forme et devenir le terrain de luttes, déjà miné, de nouveaux types d’actions et de nouvelles associations. Ce sont les déterminations imposées par ce terrain miné qui se réfractent dans les affrontements lors des Assises de Lyon puis de St Etienne qui suivent la Marche : le local et le politique ; être un lobby ou « construire l’autonomie » ; la définition des identités (immigrés en général / maghrébins / berbères …) ; la relation au mouvement ouvrier « national » ; l’identité musulmane.
L’incubation de la bascule
« C’est aussi à partir des années 1970 que plusieurs initiatives de groupes complètement autonomes (même des pays d’origine) et informels prennent place, contestent, dénoncent, manifestent, font des grèves de la faim, revendiquent leur place dans le paysage français (souligné par nous) et vont continuer, eu égard aux anciens, ce qui va représenter les luttes de l’immigration que l’on retrouve souvent solidement ancrées en région parisienne et Rhône-Alpes.
« Pour exemples, les Comités Palestine et le MTA (Mouvement des travailleurs arabes) qui couvrent aussi les régions ; Zaâma de banlieue à Lyon, les troupes de théâtre dont El Assifa et La Kahina composée à majorité de femmes tournent dans toute le France pendant une dizaine d’années avec deux spectacles, Ibn Khaldoum de même, le Bendir déchiré, Week-end à Nanterre ; Rock against police, … Ces groupes à majorité culturelle sont dans l’engagement politique avec une assise plus locale que nationale. (…) Des tentatives de coordination, d’actions collectives ont été menées, notamment par le biais de cinq festivals de la culture populaire immigrée à Barbès, aux Bouffes du Nord … ainsi que des mobilisations autour du logement, des sans-papiers, des expulsions (1973, 1977, 1979, 1981) des grèves de la faim (1973, 1981), du mouvement Sonacotra (1975−1979) et de sa longue grève des loyers … Mais toutes ces actions n’ont pu fédérer à long terme. Cependant des interpénétrations existent d’un groupe à l’autre. Et, c’est sur cette base que se crée en 1979, le journal Sans Frontière regroupant de “vrais” immigrés venus du Maghreb avec un bagage universitaire pour la plupart, des travailleurs et des jeunes issus de l’immigration provenant des banlieues. » (36)
Le texte souligne que durant cette période les luttes de pouvoir ne sont pas perceptibles, les subventions ne viennent pas polluer l’atmosphère puisque les associations d’étrangers n’existent pas juridiquement et les pouvoirs publics ne sont pas à la recherche d’une représentativité de l’immigration. « Et le 10 mai, c’est avec joie que nous accueillons la Gauche au pouvoir. (…) Le gouvernement accorde le droit d’Association et tout ce qui permet la pérennité d’une association à savoir les subventions. (…) Le mouvement associatif qui se met lentement en place avec ses différentes composantes et ses objectifs très diversifiés va devenir un des premiers pas vers l’insertion des jeunes issus de l’immigration. Mais le revers de la médaille consiste en ce qu’il va être prisonnier des premières réformes et des financements ne permettant plus la radicalisation de son discours. De plus, il n’a pas de véritable statut de partenaire et pallie plus à des manques (exemples : soutien scolaire, alphabétisation …) devant intégrer des programmes pour continuer à obtenir des subsides. En quelque sorte, connaissant mieux ces populations, ce sont presque “des supplétifs” de l’Etat et si ces associations dérogent à ce programme, on leur coupe les vivres. (…) Notre droit de vivre en France ne se discutait plus (souligné par nous) et il devenait nécessaire de l’affirmer haut et fort face au climat raciste ambiant. Le projet de Marche, symbolisant le réveil des consciences, vient donc à point nommé pour lancer une nouvelle dynamique et rendre espoir à toute une génération désespérée. Pour ce faire, la création d’un Collectif parisien regroupant les associations issues de l’immigration existantes s’impose à nous. » (37−38).
Le socle de ce Collectif est constitué de trois structures (ce sont les dates de création qui sont intéressantes) :
- Le journal Sans Frontière né à Paris 18ème en 1979.
- L’ANGI (Association de la nouvelle génération immigrée) née à Aubervilliers en novembre 1981.
- Radio Beur née également à Aubervilliers fin novembre 1981.
(voir plus haut pour les trois actions qui ont maintenu en vie ce Collectif après la Marche)